«Il n’y a pas d’affaire Heidegger»

heideggerPar François Rastier

Depuis un article d’Herbert Marcuse, en 1933, le caractère nazi de la philosophie heideggérienne a fait l’objet de nombreuses analyses dans lesquelles on a voulu voir des «affaires» diffamatoires. Avant même la publication des Cahiers noirs (Schwarzen Hefte), dans lesquels il a tenu son journal de 1930 à 1970, elles commencent à recevoir du maître lui-même des confirmations posthumes mais irréfutables qui jettent le trouble parmi ses disciples.

Après la guerre, Heidegger avait réécrit ses textes les moins équivoques et s’était drapé dans un certain hermétisme. Sa famille et ses éditeurs ont interdit jusqu’à ce jour l’accès à ses archives. Mais il avait planifié, avant sa mort, la parution de ses œuvres complètes en ménageant une radicalisation progressive. Ce fut ainsi en 2001 un texte appelant à l’«extermination totale» de l’ennemi intérieur ; et on annonce aujourd’hui neuf volumes regroupant les Cahiers noirs. Les extraits rendus publics depuis décembre, reprennent les thèses de Hitler et de Rosenberg sur la «domination juive mondiale».

Bizarrement, l’éditeur des Cahiers noirs, Peter Trawny, directeur de l’Institut Martin-Heidegger, semble se désolidariser en concédant que cette domination est «à moitié imaginaire», façon discrète d’affirmer qu’elle est à moitié vraie. Les extraits cités sont certes antisémites, mais, en les choisissant, Trawny semble lâcher du lest sur l’antisémitisme (apparemment banalisé) pour éviter d’affronter la question du nazisme. Mais l’arbre antisémite peut-il cacher la forêt nazie ?

Paradoxalement, Heidegger dépasse l’hitlérisme sur sa droite, par une radicalisation métaphysique de l’antisémitisme. L’image dramatisée qu’il présente du monde contemporain et de la modernité scientifique et technique est essentiellement liée à sa conception des Juifs et de la domination de la «juiverie mondiale» (Weltjudentum) : si Trawny, dans son étrange apologie, fait lui-même la comparaison du propos heideggérien avec les Protocoles des sages de Sion, cette domination n’est plus cachée dans l’obscurité d’un complot, elle se déploie à l’évidence dans l’essor techno-scientifique lui-même.

Le monde enjuivé reste dans l’oubli de l’Etre, non seulement parce que les Juifs, apatrides et cosmopolites, n’ont pas de Dasein (littéralement être-là), ne sont nulle part et demeurent donc privés de monde (Weltlos), mais parce que la modernité est dominée par leur «faculté de calcul et le marchandage», leur «don accentué pour la comptabilité», leur «tenace habileté à compter», leur «calcul vide»(traductions de Hadrien France-Lanord). Le thème médiéval de l’usurier calculateur, absorbé dans le compte de ses deniers de Judas, se voit même transposé aux sciences et techniques contemporaines, car ce monde du calcul requiert les mathématiques et s’appuie sur leurs modèles, concrétisés notamment par l’horrifique technoscience cybernétique. Ainsi, l’élargissement sans précédent d’un stéréotype haineux suffit-il pour condamner le monde moderne et pour affirmer que «la science ne pense pas» (puisqu’elle est instrumentée par les Juifs). L’indifférence relative de Heidegger au racisme biologique tient à cela, la biologie étant une science aussi enjuivée et infectée de rationalité que les autres.

En 1949, dans la conférence «Das Gestell» («l’arraisonnement, l’emprise») Heidegger suggère, qu’en étendant son emprise sur le monde, la technoscience fut aussi responsable de l’extermination. Les Juifs cependant n’ont pas été tués, leur disparition ne mérite pas la dignité de mort : il répète la question «Meurent-ils ?»(Sterben Sie ?). D’une part, restant dans le domaine des étants, ils demeurent sans rapport avec l’Etre et donc ne vivent pas – en quelque sorte, ils sont des accidents sans substance. Mais surtout, la technique est responsable de leur disparition, d’où l’image répétée de l’industrialisation (Motorisierte, Fabrikation), ce qui exauce le vœu heideggérien que le judaïsme «s’exclue de lui-même» (traduction de François Fédier), par l’effet collatéral de la Machenschaft («règne de l’efficience») dont il est le principal responsable.

