Etats-Unis. «Pour faire reconnaître que la vie d’Ahmaud Arbery comptait, il a fallu voir sa mort en vidéo»

Par Natasha Lennard

Jeudi 7 mai, le Georgia Bureau of Investigation (GBI) a accusé les assassins d’Ahmaud Arbery de meurtre et de voies de fait graves. Aucun doute à cela. Si les tragiques derniers instants de la vie d’Arbery n’avaient pas été filmés, puis fait l’objet d’une vidéo virale poignante, aucune accusation de ce type n’aurait été portée.

Arbery, un homme noir de 25 ans, a été abattu en février alors qu’il faisait du jogging, chassé par des Blancs, un père et son fils, juchés sur une camionnette. Plus de deux mois s’étaient écoulés et le bureau du procureur local n’avait encore ouvert aucun dossier. Un jour après la diffusion d’une vidéo qui a scandalisé les millions de personnes qui l’ont vue, le GBI entamait son enquête. En 24 heures, Gregory McMichael, ancien enquêteur du bureau du procureur de Brunswick, et son fils Travis étaient interpellés et incarcérés.

Répétons-le. L’énorme diffusion du spectacle insupportable d’un homme exécuté en public fut nécessaire à ce que l’État envisage – ou soit contraint d’envisager – l’inculpation de ceux qui, si facilement, lui ont ôté la vie. Sommes-nous contraints d’exposer la mort brutale d’un homme noir, d’y assister pour que son assassinat soit reconnu? Pourquoi est-il aujourd’hui encore nécessaire que le monde assiste à l’interruption violente d’une vie noire pour faire officiellement reconnaître que «Black lives matter»? Que la vie des Noirs devrait importer?

Lorsque Gregory et Travis McMichael ont vu un homme noir faire du jogging dans leur paisible quartier, il est difficile de penser qu’ils ont reconnu un être humain, dont la mort serait considérée comme une perte, si la vie lui était enlevée. Non, ils ont imaginé qu’un criminel menaçait, saisi leurs armes et lui ont donné la chasse. Lorsque la police et les procureurs initialement chargés de l’affaire ont déclaré l’absence «de cause probable suffisante» pour arrêter les tueurs et considéré que Travis McMichael avait été «autorisé pour se protéger à utiliser une force mortelle» contre la victime non armée, ils ont, de fait, affirmé que la vie d’Arbery ne valait pas d’être préservée. Qu’elle ne valait pas assez pour que ses proches exigent justice. Des millions de personnes ont dû être témoins d’un lynchage et exiger des mesures pour que l’État commence à déclarer que la vie d’Arbery avait de la valeur.

La mère d’Arbery, Wanda Jones, a déclaré à CBS News qu’elle espère que la séquence vidéo «prouve» que son fils «n’a pas commis de crime. Il était parti pour son jogging quotidien et il a été traqué comme un animal et tué.» S. Lee Merritt, avocat de la famille d’Arbery, a noté: «La série d’événements capturés dans cette vidéo confirme ce que toutes les preuves indiquaient avant sa diffusion» – il est donc scandaleux que la prolifération virale de cette séquence ait causé l’intervention de l’État dans cette affaire.

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Les McMichaels ont désormais été inculpés, mais l’existence d’une vidéo accablante ne suffit pas à assurer que l’État les jugera coupables. En Géorgie, la logique raciste des lois, «stand-your-ground» («restez fermement sur sa position»), pourrait bien conduire à considérer que le père et le fils avaient à juste titre invoqué la légitime défense contre l’homme noir qu’ils poursuivaient. Nous savons maintenant que dans de telles circonstances le «moi» des hommes blancs est jugé digne de défense; Arbery ne s’est vu reconnaître aucune identité, aucun droit à une vie qui aurait mérité d’être défendue. Les preuves vidéo ne changent pas cela.

Nous avons vu Philando Castille [le 6 juillet 2016, Afro-Américain de 32 ans] saigner à mort dans sa voiture, après avoir été abattu par un flic, alors que sa petite amie désespérée filmait; nous avons regardé Eric Garner [17 juillet 2014] qui suffoquait alors qu’un policier de New York l’étranglait à mort; nous avons vu Tamir Rice, 12 ans, abattu [le 22 novembre 2014] par des policiers jaillissant de leur véhicule. Aucun des policiers de ces tueries, pourtant filmées, n’a été condamné. La plupart d’entre eux n’ont même pas eu à payer d’amendes. Les vidéos de personnes noires exécutées sommairement ne sont pas rares. Et flics tueurs ou vigiles racistes ne subissent pas des peines importantes.

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Bien sûr, de telles vidéos ne peuvent exister que parce qu’à tout moment la vie des Noirs est exposée à des violences brutales, en particulier à des violences policières. En revanche, il ne faut pas ignorer que l’annonce du meurtre brutal d’une personne blanche, en particulier s’il s’agit d’une personne cisgenre d’un milieu petit-bourgeois sans histoire ne doit jamais être accompagnée d’atroces images pour être condamnée comme une monstrueuse injustice. Il est plus courant que les membres de la famille et les proches demandent la suppression des images de cadavres blancs ou d’exécutions, de telles images étant considérées comme déshumanisantes. Prenons, par exemple, l’opprobre qui accabla les tabloïds qui ont publié des images de la journaliste blanche Alison Parker abattue par un ancien collègue en 2015.

Si dans de tels cas les images de morts violentes sont jugées déshumanisantes, c’est que l’humanité de la victime est reconnue au cours de sa vie.

Pour leur part, les familles et les avocats des Noirs assassinés doivent impérativement faire connaître les images les plus brutales. Qu’est-ce que cela nous raconte de la déshumanisation institutionnelle de la vie noire lorsque de telles images sont nécessaires pour obtenir que le vol de leur vie soit jugé et leur valeur reconnue?

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Si peu de choses ont changé. En 1955, Mamie Till a insisté pour faire ouvrir le cercueil et montrer le corps assassiné et brutalisé de son fils de 14 ans, Emmett, lynché après l’accusation mensongère qu’il aurait flirté avec une femme blanche. «Montrez-leur ce que j’ai vu», demandait la mère éplorée. Magazines et journaux ont publié des images de son visage meurtri; des milliers de personnes ont défilé devant son cercueil ouvert. Un jury composé de Blancs et seulement de Blancs a acquitté les deux frères blancs qui l’ont battu à mort.

La diffusion des scènes intolérables des brutalités infligées aux Noirs reste nécessaire. Sans elles, il est rarement reconnu publiquement et officiellement que la suppression d’une vie noire, simplement parce que la personne est noire, est une injustice. Et même dans de tels cas, une telle reconnaissance ne garantit pas la justice. En effet, même si les McMichael sont reconnus coupables de meurtre, on ne pourra affirmer que la justice aura été rendue. Il ne pourra pas y avoir de justice aussi longtemps que les lynchages racistes persistent, aussi longtemps que les communautés noires seront obligées de diffuser les images les plus violentes de ce qu’ont subi leurs proches pour affirmer que leur vie comptait.

Ahmaud «Quez» Arbery, selon sa nécrologie, «était humble, gentil et bien élevé. Il a toujours veillé à ne jamais quitter ses proches sans un “Je t’aime”. Il avait un sourire lumineux.» Il aimait le sport et racontait des blagues. Au fur et à mesure que les images de son exécution se répandaient viralement, il en allait de même des photos de lui vivant, de son sourire éclatant. Il est scandaleux que les photos de ce sourire, la réalité même de cette vie, n’aient pas suffi à faire bouger les rouages de la justice. (Article publié sur le site de The Intercept en date du 9 mai 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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