France. Amazon: «C’est quoi le mieux, un intérimaire vivant ou un mort?»

Par Gurvan Kristanadjaja

Amazon va fermer, pour au moins quelques jours. C’est une décision inédite en France, elle fait suite à la décision rendue mardi 14 avril 2020 par le tribunal de Nanterre. Après le dépôt d’une plainte par l’Union syndicale Solidaires pour «mise en danger de la vie d’autrui», la firme doit mettre en œuvre, dans ses dépôts, une «évaluation» des risques encourus par ses employé·e·s, en concertation avec les partenaires sociaux. Pour ce faire, elle a tout simplement annoncé qu’elle cessait son activité, au moins jusqu’au 20 avril.

Cette décision, prise plus d’un mois après le début du confinement, vient souligner encore davantage ce que révèle la crise: partout où elle est implantée, Amazon est une machine à vendre lancée à pleine vitesse, qu’il est difficile de freiner. Ces dernières semaines, on a dénombré pas moins de cinq mises en demeure de la Direccte (Direction des entreprises et du travail à Bercy) dans différents dépôts, deux plaintes de syndicats (Solidaires et la CGT) et plusieurs appels à la grève, notamment de la CFDT. Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, y est aussi allé de son coup de gueule, mi-mars, dénonçant publiquement les pressions «inacceptables» que la firme faisait peser sur les salarié·e·s en droit de retrait. Mais pour les organisations syndicales, il a fallu attendre une décision de justice pour faire entendre raison, sous la contrainte.

Le confinement n’a pas là fragilisé Amazon, tout au contraire, son modèle semble fait pour y survivre. Voilà des années que la firme s’échine à convaincre ses utilisateurs qu’elle leur facilite la vie au quotidien. En temps normal, on peut acheter sur le site tout et n’importe quoi à un prix imbattable et le recevoir dans sa boîte aux lettres en vingt-quatre heures, mais Amazon n’est alors qu’une option (déjà puissante) face aux petits commerçants ou aux grandes surfaces. En période de confinement, rien ne change: on peut y acheter de la colle, des crayons-feutres, des ordinateurs, du terreau, du vernis à ongles… Et dans ce contexte, quand consommer est pour certains le moyen de conserver un lien avec la vie d’avant, Amazon est la seule solution de replis.

Salariés mal protégés

Par ses mots, mi-mars, le président de la République a pourtant été clair. Les cafés, bars, brasseries, les magasins et les usines ont dû fermer, pour ne conserver que les commerces d’alimentation et les pharmacies; ce qu’il a appelé «revenir à l’essentiel». Si l’on s’en tient strictement à ces propos, le cas Amazon est une bizarrerie. Permettre à la multinationale de continuer à exercer, c’est lui conférer un régime d’exception. Dans les entrepôts du leader du commerce en ligne, très peu de produits médicaux ou de première nécessité et pas d’alimentaire.

C’est sur cette ambiguïté que s’appuient les syndicats pour mener leurs actions, et considèrent de surcroît que l’entreprise ne protège pas correctement ses salarié·e·s. Depuis le début du confinement, des employés se sont plaints d’être exposés quotidiennement à des risques. Caroline (1), une intérimaire de la firme, a par exemple été diagnostiquée Covid-19 par son médecin il y a quinze jours. Pourtant, lorsqu’elle est arrivée avec un masque mi-mars avant d’être malade, ses chefs lui ont demandé de le retirer parce que «ça fait peur», rapporte-t-elle. Dans les rangs, pas de distances de sécurité, ni de gel hydroalcoolique pendant de longues semaines. Impossible pour elle de savoir si elle a contracté le virus dans son dépôt, mais la jeune femme a tout de même prévenu sa direction. Certains de ses collègues, avec qui elle est restée en contact, lui ont tout de même affirmé qu’ils n’avaient pas été mis en quatorzaine et qu’ils continuaient d’exercer.

«Boîte à virus»

Même constat pour Frédéric (1), lui aussi intérimaire chez Amazon en Ile-de-France. Début mars, on lui propose une mission, pour «remplacer les salariés en droit de retrait ou en arrêt maladie». Trois semaines plus tard, il présente tous les symptômes du nouveau coronavirus et pointe du doigt l’entreprise. «Où est-ce que j’aurais pu l’attraper? Je ne sors pas, je vis seul, j’ai personne autour de moi, à part au boulot ou dans le RER», explique-t-il. Sur des photos qu’il a prises fin mars, on voit des salariés agglutinés dans de longues files d’attente. «Amazon, c’est une boîte à virus, on est tous collés constamment», commente-t-il.

Mais le plus difficile, selon ceux qui travaillent quotidiennement dans les différents dépôts, c’est de gérer la rumeur. Depuis le début du confinement, la firme ne communique pas sur les cas de coronavirus. Dans les dépôts, de nouvelles têtes apparaissent tous les jours pour remplacer ceux qui se sont arrêtés. «On est comme des pions, on nous prend, quand on est malade on nous jette et on reprend un autre», estime Coralie (1), une autre intérimaire. Résultat, impossible pour les salarié·e·s de savoir réellement quel collègue a contracté le virus ou non. «Ça va très vite, c’est la psychose. Quand on s’arrête à un stand pour discuter, selon ceux avec qui on discute, tous les jours il y a un nouveau mort», avance Frédéric. En réalité, selon Laurent Degousée du syndicat SUD commerce, on compte aujourd’hui une dizaine de malades dans les différents dépôts et un cas sévère en réanimation.

