Marx sur l’armée de réserve industrielle et les migrations: pour une approche internationaliste

«La foire à l’emploi réservée aux réfugiés à Berlin, le 29 février 2016» (AFP)

Par Pietro Basso

Nous publions ci-dessous l’intervention concise faite par Pietro Basso à l’occasion de la conférence internationale «Marx 201. Ripensare l’alternativa», qui s’est tenue à Pise du 8 au 10 mai 2019. Parmi les participants, on peut citer entre autres Ricardo Antunes, Marcello Musto, Michael Löwy, Silvia Federici, Himani Bannerji. (Réd. A l’Encontre)

Alors que l’on prête davantage attention à sa pensée, Marx est instrumentalisé à droite comme à gauche, notamment en Italie et en Allemagne, mais souvent aussi au-delà de l’Europe, afin de légitimer le déchaînement des politiques de fermeture des frontières à l’encontre des immigré·e·s. Cet usage abusif de la pensée de Marx se fonde sur son analyse de l’armée industrielle de réserve et des migrations dans le capitalisme, tout en l’amputant de ses conclusions politiques.

La catégorie armée industrielle de réserve a une importance toute particulière dans la critique marxienne de l’économie politique.

Déjà dans les Grundrisse, Marx se saisit d’une contradiction essentielle, consubstantielle au mode d’expansion du capital. Ce dernier, écrit Marx, a un seul but: l’auto-valorisation sans limites. Pour cela, il lui est nécessaire d’accroître constamment le temps de travail supplémentaire, la part de temps de travail non rétribué accompli par les prolétaires, et d’augmenter en même temps les journées de travail simultanées, c’est-à-dire la masse des travailleurs salariés.

Deux solutions se présentent alors au capital: rallonger la journée de travail et accroître la productivité du travail par la mise à contribution de la technique. Mais l’augmentation de la productivité du travail induit la diminution relative des salariés occupés. Citons Marx: «Bien que le capital tende à accroître la population travailleuse [cet accroissement étant la condition préalable à l’augmentation de la plus-value], il en remet constamment une partie en position de surpopulation, la rendant inutile jusqu’à ce qu’il soit en mesure de la valoriser.» [1] C’est une contradiction sans solution au sein du capitalisme, indépendamment du fait que, suivant la conjoncture et le lieu, elle se manifeste sous des formes et des degrés différents, exactement comme cela est en train de se passer sous nos yeux, avec une quantité gigantesque et croissante de chômeurs et de sous-occupés.

La relation étroite qui lie l’accumulation et la surpopulation est analysée de manière encore plus approfondie dans Le Capital. Elle est explicitement abordée comme résultant de la productivité du travail et de la composition du capital. Marx explique que la demande de force de travail augmente avec la progression de l’accumulation du capital, pour autant que sa composition organique (le rapport entre capital-machine et force de travail) ne varie pas. Mais habituellement, la progression de l’accumulation et de la concentration du capital va de pair avec une croissance du capital constant (les moyens de production) plus que proportionnelle par rapport à celle du capital variable (la force de travail). Ainsi, avec l’augmentation du capital global, la demande de travail augmente en valeur absolue mais diminue en valeur relative. C’est pourquoi l’avancée du mode de production capitaliste se substituant, au niveau mondial, aux rapports de production pré-capitalistes, engendre une surpopulation relative croissante. Et c’est d’elle que naît l’armée industrielle de réserve.

Cette dernière est, d’une part, le produit du développement du capitalisme et, d’autre part, une de ses «conditions d’existence», dans la mesure où elle est disponible, prête à tout moment à satisfaire les besoins changeants de l’accumulation du capital. Essentielle en période de stagnation comme de paroxysme productif, elle exerce une pression constante contre l’armée des salariés actifs, en freinant ses revendications, en contenant ou en induisant, bien malgré elle, la baisse de la valeur moyenne de la force de travail.

Pour cette raison, l’analyse marxienne donne une importance capitale à ce que Marx nomme la loi absolue, générale, de l’accumulation du capital: «Plus la richesse sociale, le capital en fonction, son volume et son accroissement sont importants, (…) plus est considérable l’armée industrielle de réserve.» Ce rapport entre accumulation du capital, armée active des salariés et armée industrielle de réserve a, pour conséquence, «d’enchaîner l’ouvrier au capital, de manière plus solide encore qu’Héphaïstos avait enchaîné Prométhée à la roche».

