HarmoS: « Harmonisation scolaire » ou contre-réformes?

Entretien avec Pierre Varcher

Le 13 mai dernier, dans un communiqué de presse, la Conférence suisse des directeurs de l’instruction publique (CDIP) annonçait l’entrée en vigueur du concordat intercantonal HarmoS pour le 1er août 2009 [1]. A compter de cette date débute un délai transitoire de six ans maximum permettant aux 10 cantons signataires (Schaffhouse, Glaris, Vaud, Jura, Neuchâtel, Valais, Saint-Gall, Zürich, Genève et Tessin) d’introduire les divers points du concordat dans leurs systèmes scolaires respectifs. Les cantons qui adhéreront ultérieurement au concordat devront respecter la même échéance, soit celle de la rentrée scolaire de 2015/2016, pour se mettre en conformité. Lorsque 18 cantons auront adhéré, HarmoS sera généralisé à l’ensemble de la Suisse en vertu de la «force obligatoire générale» dévolue à la Confédération par l’article 48a de la Constitution modifié lors du vote sur les «nouveaux articles constitutionnels sur l’éducation» du 21 mai 2006 [2].

Ce processus marque une étape importante dans la réalisation de contre-réformes dans le système éducatif suisse. Pour en éclairer différentes facettes, nous nous sommes entretenus avec Pierre Varcher, enseignant au collège de Genève ainsi qu’à l’université de Genève (formation des enseignants du secondaire). Il est l’auteur, entre autres, d’articles comme «Évaluation des systèmes scolaires par des batteries d’indicateurs du type PISA: vers une mainmise néo-libérale sur l’école ?» ou «Une dérive vers l’utilitarisme» [3].

Comment peut-on définir le concordat HarmoS ?

L’accord intercantonal du 14 juin 2007 [4] sur l’uniformisation – nommée officiellement «harmonisation» – de la scolarité obligatoire, plus connu sous le nom de concordat HarmoS, constitue la concrétisation de l’article 62 de la Constitution, modifié par le vote du 21 mai 2006. Cet article impose aux cantons une «harmonisation de l’instruction publique» dans les domaines suivants «la scolarité obligatoire, l’âge d’entrée à l’école, la durée et les objectifs d’enseignement et le passage de l’un à l’autre ainsi que la reconnaissance des diplômes.» Il consacre le passage de la «coordination» à «l’harmonisation» de l’ensemble des systèmes scolaires cantonaux, pour ce qui a trait à la scolarité obligatoire.

La situation initiale est celle d’un système scolaire fédéral où l’éducation élémentaire est décentralisée et laissée aux prérogatives des cantons. Il existe ainsi 26 systèmes d’éducation différents. Or, depuis plusieurs années, sous l’égide de la CDIP, l’uniformisation de ces systèmes est en cours. Elle va de pair avec le processus qui a débuté par les hautes écoles, avec une «harmonisation européenne» résultant des accords de Bologne [5]; puis les écoles de maturité gymnasiale, avec l’introduction d’un «plan cadre» ainsi que d’une «évaluation de la réforme de la maturité» (EVAMAR); et enfin elle touche aujourd’hui l’éducation de base.

Sur quoi porte cette harmonisation?

L’uniformisation concerne autant les structures que les contenus.

Une uniformisation des degrés scolaires.

La situation présente est celle où écoles «enfantine», «primaire» et «secondaire I» recouvrent des réalités différentes, y compris de durée, de canton à canton. L’accord intercantonal introduit le début de la scolarisation à l’âge de 4 ans, avec 8 ans pour le degré primaire (incluant l’école enfantine), suivis de 3 ans de secondaire I. Le passage dans les écoles de maturité gymnasiale est prévu «en règle générale» [6] à partir de la 10e année, soit une année avant la fin de la scolarité obligatoire, qui est portée par HarmoS à une durée de 11 ans. Ce qui signifie que la dernière année de secondaire I, pour les filières «prégymnasiales», sera considérée comme la première année du secondaire II.

