Palestine. Un village palestinien pittoresque sert de zone de tirs à l’armée israélienne

Sami Sadeq, le leader du conseil local de Aqaba

Par Gideon Levy

Voici une petite histoire au sujet d’un petit village qui est unique sous le soleil de l’occupation. C’est l’histoire d’un village modèle, qui ressemble à un appartement modèle dans un nouveau projet de construction car il est trompeur et par moments même cauchemardesque.

Des voyageurs sur la route conduisant à Naplouse qui monte depuis le nord de la vallée du Jourdain et traverse les localités de Taysir et de Tubas se trouvent soudain confrontés à un mirage. Nous savons qu’il ne s’agit pas d’un rêve parce que nous avions visité Al-Aqba au printemps, il y a onze ans. Mais dans cette région où les communautés de bergers pauvres qu’Israël s’efforce d’expulser de cette terre, avec des remblais et terrassements dont le but est de les étouffer, à côté des colonies verdoyantes et des villes palestiniennes dont les résidents servent parfois de métayers aux colons – au milieu de tout cela donc on trouve un tout petit village où il y a quelques maisons qui ont l’air d’être fabriquées en massepain.

Les maisons d’Aqaba sont assez austères, même si certaines sont nouvelles, dont une peinte en violet, mais le centre du village et certaines de ses structures publiques semblent appartenir à un autre monde. Il y a des inscriptions murales colorées. L’une conseille d’économiser l’eau, une autre déclare en anglais: «Nous sommes tous à Jérusalem». Il y a une place de jeu bien tenue entourée de pneus peints. Une petite usine de fromage et une manufacture de thé, sont toutes les deux gérées par une coopérative locale de femmes, même si des hommes y travaillent également. Leurs produits sont exportés au Koweït, en Arabie saoudite, au Venezuela et en Israël.

La tourelle caractéristique de la mosquée locale s’élève à 42 mètres, et à son sommet deux doigts semblent envoyer un signal de victoire défiant. Il y a une modeste pension de 35 lits, une sorte de Bed and Breakfast ou, d’après le dirigeant du conseil local, dont les bureaux se trouvent à côté, des Israéliens passent parfois la nuit. Au milieu de la rue principale du village, une rangée d’arbres offre une protection contre le trafic. Aqaba est également un des seuls villages en Cisjordanie dont les rues ont des noms et dont les maisons sont numérotées – un véritable mirage, en rupture avec le reste de l’environnement.

Depuis 20 ans, c’est le dirigeant légendaire du Conseil d’Aqaba, Sami Sadeq qui veille sur cette abondance. Il est en fauteuil roulant depuis qu’il a été blessé par balle, alors qu’il était enfant, par des soldats de l’armée israélienne qui s’entraînaient dans son village, ce qui lui donne une aura spéciale.

Dans son fauteuil roulant, qu’il conduit avec une rapidité et une habileté remarquables, Sadeq fait ses tournées comme un shériff, en donnant des ordres aux travailleurs qui sont en train de blanchir à la chaux des murs qui n’ont été peints que récemment, tout comme les anciennes bases de l’armée israélienne qui sont constamment blanchies. Il accueille des visiteurs du monde entier. Le gouvernement allemand a fait don d’un puits, le Japon a construit une clinique, les Belges ont créé une place de jeu, les Britanniques ont érigé les poteaux pour l’électricité, les Etats-Unis ont construit une route et les Norvégiens ont aussi beaucoup contribué pour Aqaba. Sadeq sollicite l’aide du monde, en partie au moyen d’une brochure clinquante qu’il a publiée il y a quelques années, et le monde a répondu positivement.

Il y a quelques semaines, Sadeq a été invité à la Knesset par les membres de la Liste arabe conjointe [13 sièges sur 120]. Il a quand même été chicané à l’entrée par les gardes de sécurité parce qu’il portait un keffieh. On lui a demandé s’il le portait «pour des raisons religieuses ou des raisons de démonstration.» Sadeq a répondu qu’il portait le keffieh également dans son village, et finalement, il est entré, coiffé de son keffieh.

