Les prismes et les contraintes du journalisme de guerre

Colette Braeckman à l'occasion de la publication de «Rwanda, Mille collines, mille douleurs»
Colette Braeckman à l’occasion de la publication de «Rwanda, Mille collines, mille douleurs»

Par Colette Braeckman

Lorsque l’on s’interroge sur le journalisme de guerre et l’idéologie, il faut distinguer deux périodes: avant la fin de ladite guerre froide, jusqu’à la fin des années 80, et après.

Qui se souvient encore du fait que, tout au long de la guerre froide, le prisme de l’idéologie colorait le monde, qui était divisé entre les «amis» et les autres? Certes, les journalistes qui vécurent mai 68 et la fin de la décolonisation avaient aussi d’autres points de références, les luttes de libération, le panafricanisme [dans la période de la décolonisation une de ses figures est Kwame Nkruma, premier ministre de Ghana de 1957 à 1960; premier président de la République du Ghana de juillet 1960 au 24 février 1966, renversé alors par un coup d’Etat militaire, lors d’un voyage en Chine], les mouvements pacifistes, les non alignés [Conférence de Bandung, Indonésie, du 18 au 24 avril 1955 qui affirma, entre autres, le «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes»].

Mais en général, les rédactions à cette époque privilégiaient plutôt les sujets qui s’inscrivaient dans cette grille de lecture binaire, «nous et les autres». Lorsqu’un pays changeait de camp, de régime, l’important était de savoir dans quel camp il risquait de «basculer»…

La révolution portugaise et la décolonisation de l’Angola, du Mozambique

Ce sont les enjeux de la guerre froide qui colorèrent de passion la révolution portugaise.

Au départ mouvement militaire, déclenché au sein de forces armées lasses de se trouver engagées dans des guerres coûteuses contre des mouvements de libération apparus dans trois pays africains, le coup se transforma rapidement en soulèvement populaire dirigé contre une dictature usée [celle de Salazar décédé en 1968 et de Marcelo Gaetano qui régna de 1968 à 1974, puis s’exila au Brésil].

Le 25 avril au Portugal: le syndicat des travailleurs de l'armement...
Le 25 avril au Portugal: le syndicat des travailleurs de l’armement…

L’enjeu de la révolution portugaise était double: il y avait d’une part le contrôle que le parti communiste désirait exercer sur un mouvement qui au départ se voulait non aligné et, de l’autre, le fait que chacun s’interrogeait sur les conséquences que ce basculement entraînerait sur l’empire colonial du Portugal, le dernier pays à quitter ses possessions d’outre mer. [Il ne faudrait pas oublier le rôle du Parti socialiste de Mário Soares qui fit tout pour canaliser et rétrécir la mobilisation sociale directe, spécialement entre mars et le «mini-coup» de novembre 1975 en hyperbolisant le «danger communiste»; cela avec l’aide des appareils de la social-démocratie européenne – le SPD au premier rang – et de son allié: l’OTAN. Une structure politico-militaire dans laquelle Kissinger et le gouvernement américain manifestaient une pression car «inquiets» des développements en Italie – le PCI et sa «participation passive au gouvernement» avec l’apparente acceptation d’Aldo Moro – et au Portugal, où la Révolution des œillets semblait aux «mains du PCP; ce que les études historiques sérieuses actuelles démentent– Rédaction A l’Encontre]

Il faut se rappeler qu’à l’époque, le clivage idéologique dominait tout: le MPLA (Mouvement populaire pour la libération de l’Angola) qui finalement l’emporta à Luanda en 1975 avec le soutien des forces cubaines était au départ un mouvement de libération, progressiste et panafricaniste, mais les allégeances communistes [au sens de rapports étroits avec le Parti communiste portugais stalinisé et le «camp socialiste»] de certains de ses dirigeants occultèrent ces aspirations initiales…

Rosa Coutinho: l'amiral «rouge» dernier gouverneur de l'Angola...
Rosa Coutinho: l’amiral «rouge» dernier gouverneur de l’Angola…

Il en alla de même pour ses rivaux: Holden Roberto [après avoir mobilisé l’ethnie Bakongo dans le cadre de l’Union des populations de l’Angola, Holden Roberto fonda le FNLA en 1961] était vu comme l’ami de Mobutu, pro-occidental, de la même manière que Jonas Savimbi [Sawinbi a fait ses études universitaires à Lausanne, joua au maoïste pour des raisons disons intéressées, puis «milite» dans le FLNA, avant de créer l’UNITA qui avait une base dans l’ethnie Ovimbudu]. Tous deux reçurent le soutien de l’Afrique du sud.

