Etat espagnol. Après les élections du 24 mai, le danger de la professionnalisation de la politique

Podemos-400x218Par Brais Fernández

Il est curieux de voir comment la «nouvelle politique» reproduit souvent d’anciens problèmes. Se souvient-on de celui de la bureaucratisation de la politique? Et bien, il devient à nouveau une question d’actualité. A la suite de ces élections municipales et de plusieurs communautés autonomes [24 mai 2015], des milliers de personnes qui, auparavant, n’avaient aucun lien avec l’exercice de la politique institutionnelle, se sont transformées en représentant·e·s politiques. La loi d’airain de l’oligarchie émise au début du XXe siècle (1911) par Robert Michels [voir la dernière traduction complète de son ouvrage : Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupe. Folio, mai 2015) qui songeait à la social-démocratie européenne, est-elle valable dans ce contexte? La politique continue-t-elle d’être ce virus qui transforme en bureaucrate quiconque l’exerce?

Souvenons-nous d’un vieux maître. Marx disait que le capital est le fil conducteur de toutes les relations sociales, un axe qui traverse tous les conflits – ou presque – de l’existence. Le processus d’expansion du capital transforme tout en marchandise, tout devient valeur d’échange. En décrivant cela, il n’affirmait pas que le monde devenait mauvais et pervers; que, par le seul fait de vivre, les gens se transformeraient en commerçants avides. Il s’agit de rapports structurels, non de jugements moraux.

La politique n’échappe pas non plus à ce type de rapports. Mais, à l’instar d’autres sphères composant la vie sociale, la politique est une sphère relativement autonome. A nouveau, selon le vieux Marx, affirmer que «la politique est relativement autonome» ne signifie pas qu’elle soit exempte de déterminations, mais plutôt qu’au sein de ces assujettissements, elle possède ses propres règles.

Mais, se pourrait-il que tout cela ait un rapport avec nos nouveaux élus politiques, de Podemos ou des candidatures municipales, avec ces représentant·e·s que «les gens ont élus» et qui sont des «personnes normales et lambda»? Les manuels de science politique disent généralement que la bureaucratie est une fraction de la population ayant des intérêts propres et dont le pouvoir est lié à l’Etat. En des nombreuses occasions, de fait, la politique apparaît comme quelque chose qui n’a à voir qu’avec les «idées» ou avec les luttes de palais pour le pouvoir. La politique est, cependant, également une lutte matérielle entre classes – qu’y pouvons-nous, une fois de plus il s’agit des classes sociales –, à commencer par le fait qu’elle-même (classe) semble produire une caste: la bureaucratie.

Commençons donc par le début: ce qui l’on appelle crise du régime est lié à une série de causes économiques et sociales. Sa profondeur provient précisément de la conjonction de différentes «crises»: crise économique, crise sociale, crise politique, crise culturelle. Dans le domaine spécifique des rapports entre classes, l’expression la plus concrète de la crise réside dans l’incapacité de ce qu’il faudra bien à nouveau appeler le «capitalisme» à intégrer d’amples secteurs des classes subalternes (classes laborieuse et moyenne) dans une dynamique de reproduction sociale élargie.

Toutefois, cette dynamique de crise et de recherche de «solutions politiques», le protagonisme ne semble pas avoir correspondu aux plus défavorisé·e·s. Au contraire, ce sont les jeunes universitaires, les fils et filles de la classe moyenne destinés à devenir la nouvelle «élite» qui a mené et dirigé les étapes du changement. Cette remarque ne signifie pas que les «travailleurs» soient exempts de tentation bureaucratique, mais revient uniquement à souligner qu’il y a eu, depuis le début pour ainsi dire, une composante proto-élitiste au sein du mouvement.

En d’autres termes, une bonne partie des secteurs qui se sont introduits dans les institutions ou qui ont pratiqué la politique de manière (semi)professionnelle provient de ces classes moyennes de formation universitaire qui n’ont aucunes perspectives de travail dans le champ de leur formation. Un secteur qui a vu comme la crise frustrait ses espoirs d’avenir. Il importe de souligner que pour nos «nouveaux politiciens», composés de «gens normaux», la politique institutionnelle ou professionnelle n’apparaît pas uniquement comme une bataille d’idées (ce qu’elle est aussi), mais, indépendamment des intentions individuelles de chacun, qu’elle s’avère également une issue professionnelle: une sortie de la crise d’intégration provoquée par la crise de 2008 et la destruction ultérieure de postes de travail que l’Etat dit social créait.

