Suisse. Le pays le plus réactionnaire du monde

Par Daniel Binswanger

Mariage pour tous, politique d’égalité, politique de la famille: la Suisse, on la trouve toujours aux derniers rangs. Que diable se passe-t-il donc en réalité?

OK, nous voulons le préciser tout de suite, nous devons le préciser, car pour qui observe la Suisse fugitivement, cela ne doit pas être tout à fait évident: «Pays le plus réactionnaire du monde», c’est une exagération. L’objection est justifiée, on pourrait par exemple sans beaucoup d’hésitations qualifier l’Arabie saoudite comme nettement moins progressiste. Mais «pays le plus réactionnaire d’Europe occidentale», ce titre, la Confédération suisse l’a malheureusement vraiment mérité.

Cela ne se voit pas seulement au fait que la Suisse, aux côtés de l’Italie et du Liechtenstein, est le dernier pays qui n’a toujours pas encore pigé le mariage pour tous. Et nous n’avons même pas l’excuse d’être un pays dominé par le catholicisme, excuse qui n’est d’ailleurs depuis longtemps plus valable. Au moins l’initiative parlementaire pour l’élargissement du mariage en matière d’égalité entre les sexes a-t-elle enfin, cette semaine même, franchi le cap de la commission juridique du Conseil national et va passer à la phase de consultation.

On peut donc supposer qu’en 2020 ou 2021 le but sera vraiment atteint – vingt ans après l’introduction aux Pays-Bas du mariage pour tous. Et qu’on ne vienne pas, s’il vous plaît, avec l’argument inepte que le partenariat enregistré a déjà tout réglé. Non seulement il y a des différences vraiment importantes dans le statut juridique de la communauté à deux entre le partenariat enregistré et le mariage mais, surtout, si le mariage de même sexe n’est pas considéré comme acceptable, cela symbolise de toute évidence combien les minorités sexuelles sont désavantagées socialement, avec les nombreuses conséquences que cela entraîne, comme le confirme une étude empirique à laquelle a participé l’Université de Zurich. Assurément: nous avons l’habitude de serrer les dents et de faire tourner en boucle la formule magique «mieux vaut tard que jamais». Mais soyons sérieux: des conquêtes reportées de cette façon d’une génération entière sont-elles vraiment une raison pour faire la fête?

Les relations de cause à effet

Cette question pénible ne se pose pas seulement à propos des droits des couples de même sexe, mais dans tous les domaines de la politique de genre – par exemple dans le domaine de la parité des sexes dans le système politique, c’est-à-dire la part des femmes dans le nombre des élus du peuple en Suisse. Là aussi, le bilan en comparaison internationale est moyen à pitoyable. Selon les données mondiales recueillies par l’Union Interparlementaire, une association internationale de parlements, la Suisse se situe en décembre 2018 à la 37e place, avec 32,5% de femmes dans la chambre basse, soit derrière l’Ouganda et la Bolivie, mais toujours encore devant le Royaume-Uni et l’Allemagne. C’est toutefois beaucoup plus préoccupant dans la chambre haute, soit le Conseil des Etats, où la part des femmes est aujourd’hui à 15,2% et devrait baisser encore après les élections de l’automne de cette année.

Plus grave encore, La modestie des résultats de la concrétisation de la parité politique ne se manifeste pas seulement au Palais fédéral, mais bien plus nettement encore au travers du pays dans la politique locale, c’est-à-dire dans les parlements cantonaux. Selon l’Office fédéral des statistiques, en 2017 seulement 27,2% des mandats législatifs sur le plan cantonal revenaient aux représentantes du peuple.

Toutefois, dans le développement décevant de la participation des femmes, les relations de cause à effet sont au moins claires. Les dernières trente années de la politique suisse ont été fortement marquées par l’expansion de l’UDC [Union démocratique du centre]. L’UDC est après tout le parti qui, pour ce qui est du quota de femmes (13,8% en moyenne dans les parlements cantonaux), se situe à des années-lumière derrière tous ses concurrents.

C’est au plus tard à ce point du débat suisse qu’est habituellement avancée l’objection que le développement social dans notre pays libéral n’est de toute façon pas mis en mouvement principalement par les institutions de l’Etat mais par l’économie. Et qu’en est-il de l’égalité entre hommes et femmes dans l’économie suisse? En comparaison internationale, malheureusement, c’est tout aussi lamentable. Selon l’étude Diversity publiée par l’entreprise de conseils Egon Zehnder en décembre dernier, la Suisse se situe là aussi nettement à la queue du reste de l’Europe occidentale.

Une folie structurelle

Et la politique de la famille, la conciliation famille-profession, la prise en charge des enfants durant la journée? Qu’en est-il des mesures qui doivent en principe créer d’abord les conditions-cadres pour le progrès social? Limitons-nous à citer un chiffre indicatif: les dépenses publiques pour l’aide aux familles dans l’OCDE, qui englobent principalement les allocations pour enfants, les déductions fiscales, et les subventions aux crèches. De tous les pays européens, la Suisse se situe à l’avant-avant-dernière place. En 2015, la Suisse a dépensé pour l’aide aux familles 1,71% de son PIB. En Allemagne, c’était 2,22%, en Italie 1,95%, en France 2,93% et en Autriche 2,64%. Derrière la Suisse ne se placent que le Portugal et les Pays-Bas.