En réalité le véritable enjeu de ce qui fut longtemps décrit comme la «guerre civile» d’Angola était le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Mais obnubilés par l’idéologie, les journalistes se divisaient en deux camps, ceux qui soutenaient les «progressistes» du MPLA, d’un côté, ceux qui voyaient en Savimbi et Holden Roberto des «combattants de la liberté», champions du monde libre, ou, à l’inverse, des créatures de la CIA.

La vérité, elle, se trouvait ailleurs: c’est l’intervention cubaine aux côtés du MPLA au moment de l’indépendance qui changea la donne et barra la route de Luanda aux troupes sud africaines qui se trouvaient déjà dans le pays. Et, en 1988, la bataille de Cuito Canavale, où le corps expéditionnaire cubain mit en échec l’armée sud africaine, ouvrit la voie à l’indépendance de la Namibie et, plus largement, à la fin du régime d’apartheid.

Par la suite, il apparut que les trois mouvements quelle que soit leur coloration idéologique, étaient également autoritaires, soutenus par des alliés étrangers appartenant à des camps différents. La suite de l’histoire a démontré combien les alliances pouvaient changer au gré des intérêts internationaux: la guerre froide terminée, Savimbi fut lâché sinon trahi par ses alliés américains et même français tandis que le marxiste dos Santos, à la tête d’un Etat pétrolier, fut courtisé par tout le monde et… se trouve encore au pouvoir aujourd’hui, à la tête d’une fortune colossale. [Sa fille Isabel dos Santos est la «femme la plus riche» d’Afrique et a opéré des investissements significatifs au Portugal, ironie de l’histoire; voir à ce sujet Os Donos Angolanos de Portugal par Jorge Costa, Francisco Louça, Joao-Texeira-Lopes, Ed. Bertrand, 2014.]

Ce prisme idéologique marqua la plupart des reportages consacrés à la guerre d’Angola…

Mengistu Haile Mariam
Mengistu Hailé Mariam

De l’Ethiopie à l’Erythrée

Dans le cas de l’Ethiopie aussi, les analyses furent biaisées par l’idéologie. En 1975 l’enjeu était simple: l’Empereur Hailé Sélassié, qui avait opposé une résistance remarquable à l’occupation italienne se trouvait en fin de règne, indifférent à la misère et à la grande famine qui toucha son pays. Il fut déposé à l’issue d’un soulèvement militaire, traité de manière ignominieuse et mourut en prison. L’Ethiopie tomba alors aux mains d’une dictature militaire pro communiste, dirigée par Mengistu Hailé Mariam, un despote moderniste qui tenta de réduire les mouvements séparatistes de l’Erythrée et du Tigré et mena la guerre dans l’Ogaden, une région bien oubliée aujourd’hui. [Il y a eu toutefois un soulèvement agraire semi-spontané d’importance. Voir à ce sujet Inprecor, n° 8, 19 septembre 1974, André Duret, nom de plume de C.-A. Udry.]

A l’époque, la lutte pour l’indépendance de l’Erythrée menée par le FPLP (Front populaire pour la libération de l’Erythrée) et le FLE (Front pour la libération de l’Erythrée) dans les basses terres voisines du Soudan suscita des passions durables: enfin un mouvement de libération qui comptait sur ses propres forces, avait été ignoré par les Occidentaux alors que ces derniers appuyaient Hailé Sélassié, était ensuite combattu par les alliés soviétiques et cubains nouveaux amis d’Abbis Abeba… Comment les quelques reporters qui s’en allèrent crapahuter dans ces montagnes arides aux côtés des combattants n’auraient-ils pas conçu à l’égard de ces derniers des sentiments de sympathie? Cheminer ensemble des nuits entières, se cacher le jour dans des grottes, déjouer la surveillance et les bombes des Ethiopiens, partager les mêmes difficultés, cela crée des liens, indiscutablement, sinon une certaine identification, une solidarité qui peut occulter l’esprit critique.