Voilà pourquoi Marx, ennemi juré des chaînes modernes de l’exploitation du travail humain, se range inconditionnellement du côté de «la coopération systématique entre les ouvriers occupés et les chômeurs, afin qu’ils brisent ou affaiblissent les conséquences dramatiques de cette loi naturelle de la production capitaliste sur leur classe (…). Car toute solidarité entre les travailleurs occupés et les chômeurs perturbe l’action pure de cette loi». Récapitulons: 1° Il s’agit bien d’une loi et non d’un accident passager ni d’un dysfonctionnement occasionnel du capitalisme, intrinsèquement liée à la production capitaliste; 2° Seule la lutte unitaire des prolétaires occupés et des chômeurs peut s’y opposer. L’omission de cette double conclusion, à la fois historico-théorique et politique, signifie falsifier vulgairement la pensée de Marx.

Il existe un parallèle et une imbrication entre la question de l’armée industrielle de réserve et les migrations. Commençons par le parallèle. Le capitalisme a généré et continue de générer des mouvements migratoires, de manière automatique et nécessaire – comme il le fait avec la surpopulation et l’armée industrielle de réserve –, à l’échelle nationale autant qu’internationale. En effet, pour Marx, les migrations massives font partie intégrante du procès de formation du mode de production capitaliste et de sa reproduction élargie à l’échelle mondiale. Migrations essentiellement forcées, s’entend: Marx est à des années-lumière de la théorie frivole du migrant libre…

La particularité des migrations de l’ère du capitalisme, par rapport à celles des époques précédentes, est déjà détaillée en 1853, dans un de ses magnifiques articles contre la duchesse de Sutherland. Il y dénonce les méthodes terroristes qu’utilise cette dernière afin de contraindre les paysans à émigrer: dans le capitalisme «l’excédent de population ne résulte pas du besoin de force productive; c’est plutôt l’augmentation des capacités productives qui exige la diminution de la population et qui résout cet excédent à travers la faim et l’émigration. Ce n’est pas la population qui fait pression sur les forces productives; ce sont les forces productives qui font pression sur la population.»

Les (nouvelles) forces productives qui agissaient brutalement sur les travailleurs agricoles et les petits fermiers des Highlands d’Ecosse étaient celles de la révolution agricole capitaliste, qui expulsait des campagnes les multitudes de producteurs ruraux, en les contraignant à trouver refuge dans les villages et dans les villes. Dans Le Capital, Marx s’est penché sur cet élément à la base du mode de production capitaliste en Europe, principalement en Grande-Bretagne et dans sa colonie irlandaise. Au-delà des différentes formes et phases qui l’ont caractérisé, il s’agit là d’un phénomène général; ce qui semble évident aujourd’hui, alors que les rapports de production capitalistes envahissent les campagnes du Sud du monde, sous la houlette des multinationales de l’agrobusiness, provoquant des migrations de masse de dimensions et de rythmes encore jamais atteints (30 à 40 millions d’individus par an).

L’envers, extra-européen et colonial, de ce processus de diffusion mondiale des rapports de production capitalistes ayant induit des migrations de masse, réside dans l’industrie de la traite des esclaves africains, le déracinement violent de leurs terres et de leurs demeures de plus de 100 millions d’esclaves, la transplantation et la survie des survivants dans les Amériques, qu’il fallait repeupler après le terrible holocauste des populations indiennes, d’abord au centre-sud, puis au nord. Mouvements suivis par l’exploitation des coolies chinois, indiens, indonésiens, japonais. Eux aussi émigrés forcés (temporaires ou définitifs), semi-esclaves semi-salariés. C’est pourquoi Marx soutient, à de nombreuses reprises, que le capital se nourrit d’un «double esclavage»: l’esclavage salarié, indirect, en Europe, et l’esclavage «pur et simple», direct, des exploités «de couleur» dans les colonies.

Au fur et à mesure que le capitalisme avançait en Europe, générant une ample surpopulation, prenait corps un mouvement migratoire de grande dimension vers les Amériques et l’Australie. En ce qui concerne le cas anglais, il s’est agi d’émigrants not labourers, tandis que pour toutes les autres nationalités la composante d’émigrants labourers a été largement prédominante. Etant entendu qu’un certain nombre d’émigrants labourers vers l’Amérique du Nord (mais aussi vers de vastes zones de l’Amérique latine) ont atteint une véritable terre promise, leur offrant la possibilité de devenir de petits, voire plus que petits, propriétaires terriens. Or en 1867 déjà Marx anticipa, comme cela lui est arrivé souvent, la fin de cet «âge d’or». Quoi qu’il en soit et comme il l’avait prédit, il n’y a plus eu aucune émigration internationale de masse comparable à celle du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle.