Gideon Levy

Sa personnalité chaleureuse, sa bonne connaissance de l’hébreu et son langage de paix font de Sadeq un dirigeant exceptionnel d’un conseil local. Il n’y a pas eu de grands changements dans son village depuis notre visite en 2006, et lui non plus n’a pas changé. Le même village soigné, le même fauteuil roulant, les mêmes problèmes.

Sadeq, qui a maintenant 62 ans, avait été blessé en 1971, quatre ans après le début de l’occupation, par des tirs de soldats qui utilisaient le village comme un site d’entraînement. «Je suis dans mon fauteuil depuis 46 ans, et depuis ce fauteuil je parle de paix», dit-il.

Presque toutes les terres d’Aqaba ont été expropriées et transformées en zones de tirs pour l’armée israélienne – il ne reste presque rien pour les bergers et les agriculteurs du coin. Seules 300 personnes sont restées au village, les autres 400 sont parties suite aux appropriations de terrain. Mais ce qui contrarie le plus Sadeq est le fait que l’armée utilise le village pour ses exercices militaires de guerre. C’est peut-être à cause de sa tragédie personnelle, mais plus probablement parce que les troupes militaires n’ont aucune raison valable d’être dans ce lieu tranquille dont elles se servent pour l’entraînement. Quoi qu’il en soit, Sadeq reste déterminé. Le dirigeant du conseil local contre l’armée israélienne.

Il a gagné sa première victoire en 1999 lorsque le quartier général du Commandement central a publié un document interdisant aux soldats d’utiliser le village pour des exercices d’entraînement. L’armée, qui persiste à appeler le village «Hurba al-Aqaba» ou «Hirbet al Aqaba» – la ruine d’al-Aqaba – a promis à l’époque que ses soldats n’auraient pas le droit de se déplacer entre les maisons des résidents. Les directives d’entraînement sorties le 7 juin 1999 déclarent que les transports de personnel blindés étaient interdits au village. Le sujet était sensible car huit villageois avaient été tués au fil des années à cause des exercices d’entraînement et du matériel de guerre éparpillé dans cette zone.

Il suffit d’un coup d’œil sur la vallée pour comprendre les raisons de cette situation: en face d’Aqaba l’armée a construit un petit village de structures en béton où les soldats peuvent s’entraîner sur un terrain bâti. Un modèle de village contre un autre village modèle.

Sadeq explique: «A l’époque, l’armée s’entraînait ici parce qu’ils disaient que ça ressemblait au Sud Liban.» Pour lui, les installations d’entraînements autour de son village sont des «avant-postes». En 2000 il a réussi à faire enlever un de ces «avant-postes» après avoir déposé une requête auprès de la Cour suprême de justice.

Après la publication des directives et l’évacuation du site d’entraînement, l’armée n’est plus entrée dans le village, et Aqaba a ainsi pu retrouver sa tranquillité. Mais cette tranquillité s’est arrêtée à la fin de l’année dernière. En effet, au cours de trois derniers mois de 2016, les troupes israéliennes ont recommencé à mener des exercices d’entraînement nocturnes dans le village. Sur son ordinateur, Sadeq me montre, énervé, des images prises le 8 décembre 2016 montrant un char et plusieurs véhicules blindés qui roulent à côté de la mosquée locale. Il a demandé à sa secrétaire de repasser à plusieurs reprises cette séquence, et le bruit du char en mouvement remplissait son bureau. Depuis lors les incidents de ce genre se sont multipliés et la vie des habitants est devenue un cauchemar. Les enfants vivent dans la crainte.

Sadeq ne veut pas que son village doive subir ce que subissent de nuit presque tous les camps de réfugiés en Cisjordanie. Et il n’accepte pas cette situation sans réagir. Il a chargé l’avocat Netta Amar-Shiff d’envoyer une lettre au Commandement central. Ce dernier a répondu le 6 février: «Un exercice d’entraînement militaire a effectivement eu lieu, dans lequel les forces de l’armée sont avancées le long d’une route adjacente à Hirbet al-Aqaba du sud au nord. Ces forces consistaient en un convoi de véhicules militaires faisant partie des exercices d’entraînement dans les zones de tir. A la suite de votre lettre, il a été décidé de réexaminer et mettre à jour les plans d’entraînement pour la région, plans qui seront approuvés à un niveau supérieur au Commandement central.