Ensuite, il y a la question de «l’aménagement de la journée scolaire». L’article 11 du concordat dispose que «la formule des horaires blocs est privilégiée dans l’organisation de l’enseignement.» Il ajoute qu’une «offre appropriée de prise en charge des élèves est proposée en dehors du temps d’enseignement (structures de jour). L’usage de cette offre est facultatif et implique en principe une participation financière de la part des titulaires de l’autorité parentale.» C’est un point important: qu’est-ce qui prime ici ? Les besoins du patronat, des parents ou le développement équilibré des enfants ?

Sur les contenus: deux grandes options ont été prises.

La première est l’harmonisation des plans d’études (art. 8). La «diversité culturelle» faisant obstacle à la réalisation d’un plan d’études national, deux plans d’études ont été élaborés «au niveau des régions linguistiques»; l’un pour la Suisse française, le plan d’études romand (PER), mis en consultation depuis le 28 mai, l’autre pour la Suisse alémanique (Deutschschweizer Lehrplan); le Tessin sera lié au PER, bien qu’il pourra établir son propre système au moyen de dérogations.

La seconde option, c’est l’idée du «pilotage» et du «monitorage» du système éducatif au moyen de «standards». A mon sens, la question de l’articulation entre «plans d’études» et «pilotage par les standards» pose un certain nombre de problèmes. En voici un: les plans d’études fixent un certain nombre de domaines disciplinaires pour toutes les écoles de Suisse: langue I; langue II; mathématiques et sciences naturelles; sciences humaines et sociales; musique, arts et activités créatrices; mouvement et santé. Par contre, la définition des «standards» ne touche que quatre de ces domaines: langue de scolarisation, langues étrangères, mathématiques, sciences naturelles. C’est une différence importante, qui pose – sans le mentionner – la question de disciplines essentielles et secondaires dans l’enseignement et qui tend à recentrer l’école obligatoire sur une seule de ses finalités: assurer la future employabilité des élèves. Ceci au détriment d’autres finalités qui devraient absolument être préservées et développées.

Qu’entend-on par «standards» ?

La conception retenue en Suisse pour les quatre domaines visés par les standards est celle des «standards de performance». C’est-à-dire que l’on définit un niveau minimal à atteindre en termes de «compétences». Ce niveau doit être «testable et mesurable», de façon à permettre l’introduction d’un «monitorage» des systèmes éducatifs. Sont but est de mesurer l’écart entre les résultats et les attentes, définies a priori par les «compétences» à atteindre. Ces mesures vont alors susciter des «analyses» dont l’objectif est de comprendre ce qui a conduit tel système scolaire ou tel établissement, telle discipline à ne pas atteindre les standards de performance. C’est l’aspect le plus contestable des standards.

La littérature critique sur les standards produite depuis longtemps dans les pays anglo-saxons (surtout aux États-Unis), démontre que l’usage des «standards de performance» entraîne un risque énorme: le learn to test. C’est-à-dire que «l’on apprend à réussir le test»: les enseignants modèlent leurs cours de façon à assurer la meilleure réussite aux tests, autrement dit pratiquent le bachotage. En conséquence, les compétences définies à l’origine des plans d’études ne sont pas appliquées réellement puisque l’objectif est d’atteindre les meilleurs résultats «mesurables». On retrouve ici directement les biais introduits par les évaluations du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA). Cela est d’ailleurs reconnu par Simone Forster, chercheuse à l’Institut de recherche et de documentation pédagogique (IRDP), qui déclare: « Il ne faut pas être naïf. Ces démarches [de standardisation et d’évaluation] rejoignent le modèle libéral de l’OCDE, de PISA. Nous entrons dans un cadre d’évaluations et de comparaisons des cantons entre eux» [7].

Que dire de la relation entre PISA et les standards instaurés par HarmoS?

