Histoire. Thomas More: «trois réalités qui restent vivaces»

Entretien avec Thierry Paquot
conduit par Jérôme Skalski

Pour le philosophe et spécialiste de Thomas More, né le 7 février 1478, Thiery Paquot, «guerre, accroissement des inégalités et intolérance religieuse, ces trois réalités pointées par Thomas More, se manifestent encore». En quoi la lecture de l’Utopie de Thomas More peut-elle nous éclairer sur les problématiques auxquelles l’humanité se trouve confrontée aujourd’hui?

Thierry Paquot: Comme vous le savez, le récit utopique combine deux moments, le premier se veut une critique radicale de la société inique dans laquelle vit l’auteur et le second décrit une société exceptionnelle découverte par hasard, telle une île qui ne se trouve nulle part. La première partie et toujours d’actualité. En effet, Thomas More y dénonce trois préoccupations qui sont encore les nôtres. La première, c’est la guerre. Le monde est toujours en guerre, ne l’oublions pas, une ONG basée à Stockholm répertorie 259 conflits armés entre 1946 et 2014. La deuxième, c’est l’accroissement des inégalités entre la minorité des plus riches et la majorité des pauvres, que Thomas More a dénoncé en préconisant la suppression de la propriété privée et de la monnaie. La troisième concerne l’intolérance religieuse, toujours vivace.

Il est étonnant que cinq cents ans plus tard, ces trois réalités pointées par Thomas More se manifestent encore: les guerriers ne sont pas directement au pouvoir, mais se profilent derrière les industries d’armement florissantes, les 62 plus riches au monde ont une fortune cumulée équivalente aux revenus annuels des 3,5 milliards les plus pauvres (selon Oxfam, 2016) et les conflits interreligieux n’hésitent pas à user du terrorisme… En revanche, les enjeux environnementaux (dérèglement climatique, surconsommation d’énergies fossiles, épuisement des sols et déforestation, pollutions de l’air et de l’eau, etc.) qui résultent du productivisme sont ignorés, tant les Utopiens pratiquent «spontanément» une agriculture vivrière raisonnée, ne gaspillent pas au nom d’un consumérisme effréné, sans pour autant se priver: le bonheur n’est en rien quantitatif!

Dans Le Capital, Marx cite Thomas More comme le grand témoin du mouvement des enclosures, qui fait aujourd’hui écho aux processus d’expropriation des populations rurales ou de privatisation des biens publics qui ont lieu partout dans le monde sous l’impulsion du néolibéralisme. De quoi s’agit-il?

Thierry Paquot: À l’époque de Thomas More, la gentry, c’est-à-dire la petite noblesse rurale anglaise, s’accapare les communaux, terres qui étaient laissées à l’usage commun et sur lesquelles tout le monde, en particulier ceux qui n’avaient qu’un animal ou deux seulement, allait les faire paître. Ce monde des communaux était réglé par des coutumes locales, comme pour le ramassage de bois dont Marx a fait la description dans ses premiers articles. Le mouvement des enclosures, comme son nom l’indique, consiste à enclore ces communaux. Mais une clôture avec une palissade, trois siècles et demi avant l’invention du fil barbelé, s’avère coûteuse, aussi beaucoup de paysans s’endettent pour la construire et certains sont contraints de vendre et de quitter leur terre en venant grossir les rangs des vagabonds, qui sont pourchassés et parfois pendus!

La mendicité est alors réprimée et les vagabonds errent sans autre but que de survivre, plus tard ils viendront peupler les workhouses que Michel Foucault va étudier, ces manufactures-prisons qui, comme les enclosures, marquent l’accumulation primitive du capital. Marx reprend une formule choc de Thomas More: «Les moutons dorénavant mangent les humains!» C’est l’époque où l’industrie textile prend son envol. Plus tard, les ovins serviront à l’alimentation des citadins privés du gibier que la chasse ou le braconnage fournissaient. À présent, cette confiscation – et privatisation – des communaux s’apparente à un vaste jeu de Monopoly international où les terres agricoles changent de propriétaires, comme en Afrique, où Chinois, Coréens, Saoudiens achètent de vastes territoires pour y pratiquer une agriculture intensive dédiée à l’exportation, tout en expulsant les paysans et en détruisant leurs structures villageoises, qui reposent bien souvent sur l’entraide.

Autre aspect de l’Utopie de Thomas More qui fait écho au monde contemporain, la question de la ville. En quoi vous touche-t-elle en tant que philosophe de l’urbain?

Thierry Paquot: Sur l’île d’Utopie, les paysans et éleveurs sont la majorité de la population, mais ils résident dans l’une des 54 villes, de taille semblable. Seuls ceux qui s’occupent des animaux logent sur place dans des fermes. Chaque Utopien se voit attribuer une maison confortable (avec une cheminée dans chaque pièce et des vitres aux fenêtres), disposant d’une cour et d’un jardin. Il n’y a pas de serrure car les vols sont inexistants. Au bout de dix ans, l’Utopien déménage dans une autre maison tirée au sort afin de ne pas cultiver le sens de la propriété privée. Les repas sont pris dans un restaurant communautaire du quartier.

La ville offre un éventail très large d’activités culturelles dont les Utopiens sont friands. Ils travaillent six heures par jour, moins quand la récolte de l’année précédente a été abondante. La campagne est facile d’accès, de même que les rivages, les villes sont jardinées et propices à la promenade. L’île d’Utopie que Thomas More imagine est peuplée de plusieurs millions d’Utopiens, les villes sont importantes sans entasser les habitants, ce sont des villes de juste taille, où l’on circule à pied dans un cadre verdoyant. Thomas More s’inspire des maisons d’Anvers, lui-même se fera construire une maison à Chelsea avec un toit-terrasse, une chapelle (sa piété est légendaire, il sera canonisé en 1935), une ménagerie et surtout une bibliothèque, le tout dans un parc donnant sur la Tamise, par laquelle il se rend chaque jour à Londres, où il est chancelier du royaume. Il ne peut envisager l’urbanisation telle que nous la vivons actuellement avec des agglomérations multimillionnaires, congestionnées et inhabitables… J’observe que les utopistes de l’ère industrielle (Owen, Fourier, Saint-Simon, Godin, Morris…) préfèrent les petites unités agro-artisanales, seuls Cabet et Bellamy misent sur la grande ville pour démultiplier les qualités civilisationnelles. (Publié dans L’Humanité, en date du 7 février 2018)

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Thierry Paquot. Philosophe et professeur émérite à l’Institut d’urbanisme de Paris. Auteur d’Utopies et utopistes, La Découverte, collection «Repères», 2007. Lettres à Thomas More sur son utopie (et celles qui nous manquent), La Découverte, 2016.

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