Un «fermier» éthiopien au XIXe siècle...
Un «fermier» éthiopien
au XIXe siècle…

Ici aussi les grilles de lecture étaient à la fois idéologiques – des combattants nationalistes opposés à une dictature «marxisante» – et sentimentales, des jeunes, hommes et femmes, qui combattaient ensemble pour la liberté, l’indépendance de leur pays. Et en plus, de temps à autre apparaissait Issaïas Afeworki, un leader charismatique, visionnaire et, ce qui ne gâche rien, d’une grande beauté…

Comment d’autres considérations auraient-elles pu se frayer un chemin? Bien rares furent ceux qui relevèrent la rivalité séculaire entre les chrétiens des Haut Plateaux et les musulmans des plaines, le centralisme du pouvoir, une intolérance certaine, le refus de toute critique, l’orgueil? Pouvait-on prévoir à l’époque qu’après 25 ans d’indépendance, l’Erythrée allait être comparée à la Corée du Nord, qu’Issaias Afeworki serait toujours au pouvoir après avoir éliminé tous ses compagnons de route? Non sans doute, mais ici aussi je crois qu’en plus du prisme idéologique, celui de la guerre froide, le «compagnonnage» sur le terrain a contribué au manque de discernement. Pour ne pas dire plus…

Du Vietnam au Cambodge

Plus médiatisée, l’évolution du Sud est asiatique allait elle aussi démontrer combien pouvait être biaisé l’œil des reporters.

On connaît l’évolution des reporters «embedded» qui couvrirent la guerre du Vietnam: dans un premier temps, ils se solidarisaient avec les GIs dont ils partageaient l’ordinaire. Mais assez rapidement, ils prirent conscience de l’absurdité de cette guerre qui ne pouvait pas être gagnée et les meilleurs des grands reporters commencèrent à semer le doute, à multiplier les critiques: c’est dans les rédactions occidentales que fut gagnée la guerre du Vietnam. Ici, la solidarité de terrain, tout comme la grille idéologique cédèrent le pas aux critiques, de plus en plus virulentes…

Ce qui entraîna un biais inverse: la victoire des Khmers rouges au Cambodge fut saluée par certains [Samir Amin par exemple] comme le couronnement d’une lutte de libération nationale. Bien rares furent ceux qui s’inquiétèrent de la fermeture du pays, de l’expulsion des correspondants étrangers. Idéologie toujours: le pays était fermé aux reporters de terrain, mais par contre, certains visiteurs y étaient admis, censés être des sympathisants et ils revinrent en assénant leur «vérité» celle d‘un «socialisme agraire»… Des massacres, des déportations, ils ne virent rien, pas plus que quelques-uns qui se rendirent en Union Soviétique du temps des purges staliniennes… [Certains, connus, avaient vu et analysé la «dégénérescence» de la Révolution d’octobre très tôt, comme Trotsky, Pierre Naville, Ante Ciliga qui décrivit après avoir été détenu plusieurs années dans les prisons du régime dans un ouvrage remarquable la tragédie à l’œuvre: Dix ans au pays du mensonge déconcertant, publié pour la première fois en 1938, Radek-Piatakov, Max Shachtman, etc.]

2131501Il fallut des outsiders, des religieux [par exemple François Ponchaud] travaillant sur la frontière thaïlandaise, pour donner l’alerte et prévenir le monde des actes de génocide commis par les nouveaux maîtres du Cambodge qui persécutaient systématiquement les intellectuels, les bourgeois d’hier. C’est finalement l’armée vietnamienne qui mit fin au règne des Khmers rouges, et ces derniers se réfugièrent dans des camps égrenés sur la frontière thaïlandaise.