Officiellement les autorités affirment que HarmoS ne dépend pas de PISA. Ce qui n’empêche pas, par exemple, Olivier Maradan, secrétaire général adjoint de la CDIP, de déclarer que «PISA a accéléré le processus HarmoS» [8] ou d’autres d’indiquer que les évaluations des standards prévues constitueront des «petits PISA» à l’échelle nationale. Il est manifeste que celaparticipe d’une même tendance. Autour de HarmoS, il y a la victoire de ceux qui veulent «harmoniser» le système scolaire dans le but d’en assurer la «transparence», pour reprendre leurs termes. Ceci afin de permettre le fonctionnement d’un «monitorage» dans le but – qui est celui poursuivi par l’OCDE – de former une future main-d’œuvre qui puisse être «compétitive dans la concurrence internationale exacerbée par la globalisation économique». Autrement dit il s’agit d’une part, pour l’autorité politique, d’avoir une emprise plus directe sur les systèmes éducatifs et d’autre part, pour les milieux proches du patronat d’avoir une emprise sur la définition et le contrôle des savoirs développés en priorité à l’école.

Plus précisément, par quel biais cette emprise est-elle possible ?

Cette emprise se réalise au moyen du dispositif de «monitorage du système suisse d’éducation et de formation». Plus précisément, «le monitorage de l’éducation consiste en la collecte et le traitement – de façon systématique et sur le long terme – d’informations relatives à un système éducatif et à son environnement. Il sert de base à la planification de l’éducation, aux décisions en matière de politique éducative, à un compte rendu de l’état d’un système éducatif et au débat public» [9]. Par ce biais – et selon une démarche similaire à celle de PISA – on amène les écoles et les cantons dont les résultats sont en dessous des standards, d’une part à être désignés comme «médiocres» et, d’autre part, à devoir ainsi se donner les moyens de parvenir à atteindre les standards. Le risque est qu’en réalité cela passe par une acquisition mécanique de savoirs. Celle-ci n’entre-t-elle pas en résonance avec l’idée qu’il faut préparer les jeunes non pas à des métiers mais plutôt à des savoirs de base? Or cela suppose que l’on sait quelles sont ces capacités de base. Cela suppose également qu’on en fasse le fondement des formations professionnelles entamées par ceux qui ne poursuivent pas d’études. On sait que le risque existe que ces connaissances professionnelles deviennent nécessairement obsolètes au bout de quelques années. Peu importe, pour les partisans de l’acquisition mécanique des savoirs: puisque les «capacités de base» existent, il s’ensuit que, si elles ont été bien acquises, elles pourront servir de «base» aux salariés qui, comme un logiciel, devront se «mettre à jour», se réactualiser régulièrement, que ce soit dans le cadre de l’emploi, parallèlement à l’emploi et à leurs frais, ou en phase de «recyclage» à la suite d’une période de chômage.

Ici se pose une question importante, touchant aux problématiques de la démocratie et des études. Au mieux la population retient de ce débat, apparemment technique sur les standards, uniquement l’idée de «mesure», «d’évaluation»: «après tout, on fait des examens». Cette question est vidée de son contenu politique, alors qu’elle touche à l’une des questions centrales de notre société: comment et, surtout, à quoi former les jeunes générations ? Et de cette manière elle échappe pour l’essentiel à un large débat démocratique et se fait emprisonner dans les rets des tasks forces technocratiques et acritiques mises en place par l’autorité politique. La CDIP, par exemple, étant un organe intercantonal, discute et décide à l’abri de tout débat parlementaire et public, même si l’adoption du concordat HarmoS nécessite d’être avalisée par le législatif de chaque canton.

Par quels critères définit-on ces standards ?

Quatre «consortiums scientifiques» ont été créés en 2005. Ils définissent des «standards nationaux de formation». Ces derniers sont compris comme la description des «compétences minimales que les élèves devront avoir acquises» à la fin respectivement du premier et du deuxième cycles de quatre ans (constituant le «primaire») et à la fin du secondaire I. Soit lorsque les élèves ont atteint l’âge de 8, 12 et 15 ans. Chaque canton, en adhérant à HarmoS, s’engage à «faire en sorte que pratiquement tous ses élèves atteignent les standards fixés. La CDIP vérifiera s’ils sont atteints sur le plan national» [10]. A ces trois niveaux correspondent donc autant de standards soumis à évaluation. Ils touchent quatre domaines: langue de scolarisation, langues étrangères, mathématiques et sciences naturelles. La coïncidence entre ces quatre domaines et ceux qui sont «évalués» par le programme PISA est à souligner. Ce choix est justifié par l’usage des résultats des enquêtes internationales qui montrent «qu’il y a des retards» et qu’il convient donc de prendre des mesures pour «soutenir la comparaison». Il y a donc une relation, même s’il est prévu dans une seconde étape d’étendre la définition des standards à d’autres domaines (mais pas aux sciences sociales…)