A l’heure actuelle, l’écrasante majorité des 270 millions d’émigré·e·s, selon les estimations de l’ONU, est constituée de prolétaires, de salarié·e·s. Par ailleurs, une des nouveautés des migrations internationales contemporaines réside dans la forte proportion de femmes et dans leur rôle de premier plan jusque dans l’ouverture des chaînes migratoires. Pour cette masse de migrants, il n’y a pas de pays de Cocagne. La chance se trouve du côté des pays qui peuvent employer ces forces de travail sans avoir dépensé le moindre sou pour les former, en les engageant – sauf en cas de lutte, et c’est là une variable fondamentale indépendante – à des taux d’exploitation différentiels, du fait des lois et pratiques discriminatoires et racistes qui frappent partout et de manière générale les travailleurs immigrés.

Cette considérable masse de salariés ne peut toutefois être considérée tout simplement comme l’armée industrielle de réserve. Car ils sont nombreux à être insérés, de manière relativement stable, dans les divers secteurs de l’économie italienne, européenne ou occidentale. Mais il ne fait pas de doute que, surtout depuis la grande crise de 2008, la quote-part du travail immigré mise en position de surnuméraire est en train de croître. Dès lors, à travers les politiques d’Etat discriminatoires, répressives, sélectives (préfigurant une véritable guerre aux émigrants et aux immigrés), des dizaines de millions de travailleurs sont confinés à l’irrégularité forcée, à l’infériorité économique, juridique, politique, symbolique.

D’aucuns abusent, en l’inversant, de la pensée de Marx au sujet de l’armée industrielle de réserve et des migrations, et en déduisent que «fermer les frontières» aux nouveaux émigrés-immigrés serait à l’avantage des travailleurs ressortissants: italiens, allemands, européens, en empêchant la concurrence déloyale d’«esclaves-nés». Marx s’est expliqué sans équivoque sur le «cas irlandais»: «L’ouvrier commun anglais hait [l’immigré] irlandais qui lui fait concurrence en comprimant les salaires et le niveau de vie. Il lui manifeste de l’antipathie nationale et religieuse.» Et le travailleur irlandais de lui rendre la monnaie de sa pièce, tout aussi antipathique, voyant en lui l’auxiliaire des dominants. Or une telle opposition entre les prolétaires ressortissants d’Angleterre et les immigrés est subtilement alimentée par la classe des capitalistes, consciente que c’est là «le vrai secret de la permanence de son pouvoir», dans la mesure où cela «empêche toute alliance sérieuse et sincère» entre ces travailleurs, minant ainsi leur lutte commune pour l’émancipation.

Pour s’attaquer à ce profond antagonisme, il fallait s’attaquer à sa racine, à savoir l’oppression de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande, en reconnaissant aux Irlandais le droit à l’autodétermination jusqu’à la séparation complète de l’Angleterre. C’est la seule manière de faire avancer la révolution sociale en Angleterre et la confraternité entre les ouvriers anglais et irlandais, leur libération commune du joug du capital.

Cette même logique politique internationaliste a été mise en œuvre par Marx dans son analyse de la surexploitation des esclaves afro-américains et des coolies, du travail immigré en général, car «le travail dans la peau d’un Blanc ne peut s’émanciper là où celui dans la peau d’un Noir est marqué au fer rouge», considérant que le sort des travailleurs de toute couleur et de toute race est indivisible. Nous sommes là aux antipodes de ce que soutiennent les souverainistes de gauche, à mon sens assujettis aux discours des droites. L’histoire et l’actualité du mouvement ouvrier nous ont donné des preuves de la combativité et de la force du prolétaire immigré. Il existe de nombreux exemples récents, à commencer par la lutte pour la journée de travail de 8 heures aux Etats-Unis, à l’avant-garde de laquelle se trouvaient des prolétaires provenant d’Allemagne, de Pologne, d’Italie. Ou, plus récemment, les innombrables grèves lancées par les mingong (émigrés chinois vers les villes, souvent des femmes), affluant dans les zones spéciales de la Chine depuis le début du XXIe siècle; ou le formidable 1er Mai 2006 aux Etats-Unis, avec des millions de salariés dans les rues pour barrer la route au projet de loi Sensenbrenner, qui criminalisait les immigrés sans-papiers; ou encore, en Italie, les importantes grèves de porteurs et livreurs du secteur de la logistique, qui se sont organisés dans les syndicats indépendants, SI Cobas et autres syndicats de base.

