Après Charlottesville, des patrons rompent avec Trump

Trump et Kenneth Frazier, conseiller du président et patron de Merck

Par Elsa Conesa et Emmanuel Grasland

Le 15 août, dans une troisième intervention à propos de Charlottesville, Donald Trump a repris les thèmes suivants: «des groupes agressifs existent des deux côtés», reprenant ainsi les propos de sa première intervention.  Il ajouta: «Il y a aussi des gens bien des deux côtés.» (Réd.)

Dans le sillage des événements en Virginie, quatre dirigeants ont quitté le cercle de patrons créé par Donald Trump pour le conseiller.

Après le  décret anti-réfugiés, le coup de frein à la politique d’immigration et le retrait de l’accord de Paris, Donald Trump a donné aux grands patrons de nouvelles raisons de prendre leurs distances.

Ses déclarations, qui ont mis  sur un même pied les groupes d’extrême-droite et les contre-manifestants à l’issue du week-end de violences à Charlottesville qui ont fait trois morts, ont fait bondir plusieurs dirigeants. Dans la foulée, certains ont choisi de quitter le conseil des sages composé de chefs d’entreprises qu’il avait créé peu après sa victoire pour l’épauler en matière de politique industrielle.

Lundi, Kenneth Frazier, le patron des laboratoires Merck, puis Kevin Plank, celui de l’équipementier sportif Under Armour, et enfin Brian Krzanich, le patron du géant des semi-conducteurs Intel, ont annoncé quitter le «manufacturing council». Mardi, c’est Scott Paul, le président du lobby de l’industrie manufacturière, qui siège au conseil, qui a à son tour annoncé son départ. Et la confédération syndicale AFL-CIO, qui représente 12,5 millions de travailleurs, a fait savoir de son côté qu’elle envisageait de retirer son représentant dans ce comité consultatif.

«En tant que PDG de Merck et en mon âme et conscience, j’estime de ma responsabilité de prendre position contre l’intolérance et l’extrémisme, a expliqué Kenneth Frazier, qui est Afro-Américain, dans un tweet diffusé sur le site de ce groupe de près de 70’000 salariés. Les dirigeants américains doivent honorer nos valeurs fondamentales en rejetant clairement les manifestations de haine, de sectarisme et toute revendication de suprématie qui nient l’idéal américain voulant que tous les hommes ont été créés égaux.» 

Une réplique sur Twitter

Sa décision a aussitôt suscité une réplique de Donald Trump, qui a attaqué le dirigeant du groupe pharmaceutique. «Il aura plus de temps pour se consacrer à REDUIRE LES PRIX ASTRONOMIQUES DES MEDICAMENTS!», a tweeté le président. Puis mardi, lors une conférence de presse, il a accusé le PDG de Merck et les autres patrons démissionnaires de fabriquer leurs produits hors du pays. «Ils sont partis parce qu’ils sont gênés, je leur ai fait la leçon. Ils doivent rapatrier les emplois ici.»

Agé de 62 ans, Kenneth Frazier se distingue de nombre de patrons américains par un franc-parler assez inhabituel à un tel niveau. En juin 2016,  dans un entretien aux  Echos , il estimait de façon assez visionnaire que l’Obamacare ne serait pas menacé en cas d’élection de Donald Trump: «Il faudrait plus que l’élection de Donald Trump pour faire disparaître l’Obamacare. Le système politique américain est basé sur un équilibre des pouvoirs entre le président, la Chambre des représentants et le Sénat qui empêche ce genre de virage politique, parce que ce type de décision nécessite une majorité difficile à atteindre.»

Under Armour et Intel ont suivi

Quelques heures plus tard, c’était le patron d’Under Armour qui tweetait sa décision de quitter le conseil. «Nous restons déterminés dans notre potentiel et notre capacité à améliorer l’industrie américaine», a-t-il écrit. «Cependant, Under Armour est engagé dans l’innovation et le sport, pas la politique».