La folie structurelle qui consiste pour la Suisse à former, avec des dépenses de formation très élevées, des femmes hautement qualifiées pour ensuite, par sa politique de la famille, les forcer quasiment dans des emplois à temps partiel et devoir importer d’autant plus de spécialistes étrangers – cette folie structurelle devrait rester encore pendant des décennies une base de la politique suisse du marché du travail qu’on ne remet pas en question.

Naturellement, l’arriération en politique sociale profondément enracinée du pays n’est ni nouvelle ni surprenante. L’introduction retardée du droit de vote des femmes est comme un éclairage projeté sur l’histoire de la Suisse au XXe siècle. L’Allemagne et l’Autriche connaissent le droit de vote des femmes depuis 1918, la France depuis 1944, l’Italie depuis 1945. Il est bien connu qu’en Suisse cela a pris jusqu’en 1971. En règle générale, ce retard est habituellement considéré comme un dérapage isolé de la démocratie directe – en contestant que cela ait un effet durable sur la société et la politique suisse.

Conservatisme buté, stupéfiant et sans pareil

La réalité est malheureusement tout autre. Il y a d’innombrables domaines politiques dans lesquels la Confédération helvétique se singularise par un conservatisme buté, stupéfiant et sans pareil. D’une manière étonnante – malgré la mondialisation avancée de l’économie, malgré la grande diversité de la population résidente [27% d’immigré·e·s dans la population, un chiffre qui s’explique, pour une partie limitée, par les obstacles à la naturalisation pour les personnes nées en Suisse ou vivant depuis des dizaines d’années en Suisse – Réd.], malgré la concentration unique de grandes entreprises transnationales nationales – le passéisme pénible des valeurs et modèles de vie reste une marque de fabrique helvétique.

Ce n’est pas seulement indiciblement irritant. Non, ce n’est pas un signe de solidité circonspecte, d’une recherche du consensus d’autant plus inclusive, d’une minutieuse démocratie directe. C’est un gaspillage de temps et de ressources. Combien d’arrêts au point mort devons-nous provoquer chaque fois, combien de générations devons-nous sacrifier, combien d’injustices devons-nous certes avouer mais laisser intouchées durant si longtemps avant de nous engager quand même sur la voie que toutes les autres nations européennes ont laissée derrière elles depuis longtemps?

La Suisse aussi va progresser vers plus de parité. La Suisse aussi va augmenter un peu plus le taux de salaires des femmes [cela au moment le nombre de salarié·e·s a progressé en termes de travail à temps partiel contraint; avec une concentration dans des secteurs à bas salaire; le cumul: temps partiel contraint, carrière plate et emploi prioritaire dans des secteurs à bas salaire fait exploser la différence salariale lorsque son calcul se fait sur le salaire effectivement payé à la fin du mois. Réd]. La Suisse aussi va reconnaître le mariage pour tous – aussi sûrement que le amen à l’église. Nous ne le savons pas seulement depuis la décision de jeudi dernier [14 janvier 2019], nous le savons depuis une génération. Comment cela serait si ce pays vivait un jour tout simplement à la hauteur de ses possibilités? (Article publié dans Republik, le 16 février 2019. Cette publication en ligne couvre les domaines politiques, économiques, de société et les sujets culturels. Le site se situe à Zurich. Il traduit une approche social-libérale; ceux et celles qui veulent «exercer» leurs connaissances de l’allemand peuvent s’abonner; traduction A l’Encontre)

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PS (Réd. A l’Encontre, C.-A. Udry) Il va sans dire que les racines du «conservatisme suisse» sont le produit d’un système socio-politique et institutionnel qui s’est accentué après la Première Guerre mondiale et la grève de 1918. Mais ses racines effectives plongent dans un processus de contrôle par les bourgeoisies ou patriciats cantonaux (et des capitales cantonales, avec leurs relais) qui, dans des «micro-Etats» (cantons), pouvaient surveiller, de manières multiples, la population. Cela au moment où les processus de confédéralisation et de fédéralisaion exigeaient des négociations intercantonales délicates (internationales à leur façon) et où l’industrialisation rapide s’est accompagnée d’un monitoring social dans lequel le «patriotisme» devenait une sorte de redoublement du cantonalisme. L’insertion des femmes dans des structures et des associations diverses, multiples, accroissait une socialisation genrée d’une grande efficacité dans l’opération de mise sous surveillance qui se construisait aussi conjointement au récit national, datant de 1891, de l’«existence éternelle d’une Suisse née en 1291». La narration «patriotique» devait prendre sa force face à une Allemagne en plein essor.

Le droit de vote accordé aux femmes suisses, en 1971, est le résultat tardif – malgré les diverses campagnes menées par des «suffragettes» et des féministes plus radicales –,  en dernière instance, de ce chaperonnage des dominants avec leurs relais dans la société, y compris par le biais des organisations de femmes telles que le Frauenverein (Association de femmes), issues de la bonne société, comme celle mise sur les fonts baptismaux à Zurich en 1894, pour donner un exemple. Ces associations jouèrent un rôle dans la politique hygiéniste devant dresser la classe ouvrière montante (interdiction de l’alcool) et assigner une place aux femmes dans les «ménages populaires». Tout cela dans une société en mutation au sein de laquelle les forces socialistes commençaient à donner une expression de classe et à battre en brèche le mythe et la mystification d’une «société de patriotes», dont les hommes pourvoyaient à la protection les armes à la main et la force de travail vendue à prix soldé.

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