»Cela inclura l’examen et la mise à jour des directives pour les mouvements dans la zone, l’interdiction d’entraînement dans la zone construite de Hirbet al-Aqaba et le contact sera maintenu avec les résidents concernant les restrictions de l’entraînement et de l’utilisation de tirs à balles réelles dans les entraînements pour tenir compte de l’emplacement des maisons des résidents par rapport à la zone d’entraînement. Cela sera fait pour réduire les nuisances dans le tissu de la vie dans cette zone, et au-delà des ordres stricts.»

Quelque temps plus tard, une patrouille conjointe d’officiers de l’armée et de représentants des résidents locaux a été convenue.

Dans une région où l’armée israélienne évacue brutalement et arbitrairement des communautés entières de bergers, parfois pendant plusieurs jours et nuits, en vue de s’entraîner, le contenu de cette lettre semble presque irréel. Seul Sadeq est capable d’obtenir une telle réponse de la part de l’armée israélienne. Et c’est ainsi que Aqaba a pu retrouver la paix. Mais celle-ci a néanmoins pris fin mardi de la semaine dernière, le 13 juin.

Ce jour-là, à onze heures du soir, des villageois désespérés ont appelé Sadeq parce qu’il y avait des soldats près des fenêtres de leurs maisons. Le dirigeant du conseil local est immédiatement parti de chez lui dans la nuit noire, en éclairant son chemin avec une lampe puissante et a conduit son fauteuil roulant au milieu des soldats et des jeeps. Il a tenté de parler à l’officier qui était aux commandes pour lui montrer les directives de 1999 et la lettre du Commandement central de février 2017, mais en vain. Trois jeeps et une cinquantaine de soldats ont envahi Aqaba. Ils ne sont pas entrés dans les maisons, renforçant l’idée qu’ils n’étaient venus que pour un entraînement. Ils n’ont pas tiré, mais ils se sont exercés à utiliser leurs armes. Ils sont partis du village à 3 heures du matin, et sont revenus le lendemain, encore plus nombreux. Une fois de plus ils ne sont pas entrés dans les maisons, et ils sont de nouveau restés dans le village presque toute la nuit. Une fois de plus les enfants d’Aqaba pleuraient de peur.

Nous avons posé deux questions à l’unité de porte-parole de l’armée:

1° Pourquoi les troupes de l’armée sont-elles entrées à Aqaba deux nuits de la semaine dernière?

2° Quand les troupes de l’armée se sont-elles entraînées pour la dernière fois à Maskiot et Ro’i, deux colonies israéliennes proches d’Aqaba?

Voici la réponse qui a été reçue: «Un examen préliminaire a révélé que l’exercice en question n’a pas été coordonné correctement. Par conséquent des conclusions appropriées seront tirées et les directives pour toutes les forces opérant dans le voisinage seront resserrées. Il y a eu des exercices d’entraînement dans la zone de tir adjacente à Aqaba depuis de nombreuses années, avec la coopération des résidents et conformément aux accords passés concernant l’étendue des exercices, subordonnés aux besoins de sécurité. Il faut noter qu’au cours des années le village s’est étendu de manière significative en violation à la loi, une réalité qui a entraîné des contraintes compliquées par rapport aux exercices de l’armée dans la zone.

»Des représentants du Commandement central et de l’Administration civile maintiennent un dialogue continu avec des représentants des résidents. Plus tôt cette année, un tour de la zone a été organisé avec la participation de représentants des résidents et de leur avocat, dans le but de tenir compte de leurs besoins et de trouver un équilibre entre d’une part la construction non régulée dans la zone et d’autre part des besoins d’entraînement et de sécurité.

»Il faut noter qu’au cours de la semaine passée, un avocat représentant les résidents a été en contact avec le Commandement central avec une série de plaintes relatives aux actions de l’armée, et on lui a répondu directement. L’armée israélienne continuera à opérer dans la zone tout en préservant le tissu de la vie civile des résidents de la Judée Samarie.» (Article publié dans Haaretz le 23 juin 2017; traduction A l’Encontre)

 

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