Puis Brian Krzanich a suivi, justifiant sa décision par la nécessité d’ attirer l’attention sur les graves préjudices que notre climat politique de division porte à des thèmes essentiels» comme la politique industrielle.

Des critiques de toutes parts

Depuis plusieurs jours,  Donald Trump est critiqué de toutes parts pour l’ambiguïté avec laquelle il a dénoncé la responsabilité des groupes d’extrême droite dans l’explosion de violence à Charlottesville, où s’est tenu un rassemblement de plusieurs mouvements (suprémacistes blancs, néonazis, Ku Klux Klan, «Alt Right» ou droite alternative).

Samedi, le président américain a condamné la violence «provenant de tous les côtés», refusant de prendre clairement ses distances avec ces mouvements extrémistes qui ont contribué à son élection. Sous la pression de sa majorité,  il a fini par dénoncer clairement cette frange extrémiste lundi après midi, mais ses déclarations ont été jugés tardives.

La décision des trois patrons a contraint d’autres dirigeants membres du conseil consultatif à justifier leur décision de rester. General Electric a ainsi condamné «l’extrémisme» constaté à Charlottesville, mais a jugé «important» de continuer à travailler avec le président sur la croissance. Son président Jeff Immelt «restera donc au conseil du manufacturing . Stephen Schwarzman, le patron du fonds Blackstone, qui dirige l’un de ces conseils des sages, a dit qu’il conserverait ses fonctions, et «travaillerait» pour encourager la tolérance. Doug McMillon, le patron des supermachés Walmart, compte continuer à prodiguer ses conseils, mais le patron du premier employeur privé du pays, n’a pas mâché ses mots. Dans une note interne publiée mardi, il a estimé que Trump avait «raté une véritable occasion d’aider à rassembler le pays en rejetant clairement les actes répugnants des suprémacistes».

Depuis l’investiture de Trump, le fossé avec les grands patrons américains n’a cessé de se creuser. D’abord séduits par les promesses de baisses d’impôts et de dérégulation, certains n’ont pas hésité ces derniers mois  à prendre publiquement leurs distances avec le président, en quittant les instances où ils siégeaient ou en prenant simplement la parole.

Début juin, le patron de Disney, Bob Iger, et celui de Tesla et de SpaceX, Elon Musk,  ont quitté une instance consultative créée par Trump après que celui-ci a annoncé  son retrait de l’accord de Paris sur le climat , tandis que des dizaines d’autres dénonçaient sa décision sur les réseaux sociaux. En février, c’était l’ex-patron d’Uber, Travis Kalanick,  qui quittait ce conseil , après l’instauration du décret interdisant l’entrée du territoire américain aux citoyens de sept pays à majorité musulmane. (Article publié dans Les Echos, en date du 16 août 2017, p. 15)

 

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Charlottesville: «A la racine, il y a la peur que la nation américaine ne favorise plus les Blancs»

Par Isabelle Hanne

Historien du racisme aux Etats-Unis, David Billings explique que le suprémacisme structurel a toujours été présent dans le pays. De plus en plus décomplexé, il se base sur un déni profond et un parti pris révisionniste.

Prêtre méthodiste, activiste des droits civiques et historien du racisme aux Etats-Unis, David Billings a publié en 2016 Deep Denial, The Persistence of White Supremacy in United States History and Life. Né en 1946 dans le Mississippi, il a été très marqué par l’histoire de cet Etat du Sud esclavagiste.

Quelle est votre définition du suprémacisme blanc, dont se réclament les manifestants à Charlottesville ?