Prisme de la guerre froide toujours: au lieu d’être congratulés pour avoir mis fin à un régime atroce (pour des motifs divers dont les premiers étaient de contrer l’influence chinoise…) les Vietnamiens, fortement soutenus par l’Union soviétique, furent vilipendés, frappés de boycott… Les journalistes, eux, s’attachaient surtout à décrire le sort des boat people, ces réfugiés vietnamiens qui erraient en mer de Chine et fuyaient un régime autoritaire. A leur secours les ancêtres de MSF dépêchèrent un bateau «l’île de Lumière» afin de les recueillir et de les amener dans un pays sûr. Bien des migrants échoués en Méditerranée rêveraient d’une telle sollicitude mais les crédits idéologiques sont aujourd’hui épuisés… Quant aux Khmers rouges, éparpillés dans quelques camps et adversaires résolus des Vietnamiens pro- soviétiques, ils reçurent encore quelques visiteurs de marque et contre toute logique, ils représentèrent même le Cambodge à l’ONU durant de longues années… [grâce à la bénédiction du gouvernement des Etats-Unis et de la Chine]. Guerre froide, rivalité sino soviétique, le chassé-croisé idéologique l’emportait sur d’autres priorités…

De Managua à Beyrouth en passant par un kibboutz

A la même époque, d’autres groupes minoritaires furent «découverts», leurs difficultés médiatisées dès lors qu’il s’agissait de discréditer le régime en place. Mais de telles faveurs, lorsqu’elles sont fondées sur le prisme idéologique, n’ont qu’un temps: qui se soucie aujourd’hui des Mapuches du Chili, des Miskitos du Nicaragua, voire des Banyamulenge du Congo, des groupes victimes de discriminations réelles ou supposées mais dont le sort fut monté en épingle pour discréditer des régimes qui n’avaient pas l’heur de plaire…

1981: manifestation en l'honneur d'une combattante du FSLN tuée 3 ans auparavant (Jinotepe, Nicaragua)
1981: manifestation en l’honneur d’une combattante du FSLN tuée trois ans auparavant (Jinotepe, Nicaragua)

Les reporters, en ces temps de guerre froide, répondaient donc à plusieurs impératifs: certes, le prisme idéologique inspirait le choix des sujets mais le fait de partager les risques et les conditions de vie des combattants pouvait également obscurcir l’esprit critique et empêcher de prendre la distance nécessaire.

C’est à Beyrouth, en 1982, que j’ai vraiment perçu la difficulté qu’éprouve le reporter à faire abstraction de ses sentiments personnels: cet été-là, j’avais passé un mois à Beyrouth, alors que Yasser Arafat s’y terrait, que l’aviation israélienne bombardait les camps de réfugiés palestiniens mais aussi les quartiers musulmans libanais, que l’armée syrienne contrôlait une portion de la ville.

Envoyée sur le terrain comme simple reporter, je n’avais d’autre objectif que raconter ce que je voyais, aller constater les effets des bombardements, envoyer mes papiers le plus rapidement possible. Les grandes analyses géopolitiques étaient laissées aux bons soins de mes collègues à la rédaction…

Mais il est évident que je ne développais pas de sympathie à l’encontre des chars qui nous bombardaient, des soldats syriens qui contrôlaient la ligne verte coupant la ville en deux, des phalangistes libanais qui examinaient minutieusement nos laissez-passer ni même à l’égard des Palestiniens qui se comportaient à Beyrouth comme en terrain conquis. Dans cette guerre-là, n’étant marquée par aucune idéologie particulière, en réalité je n’éprouvais de solidarité qu’à l’égard des civils de tout bord dont je tentais de décrire la peur et la souffrance. Mais je ne savais pas que le plus dur restait à venir: après plusieurs semaines à Beyrouth, Le Soir me demanda de me rendre en Israël, d’y mener un reportage dans les kibboutz quotidiennement touchés par des tirs partis de l’autre côté de la frontière… Là aussi il fallait faire preuve de compréhension, d’empathie, même si la gravité de la situation était sans commune mesure… J’ai fini par le faire, ce reportage, sans idéologie, en m’accrochant au réel, mais je me souviens du fait que la première nuit, dans la paix fragile d’un kibboutz [en hébreu, le terme signifie «ensemble» et le mouvement a été en partie stimulé par le courant Hashomer Hatzaïr, la jeune garde] sur la frontière, j’ai pleuré non seulement car je décompressais après des semaines de tension, mais aussi parce qu’il m’était difficile de faire avec sérénité le travail que l’on attendait de moi.

