Etat espagnol. L’immolation de Podemos ou ses primaires

Par Emmanuel Rodríguez

Le 26 juin passé, Pablo Iglesias déclarait: «C’est le début de la course vers les élections générales [novembre 2015], étant entendu que nous ne pouvons la faire seuls. […] Podemos est un instrument qui est né pour se présenter aux générales, mais il doit rencontrer des acteurs de la société civile et continuer à œuvrer à un genre de relation et d’accessibilité avec les personnes très spéciales.» Et il tranchait: «Le mieux que nous puissions faire est d’ouvrir les portes. Ouvrir les portes et qu’elles entrent.» 

Il y a quelque chose en Podemos qui se répète depuis son lancement et qui semble désormais être sa marque de fabrique. Nous voulons parler de la contradiction entre, d’une part, la rhétorique d’ouverture et de démocratie radicale avec, d’autre part, la consolidation d’une organisation toujours plus hiérarchique et détachée de sa propre base. Le problème est qu’entre le souhait d’être «l’instrument des gens» et le jacobinisme [1] rigidement centralisé de Podemos existe le même rapport qu’entre le moelleux du pain et la masse du maillet, c’est-à-dire: aucun.

Aujourd’hui même circulaient les détails du règlement décidé pour les primaires par lesquelles Podemos souhaite choisir ses équipes pour concourir aux élections générales. Il s’agit de trois primaires: une pour la tête de liste, une autre pour le Congrès et une troisième pour le Sénat. Cependant, si l’objectif souhaité était de faciliter «l’ouverture de portes» que réclamait Pablo Iglesias – ce qui semble être la seule possibilité pour dépasser les résultats, plutôt médiocres [entre 7 et 20% selon les Communautés], des autonomes [du 24 mai] – il était nécessaire d’ajuster le tir sur au moins trois points: la méthode de sélection, la circonscription et le cens [ceux habilités à voter]. En ces trois domaines, néanmoins, Podemos s’est incliné, une fois de plus, en faveur de la décision la plus conservatrice, c’est-à-dire: pour celle qui garanti un contrôle plus important de l’appareil central et une conception de «confluence» par le biais d’accords établis par en haut, précisément ce que l’on disait rejeter de manière explicite.

Commençons par la méthode de sélection. Au-delà de la tête de liste qui est traitée séparément, on insiste sur la formule employée lors des primaires précédentes pour les conseils des communautés autonomes et locaux [les «exécutifs» de la formation], ainsi que pour les candidatures des élections autonomes. On se fixe l’objectif de présenter une liste, non bloquée, mais complète, en accord avec une méthode de «vote d’approbation», par lequel nous avons la possibilité d’émettre un seul vote en faveur de candidats que figureraient sur des listes distinctes, par exemple, jusqu’à 350 (ni plus ni moins) pour le Congrès des députés et 3 pour la Communauté de Madrid, déjà que le vote pour le Sénat s’effectue par Communauté autonome.

Le problème de cette méthode, connue sous le nom de «lista plancha,» est que malgré le fait qu’il puisse y avoir une minorité d’électeurs qui combinent le vote en direction de différentes listes ou d’indépendants, la plus grande partie des électeurs vote par confiance une seule liste. Ainsi, par exemple, entre deux listes, l’une recueillant 45% des votes et une autre 35%, le résultat peut être le suivant: tous les candidats élus proviennent de la première. Ainsi qu’il a été répété en de multiples occasions, cette méthode ne garantit pas la plus petite dose de pluralité, une chose que nous trouverions inadmissible s’il s’agissait de l’élection de députés. Il suffit de donner l’exemple des dernières élections dans la ville de Madrid où le PP avec une majorité simple de 34% remporterait 100% des représentants, aucun pour Ahora Madrid [qui se trouve à la tête de la municipalité, le vote de soutien des conseillers du PSOE ayant permis d’obtenir une majorité].