David Billings

C’est la croyance que la nation américaine a été façonnée par les Blancs, pour les Blancs. Une présomption qui conduit ceux qui y adhèrent à penser que n’importe quelle personne de couleur est une menace pour notre place, en tant que Blancs, dans la société. Ce récit, qui génère beaucoup de haine et de mépris, se construit autour d’une révision de l’histoire et de la condition sociale des Blancs aujourd’hui aux Etats-Unis, qui se voient désavantagés, marginalisés. C’est faux, toutes les statistiques le montrent : ici, les Blancs vivent beaucoup mieux que les personnes de couleur, plus longtemps, gagnent plus d’argent, contrôlent les institutions. Je parle de «déni profond» dans mon livre pour désigner le fait que les Blancs ne réalisent pas comment ce suprémacisme se manifeste, combien il est structurel, et combien il était présent lors de la fondation des institutions du pays. Ce n’est pas simplement quelque chose prôné par ces groupes racistes vus à Charlottesville, même si ce type d’événements donne à ces groupes, marginaux, l’occasion de se montrer et de faire entendre leur voix.

Que révèlent ces événements de la société américaine ?

Ils racontent les Etats-Unis d’aujourd’hui. Ces gens qui manifestent leur «fierté d’être Blancs», qui se réclament de la droite radicale ou de l’alt-right, montrent leur frustration face à une société profondément multiculturelle. Vous pouvez évoquer des motivations économiques, le déclassement social, et ce sont des raisons valables. Mais les racines de cette réaction, c’est la peur que la nation américaine ne favorise plus les Blancs. Cette frustration est nourrie par des révisionnistes qu’on entend sur certains médias de droite ou de l’alt-right, qui les font passer pour des victimes. Les Blancs qui se sentent rejetés par la société sont manipulés par ces forces révisionnistes, qui s’efforcent de les convaincre que leur histoire ou leur héritage sont attaqués. Et cela alimente le ressentiment et les désirs de vengeance.

Peut-on parler de résurgence du nationalisme blanc ?

Oui, sans hésitation. Surtout de son visage public. Il a toujours été là, mais pendant cinquante ans il est resté caché. La parole semble s’être libérée. Il y a ce sentiment de permission : nous autres, Blancs, avons le droit de dire publiquement que nous n’aimons pas la direction prise par notre société. Le tout encouragé par Trump, incapable de nommer ce suprémacisme blanc, ni de désavouer publiquement David Duke [ex-leader du KKK] ou Richard Spencer [un organisateur de la manifestation]. Et qui renvoie dos à dos ces groupes radicaux, suprémacistes et néonazis, et les contre-manifestants.

Quelle responsabilité porte Trump dans cette libération de la parole suprémaciste ? On pense notamment au «birther movement», largement diffusé pendant des années par Trump, qui affirmait que Barack Obama n’était pas né aux Etats-Unis…

La politique américaine autorise aujourd’hui l’expression publique de ce racisme, qui a été bien amorcé pendant les années Obama. Le simple fait qu’un président noir soit élu a conduit des millions d’Américains blancs à penser que le contrat social qui existait entre eux et leur pays avait été rompu. Tout le vitriol jeté au visage des Obama pendant huit ans, toutes ces théories ridicules et sans fondement trouvaient leurs racines dans les idées suprémacistes.

A l’instar de la statue du général Lee à Charlottesville, que représente la Confédération dans l’imaginaire américain ?

Il reste des centaines de monuments confédérés dans les Etats du Sud, qui suscitent la controverse. Et si vous traversez le pays, vous verrez des drapeaux confédérés dans de nombreux Etats, dans l’Idaho, les deux Dakotas… C’est devenu un symbole de la «résistance blanche». La présence de ces symboles, pourtant évocateurs de notre passé esclavagiste et du Ku Klux Klan, souligne à quel point la société américaine est profondément divisée. Et à quel point l’histoire est vue comme quelque chose qu’on peut réécrire pour mieux appuyer sa propre compréhension du monde. Ce n’est pas nouveau, mais c’est de plus en plus assumé. Et ça pousse certains Américains à penser que, quand on déboulonne la statue d’un général confédéré, c’est notre héritage qu’on désavoue, notre histoire qu’on attaque. Oui, l’esclavage et la guerre de Sécession font partie de notre histoire, une histoire très laide. Mais on n’est pas obligé de lui dédier des statues. (Article publié dans Libération, daté des 14-15 août 2017)

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