Bien plus tard encore, à l’occasion de brefs reportages au Pakistan, sur la frontière afghane, je vis reparaître le prisme de l’idéologie: les fiers Afghans qui luttaient contre la présence soviétique étaient décrits comme des héros du monde libre, le commandant Massoud était pratiquement sanctifié, et rares étaient ceux qui se posaient des questions gênantes par exemple à propos du statut des femmes ou du radicalisme de certains combattants. Sur cette même frontière afghane, on voyait évoluer les talibans, les hommes de Gulbüddin Hekmatyar [dirigeant du Hezb-e-Islami], un islamiste de la première heure, mais qui se souciait de ce radicalisme? J’étais bien seule lorsque, au nom de quelques principes personnels, je refusais de porter le foulard et râlais que ces combattants de la liberté qui ne dédaignaient pas l’argent des Américains puissent en même temps refuser de me serrer la main…

Les milles collines et mille mensonges du Rwanda

Par la suite, lors des guerres que je couvris en Afrique, le “biais” idéologique se dissipa, à ceci près que le très long soutien apporté au président Mobutu par les Occidentaux occulta peut-être la sérénité de mon jugement sur ce régime qui avait au moins eu le mérite de sauvegarder l’unité du pays… A l’époque, pour paraphraser une phrase célèbre, «Mobutu was maybe a bastard, but our bastard…»

Lorsque l’idéologie recula dans les années fin 1980- début 1990, vint le temps de l’émotion et plus encore de la manipulation des émotions. Le prétendu massacre de Timisoara [ville de Roumanie où la «découverte de charniers» accompagna l’épisode du renversement du couple Ceausescu] en fut l’une des premières manifestations… Officiellement les conflits idéologiques avaient disparu, l’Occident et ses valeurs l’avaient emporté.

C’était le temps de la disqualification des Etats au profit des ONG, le temps de la dictature de l’émotion, le temps du droit d’ingérence où Bernard Kouchner [un des créateurs de MSF, puis ministre des Affaires étrangères sous divers gouvernements de gauche et de droite] et tant d’autres célébraient l’alliance entre les journalistes et les humanitaires, chacun ayant besoin de l’autre…

Est-ce à dire que les idéologies ayant officiellement disparu, les conflits d’intérêts, les ambitions géopolitiques n’existaient plus pour autant? Tant s’en faut.

Certains régimes, jusqu’alors tolérés, se retrouvèrent soudain ciblés, objet de manipulations médiatiques. Faut-il rappeler les couveuses de Saddam Hussein [c’est-à-dire les images truquées des couveuses détruites lors de l’occupation du Koweït du 2 au 4 août 1990 par l’armée du dictateur Saddam Hussein; officiellement 1000 morts], les armes de destruction massive dont les Américains prétendirent avoir découvert l’existence [ce qui justifia l’intervention militaire en Irak dont les effets désastreux se font tragiquement sentir aujourd’hui]?

Illustration d'époque relatant l'expédition Marchand à travers l'Afrique.
Illustration d’époque relatant l’expédition Marchand à travers l’Afrique

Et en Afrique, la défense des intérêts des anciennes puissances coloniales donna lieu à de nombreux «médias mensonges»: la presse britannique diabolisa Mugabe qui avait eu l’audace de nationaliser les terres du Zimbabwe, et bien rares furent ceux qui rappelèrent qu’en réalité Mme Thatcher n’avait pas tenu les promesses faires au moment de l’indépendance. Quant à la presse française, c’est avec une quasi-unanimité qu’elle vilipenda Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, qui avait eu l’audace de vouloir diversifier les relations économiques de son pays.