A nouveau, il ne s’agit pas de faire un jugement moral, mais plutôt de reconnaître ces «inerties matérielles» qui agissent sur tout le processus. Il est aussi utile de souligner qu’entre nos «nouveaux politiciens» existe une tendance quasi instinctive à reproduire une de ses «idées» qui agissent de manière invisible et qui formatent ce que l’on appelait auparavant «l’idéologie dominante», c’est-à-dire que la politique se concentre dans l’Etat. Ce qui finit par se traduire, dans les faits, à ce que tout changement réel, si on veut qu’il soit effectif, doit se concentrer sur l’Etat. Si quelqu’un en doutait, l’Etat est ce qui est réel, hors de lui: littérature et fiction.

Et, cependant, que voulons-nous contester: le pouvoir de l’Etat ou simplement «l’» Etat? Au cours de la dernière année et demie, cette question est restée suspendue dans les mémoires en raison des énormes attentes que Podemos a ouvertes. Une fois passé les premiers rendez-vous électoraux, l’interrogation a recouvré une nouvelle fois une pertinence incontournable; ce d’autant plus si – comme cela l’a déjà été discuté en de nombreux articles d’Emmanuel Rodríguez, de Cesar Rendueles et d’autres – le risque qu’un projet de changement dirigé par ce groupe social expulsé de «ses espaces traditionnels» est que la pression pour revenir à «ses espaces traditionnels» s’impose et limite le projet de changement à un simple changement d’élites. C’est une chose qu’il est aussi facile d’énoncer que de dire: si la porte de l’intégration aux classes moyennes est fermée par les accès antérieurs à la crise, la politique représentative apparaît comme un accès rapide (et même divertissante) pour occuper le lieu «correspondant», le lieu «que l’on mérite».

Un risque qui, toutefois, n’a pas à se transformer nécessairement en un abîme, pour le moins si nous n’oublions pas certaines leçons du passé. Par exemple, l’entrée massive dans les institutions de personnes provenant des luttes sociales au cours de la Transition [passage de la dictature franquiste à la «démocratie» entre 1975 et le début des années 1980] vida les rues et remplit la sphère représentative de «cadres» originaires de la gauche [notamment des cadres d’organisations révolutionnaires qui ont rejoint le PSOE]. La concentration de la politique au sein des institutions étatiques contribua à accélérer l’affaiblissement du conflit social et à faciliter que de nombreuses conquêtes sociales qui avaient été acquises au cours des années précédentes soient perdues.

Pour cela, afin de combattre les pressions objectives à la bureaucratisation, devrions-nous peut-être commencer par démystifier et démythifier la politique. Dans ce cas, le problème n’est pas tant la politique comme exercice malhonnête que le rapport entre politique et société. Le politique n’est pas un exercice technique (bien qu’il possède une telle dimension), mais bien plutôt un champ de bataille. Se souvient-on de ce slogan provocateur de Lénine dans L’Etat et la révolution, lorsqu’il disait que l’Etat socialiste devait être si petit et simple qu’une cuisinière pourrait l’administrer? Démocratiser la politique signifie également en populariser l’exercice.

Parce que la bureaucratisation n’apparaît pas aux points culminants de la marée, mais lorsqu’elle reflue. Dans la mesure où nous tenons en compte le fait que la bureaucratisation est une tendance réelle, dans la mesure où nous reconnaissons que «les gens ne peuvent passer toute la journée à faire de la politique» [formule de dirigeants de Podemos utilisée pour justifier les formes de participation par internet contre une participation plus effective, dans des cercles] – mais les détenteurs de charges publics le peuvent? – et que la résolution de ce problème ne dépend pas des intentions des sujets, notre proposition, et avec celle-ci la nécessité de reprendre une politique démocratique pour toutes et tous, ne peut se fonder uniquement sur la bonne volonté des représentant·e·s.

Bien au contraire, la «nouvelle politique» devra utiliser les conquêtes dans la sphère étatique-représentative pour créer des mécanismes de contrôle populaire. Si nous voulons véritablement combattre les risques de bureaucratisation et l’apparition d’une nouvelle élite, nous devrons peut-être impulser, y compris depuis les institutions, des assemblées qui ne soient pas de simples meetings de masse, mais plutôt des embryons d’une «institutionnalité non étatique»; des espaces pour l’exercice d’une démocratie à partir d’en bas. Il s’agit de quelque chose qui requière uniquement de la volonté politique. Et si cela était insuffisant, nous avons une incitation supplémentaire: la démocratie est gratuite! Ou, comme aime le dire certains, la démocratie a un «coût zéro». (Traduction A L’Encontre. Tribune publiée le 21 juin sur le site Vientosur.info)

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