Tout est là pour contrer les scélérats qui – croyant pouvoir retourner contre les immigrés les écrits et les positions de Marx – manipulent son analyse sur l’armée industrielle de réserve et les migrations. Je conclurai en rappelant qu’Engels, dans son dernier salut à Marx, le présenta comme le scientifique rigoureux auquel nous devons au moins deux découvertes fondamentales: la loi du développement de l’histoire humaine et la découverte de la plus-value. «Cependant le scientifique n’était même pas la moitié de Marx. [Car il] était avant tout un révolutionnaire.» Toute son existence a été marquée par la lutte; la lutte pour «contribuer de quelque manière que ce soit au renversement de la société capitaliste et de ses institutions d’Etat». Oublier ou sous-estimer cela serait comme couper la barbe de Marx, réitérer ce que Dalila a commis pour priver Samson de sa force. Nous avons plus que jamais besoin de Marx dans son entier, y compris de sa barbe hirsute.

A l’heure où la bourgeoisie mondiale fait étalage de son incapacité à résoudre la question des migrations internationales autrement que par une violence croissante qui ne résout rien, nous nous trouvons face à la crise d’une civilisation entière. Objectivement, il faut reconnaître qu’en la matière Marx a vu loin, très loin. Il a vu jusqu’à aujourd’hui. Il a entrevu la possibilité d’abolir l’immense armée industrielle de réserve et la surcharge de travail, toujours plus intense et exténuante, qui en constitue l’autre facette. La possibilité d’abolir les migrations forcées, leurs tourments et leurs deuils, les discriminations nationales et raciales. Tout cela dépend entièrement de l’affirmation, à travers les luttes, de l’alternative au système social anticapitaliste et anticolonial, que Marx a esquissé pour nous. (Traduction de l’italien Dario Lopreno)

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[1] Etant donné la nature concise des interventions, il nous paraît utile pour les lectrices et lecteurs peu familiers avec certains textes de Marx de citer ce texte d’Alain Bihr concernant la notion centrale à laquelle se réfère au début de son exposé Pietro Basso. «[Le concept de surpopulation relative] occupe une bonne partie du chapitre XXV du Livre I du Capital, cependant intitulé «La loi générale de l’accumulation capitaliste», une formulation dont le sens se révélera en fin d’exposé. L’enjeu de l’introduction de ce concept est double.

En premier lieu, Marx entend rendre compte d’un phénomène socio-économique tout à fait particulier, propre au rapport de production capitaliste, qui le distingue donc radicalement des rapports de production qui l’ont précédé, et qui est un effet direct de l’accumulation du capital. A savoir le fait qu’une partie de la population active (au sens économique habituel du terme), plus largement même une partie de la population en âge de travailler, se trouve exclue de l’emploi (donc vouée au chômage et à l’inactivité), voire exclue du circuit économique tout court. En un mot: placée en situation d’exclusion socio-économique. Tout se passe donc comme si cette population était «surnuméraire» (le terme est utilisé à de multiples reprises par Marx dans le cours du chapitre): comme si elle était en excès, en excédent – comme si la société pouvait s’en passer. C’est ce que désigne directement le terme de surpopulation utilisé par Marx.

Mais cet excédent de population n’est pas absolu. Il ne s’agit pas d’un excès de population par rapport aux richesses produites, ou par rapport à la capacité de la société de produire des richesses, ou encore par rapport aux besoins de la production, aux besoins à satisfaire. Il faut en effet rappeler, Marx ne cesse d’y insister, que la production capitaliste n’a pas pour but premier de satisfaire les besoins sociaux existants, encore moins d’employer la main-d’œuvre disponible. Son but propre et en fait unique est la valorisation du capital, l’accroissement de la valeur-capital engagée dans la production par la formation d’une plus-value, et son accumulation, par capitalisation de cette plus-value. Et c’est uniquement en fonction des nécessités et des possibilités de cette valorisation et de cette accumulation que la population active ou, plus largement, celle en âge de travailler, va se trouver employée par le capital. Si excès de population il y a, il s’agit donc d’un excès seulement relatif au niveau de l’emploi tel qu’il est déterminé par les nécessités et les possibilités de la valorisation et de l’accumulation du capital. C’est pourquoi Marx parle de surpopulation relative : cette population n’est excédentaire que relativement aux exigences et aux opportunités de l’accumulation capitaliste. (Extrait d’un texte d’Alain Bihr publié dans la revue Interrogations en juin 2009)

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