Si l’idéologie avait disparu, les intérêts subsistaient y compris de très anciennes rivalités entre les puissances d’hier: au Rwanda, la France qui soutenait le régime Habyarimana [à la tête du Rwanda de 1973 à 1994] voyait surtout dans le pays des Mille Collines une marche avancée de la francophonie et dans un premier temps, dûment briefés à Paris, la plupart des journalistes dépêchés sur le terrain évoquèrent une «guerre civile, parlèrent du FPR comme de «rebelles»…

Au cœur de l’Afrique centrale, certains croyaient que se jouait un remake de Fachoda [1898, conflit entre la France et l’Angleterre autour du poste militaire se situant aujourd’hui au Soudan du Sud], une lutte d’influence entre le monde anglo-saxon et le pré carré français, alors que la réalité était celle du dernier génocide du XXe siècle…

Si la presse française, à quelques exceptions près, dont celle de Patrick de Saint Exupéry pour le Figaro ou Alain Frilet dans Libération, suivit le canevas qui lui était proposé par le service d’information de l’armée, ce qui influença durablement la couverture médiatique par la suite, c’est le sentiment d’horreur que suscita la découverte des charniers, la dévastation des églises transformées en pièges mortels. Par la suite, l’ampleur de l’abomination se révéla telle que les crimes commis par les Hutus fanatisés furent amplement documentés, tandis que les agissements du FPR furent parfois minimisés ou passés sous silence par la presse internationale. Les vainqueurs bénéficiaient d’un énorme crédit, celui d’avoir mis fin au génocide et de vouloir reconstruire un pays d’où la notion d’ethnie aurait disparu.

Aujourd’hui, vingt ans après, on peut le dire: couvrir le Rwanda fut émotionnellement très dur pour les journalistes. A cause des scènes d’horreur, certes, mais aussi à cause du bouleversement total de toutes les valeurs, de l’ampleur inimaginable des crimes commis par des gens que hier encore nous fréquentions… A Kigali, dans les premiers jours d’avril, des journalistes chevronnés ont craqué non seulement à cause des scènes dont ils avaient été les témoins, mais aussi parce qu’ils ne pouvaient pas concevoir que certains de leurs interlocuteurs d’hier puissent figurer dans le camp des tueurs…

Congo, un enjeu mondialisé

Deux ans plus tard, j’ai moi-même été horrifiée lorsqu’au Congo, j’ai vu les «libérateurs» de la veille, ces soldats de l’APR qui avaient mis fin au génocide se livrer au Congo à des crimes de masse, mais aussi à des actes d’humiliation des populations congolaises. Les «libérateurs» dissimulaient des charniers, éliminaient des témoins, se comportaient dans le pays voisin comme des oppresseurs, indifférents à la souffrance qu’à leur tour ils infligeaient. Dans des moments comme ceux-là, il faut s’accrocher, se dire qu’aucune idéologie ne tient la route, que les éventuels liens de sympathie ne comptent pas, même s’ils ont été noués dans des situations dramatiques ou dangereuses, que le reporter ne doit en définitive rendre compte que de ce qu’il a vu, en sachant combien partiel sera son témoignage…

La guerre dans le Kivu... un conflit «mondialisé»
La guerre dans le Kivu… un conflit «mondialisé»

A propos du Congo aussi les manipulations médiatiques furent nombreuses, qu’il s’agisse de la première et de la deuxième guerre du Congo, qui s’accompagnèrent de nombreux massacres. Il fallut du temps pour que la presse comprenne les véritables enjeux du conflit, cette volonté d’ouvrir, par le fer et le feu, le coffre-fort congolais aux voisins et plus largement à une économie mondialisée.

Quant à Laurent Désiré Kabila, qui s’y opposait et voulait reconquérir la souveraineté de son pays, il fut à son tour diabolisé,accusé d’avoir commandité les massacres de réfugiés hutus, que tout le monde savait avoir été commis par ses alliés… Et lorsqu’il fut assassiné, je me souviens qu’étant à Kinshasa, j’écoutais des radios internationales assurer que la population avait accueilli sa disparition avec indifférence, alors que, de mes yeux, je voyais deux millions de Kinois sangloter au passage de sa dépouille ramenée du Zimbabwe…

Et les proches dans tout cela?