C’est dans ce contexte tendu au sein de l’entreprise que, vendredi dernier, le tribunal judiciaire de Nanterre a ouvert exceptionnellement pour traiter la plainte du syndicat Solidaires en urgence. Dans la salle d’audience, l’arrivée de la greffière avec masque et gants rappelait s’il le fallait que le contexte était exceptionnel. Sous les questions des juges, l’avocate de la multinationale MCécile Fourcade et la directrice des relations sociales, Imane Fennouri, ont assuré que des mesures importantes avaient été prises pour garantir la sécurité des employés. «Je ne dis pas que tout a été parfait, que le gel hydroalcoolique a toujours été là mais il est là aujourd’hui. On a aussi mis en place des labyrinthes et des tracés au sol pour éviter que les employés ne se croisent», s’est défendue Imane Fennouri. «Ces décisions ont été prises un peu tard», a-t-on relevé de Solidaires. Les employés ne disposent en effet de masques que depuis le 3 avril et les contrôles de températures systématiques ont été généralisés le 5 avril.

«Safety angels» et délation

Pour prouver sa bonne volonté, Amazon s’appuie sur une autre mesure forte : la nomination d’employés dont la tâche quotidienne est de veiller au bon respect des consignes de sécurité. «On a mis 350 salariés, des safety angels, sur nos sites pour s’assurer que les mesures sont connues. Pour la plupart ce sont des salariés volontaires et il y a quelques intérimaires», a détaillé la directrice des relations sociales. Selon les témoignages de salariés embauchés et selon les annonces de recrutement que nous avons pu consulter, les safety angels sont en réalité en grande partie de nouveaux intérimaires embauchés spécialement pour cette mission.

Vendredi dernier, dans une annonce d’une agence intérimaire, la société recrutait notamment 72 personnes à Lauwin-Planque, dans le Nord, et 30 à Vélizy-Villacoublay (Yvelines) à ce poste. Un point important puisque l’arrivée sur les sites de nouvelles personnes fait craindre un nouveau risque de contamination venant de l’extérieur. Mais pour la juge du tribunal de Nanterre, c’est aussi leur rôle qui pose question. «Y aura-t-il des sanctions?» a-t-elle interrogé. «Non, mais s’il y a irrespect manifeste, oui il y aura des sanctions», a répondu la directrice des relations sociales de l’entreprise. Ce que suggère également une affiche collée dans les toilettes d’un des dépôts du nord de la France depuis quelques jours. On peut notamment y lire: «Le non-respect délibéré ou répété des règles de distanciation sociale […] sont susceptibles d’entraîner des mesures disciplinaires.» «Ça va se transformer en délation, tout simplement. Et les intérimaires sont là uniquement pour faire la police», commente-t-on dans les syndicats.

Pétition pour la reprise

Dans les dépôts, la décision du tribunal de Nanterre n’a pas toujours été bien accueillie par les salariés. A Lauwin-Planque, au milieu de la nuit, les salariés ont appris qu’ils ne travaillaient plus jusqu’à nouvel ordre. «Ça a été tendu. Les syndicats sont clairement pointés du doigt», assure Sandra (1) embauchée au dépôt depuis plusieurs années. Pour elle, l’activité d’Amazon profite aussi aux salarié·e·s en plein confinement car «cela permet d’avoir une vie sociale» et «tout le monde fait des heures sup et est content d’en profiter». Et la décision de fermer les entrepôts exposerait surtout les intérimaires dont le contrat se termine bientôt. Avec d’autres collègues, elle a mis en ligne une pétition pour demander la reprise des activités d’Amazon. «C’est quoi le mieux un intérimaire vivant ou un mort? La somme des intérêts particuliers ne fait pas l’intérêt général. Moi je défends l’intérêt général. Je sais que les temps sont durs, mais personne ne va mourir de faim, alors que du virus, oui», a défendu sèchement Laurent Degoussée de SUD commerce.

D’autres salariés et intérimaires se sont eux dits «rassurés» par cette décision. «Je me demande même comment elle n’a pas pu ne pas être prise avant ça», s’interroge par exemple Yann (1), en intérim à Boves dans la Somme. Selon lui, malgré toutes les mesures prises par Amazon, «rien ne change, c’est la débandade complète». Le jugement ne vient que confirmer ce qu’il craignait, et en cas de reprise, elle se ferait sans lui. «On ne met pas des vies en danger, surtout pour un smic», assure le jeune homme.

Appel

Pour l’heure, impossible d’affirmer avec certitude qu’Amazon reprendra ses activités après le 20 avril. Dans un communiqué, ce mercredi, l’entreprise a laissé planer le doute : «Nous étudions les conséquences de cette décision et les options disponibles, et nous pensons faire appel. Cependant, notre interprétation suggère que nous pourrions être contraints de suspendre l’activité de nos centres de distribution en France.»

La multinationale américaine semble aujourd’hui payer son manque de coopération. Sous la pression des organisations syndicales et du gouvernement à la fin mars, elle avait assuré que seuls les produits «essentiels» seraient désormais livrés. Une fake news, a répondu l’association les Amis de la Terre. Pour le vérifier, nous avons nous-même commandé jeudi dernier un produit jugé non essentiel à notre survie: une boîte de crayons-feutres. La livraison devait être assurée une semaine plus tard, elle a finalement été réalisée en deux jours.

Lors de l’audience, Amazon s’en est défendue en assurant qu’il leur était nécessaire d’épuiser les stocks de produits non essentiels avant de prioriser l’acheminement. Un argument qui n’a visiblement pas convaincu les juges. Et du côté des syndicats, «on continue de dire que sauf à habiller les salariés en cosmonaute, la promiscuité pose problème chez Amazon». (Article publié dans le quotidien Libération, en date du 16 avril 2020)

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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