Par conséquent, quel est l’avantage des «listas planchas»? Ne nous y trompons pas: cette méthode possède des avantages certains dès lors qu’il s’agit d’organiser des équipes «cohérentes» (nous devrions dire homogènes ou reposant sur des accords) pour la direction de Podemos. Les listas planchas facilitent que, pour le plus grand nombre de cas, la liste proposée par la direction soit celle qui est élue à l’exclusion d’autres listes et d’indépendants. Les accords avec d’autres «acteurs sociaux» dépendent ainsi du caprice du sommet du parti: matière à traiter par les bureaux et accords derrière des portes closes. En définitive, avec les listas planchas s’applique un principe démocratique si fragile que l’on peut douter qu’il le soit. Toute pluralité et représentation des minorités est abolie.

La voie suivie par Podemos pour ce qui a trait aux circonscriptions électorales est encore pire. Alors que pour les élections générales la circonscription est celle de la province [l’Etat espagnol en compte 50, plus les deux villes de Ceuta et Melilla], les primaires de Podemos ont comme circonscription la Communauté autonome pour le Sénat (souvenez-vous qu’il s’agit de la chambre qui n’a pas d’importance) et unique pour le Congrès: pour tout l’Etat on dispose de 350 votes! Cela signifie que, si quelqu’un souhaite élire son candidat, par exemple pour Malaga, il devrait le faire sur une liste pour toute l’Espagne. A quoi aboutit-on avec cela? Naturellement, des primaires extrêmement contrôles avec lesquelles les premiers 20 ou 30 postes de la liste auront un siège assuré indépendamment de la province dans laquelle ils se présenteront. De fait, le système est si brutal et partial qu’il a été annoncé que l’on pourrait réserver quelques postes «territoriaux» pour les Mareas, Compromís (coalition de la communauté valencienne) ou d’autres, dans le cas où les accords continuent à être valides [il s’agit de deux coalitions qui ont remporté un nombre appréciable de voix, respectivement aux municipales à La Corogne, en Galicie (10 sièges sur 27) et au parlement de la Communauté valencienne (19 sièges sur 99, qui a formé, le 26 juin, un gouvernement de coalition avec le PSOE)].

Cependant, en terme d’énergie et de mobilisations nécessaires pour gagner les élections, cette méthode reposant sur une circonscription unique ne peut recevoir qu’un seul verdict: un gaspillage énorme et gratuit. Avec ces listes de 350, dans le plus grand nombre de provinces on élira un représentant n’ayant aucune implantation dans le territoire. Résultat: une désaffection ou l’indifférence de la part du tissu social que pourrait réaliser la campagne.

Sur cet aspect Podemos a démontré, une fois de plus, une sensibilité très limitée de la dimension territoriale – quasi fédérale – de la constituency de l’Etat espagnol. Lors d’élections générales, il est possible de miser avec plus d’assurance que lors d’élections autonomes ou locales sur le leadership de Pablo Iglesias ou d’autres, mais sans candidats locaux directement reconnaissables on perdra autant de votes que de militance active dans la campagne.

Enfin, le cens [les personnes considérées comme «membres», habilitées à voter]. Podemos recense actuellement 374’409 citoyens sur son site. Il importe de signaler qu’une quelconque comparaison avec la militance traditionnelle dans un parti (quotas, participation, etc.) relève de la pure fantaisie. Mais ce nombre est aussi incomparable à une population qui compte environ 46 millions de personnes. Le cens se débat ainsi dans un no man’s land, un caractère indéfini, qui démontre en même temps qu’il n’y a pas de volonté de construire une organisation, ni même de mécanismes de démocratie effective suffisants, qui exigent toujours des engagements minimums allant au-delà du vote par internet. 

Jusqu’ici, toutefois, et ainsi que cela a été constaté particulièrement à Vistalegre [assemblée fondatrice de Podemos, à Madrid en octobre 2014, où furent adoptés différents «principes organisationnels»], ce cens immense a permis que les «élections internes» de Podemos fonctionnent comme un mécanisme plébiscitaire des options de la direction. Et cela simplement parce que plus éloigné de la vie et des débats internes de l’organisation l’on se trouve (et c’est le cas de la majorité dudit cens), moins informé et le vote est plus «délégationniste». Paradoxalement, avec ce cens il est difficile que d’autres acteurs aient confiance, pour ne pas parler de l’intérêt, de participer aux primaires. Le résultat peut être une participation basse, ou très basse, ainsi que cela s’est produit lors des dernières élections internes. A nouveau, le danger manifeste est celui du désintérêt. 