Les souvenirs toujours brûlants du Rwanda et du Congo m’amènent à m’interroger sur un sujet dont la prise en compte est relativement récente, les traumatismes psychologiques que peuvent subir les reporters de guerre. Aujourd’hui, des encadrements existent enfin, des soutiens se sont mis en place, mais il a fallu du temps…

Dans le passé pas si ancien, il n’y avait rien de tout cela. Rien d’autre que le support familial, que les amis, les proches, qui écoutaient, recueillaient le trop-plein des émotions ainsi que les anecdotes qui permettaient de relativiser, de prendre une éventuelle distance, d’introduire une note d’humour…

Un ouvrage extraordinaire «Amour de pierre» dont je vous recommande la lecture, m’a révélé cette face cachée du journalisme de guerre: l’impact qu’il peut avoir sur les proches. L’auteur, Grazyna Jagielska, épouse d’un grand reporter polonais, raconte comment, journaliste elle-même, elle décida d’être celle qui s’occuperait des enfants, du ménage, de la maison, tandis que son reporter d’époux irait de guerre en guerre, de plus en plus loin, de plus en plus dangereusement.

Lui, tout au long du livre, il va plutôt bien. Il fait face au danger, à la mort, en Tchétchénie, au Pakistan, au Sri Lanka et ailleurs encore… Ses reportages sont remarqués, il additionne les prix, la reconnaissance. Il échappe à la mort de multiples fois et à l’aéroport, à chacun de ses retours, il achète du parfum pour sa femme, des jouets pour les enfants. Revenu parmi les siens, il écrit, il dort, il raconte, il se vide de toutes ses histoires. Il va de mieux en mieux, il est prêt à repartir. Quel reporter n’a vécu cela ? Se décharger de ses angoisses rétrospectives, de ses souvenirs sur l’entourage, qui encaisse sans jamais recevoir la gratification ?

J’ai pensé à ma mère, à mes compagnons, à mes collègues, aux quelques amis qui m’aimaient. Je leur ai offert de partager ma peur rétrospective, mais c’est moi qui suis partie avec le succès.

Gracyna elle, finira hospitalisée, et le diagnostic sera clair: traumatisme de guerre.

Elle n’avait pas vécu les guerres sur le terrain, mais son époux avait ramené la violence à la maison. Lui, une fois décrits ses personnages, une fois racontée son histoire, terminées ses conférences, il pouvait s’autoriser à tourner la page. Mission accomplie. Elle, son épouse, elle se débarrassait difficilement des fantômes que son époux avait ramenés au cœur de leur intimité…

En lisant ce livre, j’ai pensé qu’il n’est pas bon qu’au retour le reporter de guerre se retrouve seul. J’ai songé aux free lance, aux indépendants qui n’ont pas le soutien d’une rédaction, aux solitaires qui n’ont personne avec qui partager leurs émotions et leurs anecdotes, à ceux qui restent murés en eux-mêmes et n’arrivent pas à prendre de distance…

Je me suis rappelée que, jusqu’à la veille de sa mort, ma mère disait: «je prends sur moi toute cette peur. Pour que toi tu puisses continuer.» Il m’a fallu lire le récit de Gracyna pour comprendre, des décennies plus tard, ce que cela pouvait signifier…

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Communication préparée pour le colloque ce Bastogne (18 mars 2016), consacré à la «grandeur et misère du journalisme de guerre». Colette Braeckman a couvert de nombreux sujets dans sa carrière de journaliste au quotidien bruxellois Le Soir. Elle est l’auteure de divers ouvrages, dont: Rwanda: Mille collines, mille douleurs (Nevicata, 2014); Le Dinosaure. Le Zaïre de Mobutu (Fayard, 1992); L’Homme qui répare les femmes: Violences sexuelles au Congo, le combat du docteur Mukwege (Editions André Versailles, 2013); Les nouveaux prédateurs: Politique des puissances en Afrique centrale (Editions Aden, 2009). Les passages entre crochets [] sont de la rédaction de A l’Encontre, de même que les intertitres. (Rédaction A l’Encontre)

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