Prégnante, la métaphore industrielle, reprise de Arendt à Agamben, a retardé l’historiographie même de l’extermination, si bien que ce que l’on a appelé la «Shoah par balles» a été négligé pendant un demi-siècle. Bien qu’odieuse, puisqu’assassiner n’est pas produire des cadavres, la métaphore a soutenu le poncif douteux que la modernité technoscientifique était responsable de l’extermination.

Trawny estime que les idées antisémites étaient répandues à l’époque (par qui ? ne s’agit-il que d’un vernis vintage ?), et cependant que la volonté de publier les siennes témoigne chez Heidegger d’une «remarquable liberté de pensée». Heidegger enfin s’opposerait au nazisme – soit, mais les réserves qu’on lui prête se résument à des critiques de droite qui rappellent celles des milieux ésotériques de l’Allemagne secrète : en bref, les hitlériens ne seraient pas allés assez loin.

Ainsi disculpé, Heidegger reste bien entendu «un des plus grands penseurs du XXe siècle». Les heideggériens français, qui répètent la même chose, s’en prennent cependant à Trawny, un carriériste répétant une «foutaise» (selon Fédier). En France, des traductions lénifiantes, des commentaires distingués ont fait de Heidegger un incontournable auteur de référence, mais la divergence ne porte ici que sur la tactique : alors que les Français se sont de longue date enfermés dans le déni, Trawny a bien compris que Heidegger, en prévoyant de couronner son œuvre complète par la publication de neuf volumes ouvertement ultra-nazis, pensait non sans raison hélas qu’ils seraient accueillis comme marée en carême et misait sur le dépassement d’un hitlérisme vieillot et vaincu par un ultra-nazisme actualisé et décomplexé. Après que le négationnisme a fait son temps, voici celui de l’affirmationnisme. A en juger par les premières réactions, le retentissement sera grand dans le monde académique à l’échelle internationale. L’antirationalisme militant, le refus de l’éthique et la surestimation de l’esthétique, le rejet de la technique et de la pensée scientifique, tout cela a séduit des radicalismes universitaires de droite et de gauche qui depuis des décennies se retrouvent dans le programme heideggérien de l’Abbau, la mise à bas, connue sous le nom euphémique de «déconstruction».

Comme Heidegger déploie un style oraculaire, pompeux et adroitement hypnotique, recodant dans le vocabulaire de l’ontologie les catégories du nazisme, on n’a pas su ou pas voulu y discerner le double langage qu’il revendiquait pourtant en privé. L’«affaire» Heidegger n’aura été que celle de l’aveuglement parfois complice de divers milieux académiques et de bien des intellectuels de renom. Mais une philosophie qui appelle au meurtre est-elle autre chose qu’une idéologie dangereuse ? De fait, des ultra-nationalistes russes influents, comme Alexandre Douguine, ou des islamistes comme Omar Ibrahim Vadillo s’appuient de longue date sur Heidegger pour prôner la supériorité raciale et la guerre totale. Dans le scénario noir, tel que Heidegger l’a programmé, la radicalisation inscrite dans son projet éditorial peut revêtir alors une valeur éducative, en prônant un antisémitisme renouvelé, un ultra-nazisme radicalisé et philosophiquement légitimé. (Article publié dans le quotidien Libération du vendredi 7 mars, en page Rebonds. François Rastier est directeur de recherches au CNRS, Paris. Voir sur le site A l’Encontre en date du 7 février 2014 l’article d’Emmanuel Faye)

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