Une alternative possible

En dépit du fait que ce système a déjà fait la démonstration de défauts et de problèmes difficiles à débattre, l’alternative à ce modèle de primaires était relativement simple:

Un système de vote qui garantisse la pluralité de la représentation. Ahora Madrid a testé une modalité de vote pondéré qui garantissait une représentation proportionnelle sur la liste définitive des candidats de chaque équipe qui se présentait aux primaires. On aurait également pu choisir un système de vote limité (à 3 ou 5 voix) comme lors des primaires pour les élections européennes, de telle façon que chaque électeur élirait seulement les candidats qu’il connaît et desquels il a une opinion informée – qui pourrait prétendre connaître assurément 10 des 350 candidats proposés sur la liste officielle? L’une ou l’autre de ces options permet non seulement une plus grande pluralité et proportionnalité, et donc de plus amples garanties démocratiques, mais aussi la collaboration, dans ce cas indispensable, de secteurs sociaux et politiques qui, avec ce système, resteront inévitablement dehors. Il suffit de considérer les innombrables conflits et désertions qui se sont produits dans les cercles à la suite de l’élection des secrétaires et des conseils pour prévoir, à nouveau, une fin qui n’est en rien plaisante.

Des primaires basées sur une circonscription provinciale, de telle sorte que chaque électeur choisir uniquement ses candidats provinciaux. Dans cette façon, il serait possible de générer une plus grande proximité entre représentant et représenté et, ainsi, également un corps social et militant enclin à une plus grande identification et participation lors de la campagne: il ne s’agit pas seulement d’une question de démocratie, mais aussi d’efficacité.

Enfin, la création d’un nouveau cens, dès lors que l’on considère que ce que l’on veut promouvoir est une candidature plus ample que celle de Podemos. Le «nous ne pouvons pas seuls» et l’«ouverture de portes» de Pablo auraient dû être suivis d’une invitation à composer un nouveau cens avec de plus amples garanties, moins gonflé et probablement bien plus ajusté aux attentes de vote.

Avec ces règles pour les primaires (que nous connaîtrons dans tous ses détails dans peu de temps), Podemos semble s’en remettre entièrement au leadership charismatique de Pablo, de ses bonnes qualités comme orateur et de sa capacité à se faufiler lors des débats télévisés pré-électoraux. Il s’agit de bonnes armes, mais elles sont assurément insuffisantes. Le débordement, la capacité à générer l’enthousiasme au moyen de la participation, l’espérance que lors de ces élections quelque chose d’autre que le sort de la formation violette [Podemos], la possibilité d’avoir tenté une grande alliance sociale pour le changement (un processus constituant), au-delà de Podemos et de la «coalition des gauches», sont sacrifiés en faveur d’un groupe parlementaire homogène et contrôlé.

Malheureusement, Podemos a choisi d’être un parti plutôt qu’un instrument des citoyens. Il y a suffisamment d’auto-immolation dans ce choix. Espérons que le temps nous donne tort ou, encore mieux, que la nouvelle vague démocratique et citoyenne qui se forme soit capable de déborder, en cette occasion, les inerties conservatrices de Podemos (Traduction A L’Encontre. Article publié le 29 juin 2015 sur Publico et sur le site du manifeste Abriendo Podemos, que nous avons traduit ici. Plusieurs articles d’Emmanuel Rodríguez ont été traduits sur ce site: L’ouvre-boîte Podemos, le 19 juin; Régénération ou rupture. Podemos ou Ciudadanos, le 19 avril et le 23 mars, avec Isidro Lopez: Elections andalouses: réflexions à chaud. Emmanuel Rodríguez a publié récemment un ouvrage consacré à la transition espagnole, publié par le collectif et éditeur Traficantes de sueños: Por qué fracasó la democracia en España…).    

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[1] On peut regretter l’usage de ce poncif répandu à l’encontre d’un phénomène aussi complexe que le jacobinisme, dont les aspirations démocratiques et radicales pour contradictoires qu’elles furent n’en étaient pas moins réelles. On ne peut que renvoyer aux contributions de l’ouvrage paru en 2010 (édition de poche 2014) sous la direction de Michel Biard sous le titre La Révolution française: une histoire toujours vivante (Tallandier). La brèche en avait publié un compte rendu, disponible ici. (réd. A L’Encontre).

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