Comment va-t-on définir ces standards ? De la même façon qu’avec le programme PISA ? Toutefois, il ne «mesure» pas l’acquisition des plans d’études, il procède dans l’autre sens, en mesurant les performances dont on estime qu’elles montrent la capacité de devenir compétitif dans le monde du travail. En cas de «mauvais» classement PISA, les Etats vont être poussés à ajuster leurs plans d’études pour que les élèves réussissent les performances attendues. Que va-t-il se passer avec les standards HarmoS ? Vont-ils être calqués sur les «compétences définies par PISA ? Avec les mêmes définitions? Mais le programme PISA n’évalue les élèves qu’à 15 ans. Cela signifie-t-il qu’à partir de ce seuil final on va découper deux autres tranches de performances pour définir les standards des deux niveaux précédents, puisqu’il est également prévu d’évaluer à 8 et 12 ans? Il y a lieu de s’inquiéter sur la procédure de consultation que la CDIP va engager dans le courant de l’année sur ces standards nationaux de formation. Se fondera-t-elle sur l’idée d’une progression définissable et donc uniforme pour l’ensemble des individus? S’inscrira-t-elle dans la perspective d’une approche technocratique des modèles de performance, si courante de nos jours, modèles à la fois peu respectueux des progrès didactiques réalisés pendant ces dernières décennies ainsi que de l’autonomie des enseignants, pour reprendre les termes d’une recherche de l’IRDP de Neuchâtel [11] ?

Les architectes du concordat HarmoS prétendent qu’il n’introduit pas des réformes de fond…

L’Union patronale Suisse et economiesuisse soutiennent HarmoS parce qu’il introduit «plus de concurrence grâce à la transparence et la comparabilité» [12]. Observons les arguments qu’avance economiesuisse[13]. Selon l’organisation faîtière du patronat, HarmoS introduit:

Une méthode: une meilleure mesurablité (sic) des systèmes d’enseignements et une amélioration de l’efficience (soit le rapport «coûts-résultats») de l’école obligatoire: «la possibilité d’examiner de manière plus professionnelle l’efficience du système éducatif [débouche] sur l’amélioration de la qualité de l’enseignement».

Un principe: «à performances identiques, possibilités identiques». Il repose sur le «constat» qu’à partir des résultats des enquêtes PISA, il existe une grande disparité d’évaluation entre chaque école lors d’un même test à «performances égales», d’où «une mauvaise distribution du capital humain». Autrement dit, la difficulté pour les employeurs «d’estime correctement les compétences des élèves». Cette inadéquation doit être questionnée, car «les dépenses pour l’école obligatoire sont élevées […] il est donc justifié de se demander quels sont les résultats des investissements» dans le système éducatif.

Un souhait: des «structures plus transparentes et uniformes» qui favorisent «l’économie et la mobilité géographique [des travailleurs]. » La situation actuelle ne tenant pas compte «du fait que, de plus en plus, les deux parents exercent une activité professionnelle. HarmoS facilite la réintégration scolaire de l’enfant en cas de changement de domicile» en raison de l’uniformisation de l’âge d’entrée à l’école et des cursus. De plus, «Les horaires blocs [auxquels il faut ajouter les structures d’accueil de jour] améliorent la compatibilité entre travail et vie familiale».

Politiquement, c’est bien entendu le troisième argument qui porte le plus. C’est celui qui est le plus facilement partagé. En effet, pourquoi maintenir autant de différences ? Si l’on change de canton – et parfois même pas parce que l’on change de travail, mais simplement parce que l’on se déplace dans l’agglomération ! – il apparaît aberrant qu’il soit nécessaire de s’adapter à de nouvelles structures éducatives. Cela bloquerait une certaine mobilité, une flexibilité de l’emploi.

Derrière ces propos se cache toutefois un enjeu de société majeur. Le besoin des parents, surtout des femmes – ou s’agit-il des besoins du patronat en matière d’élévation du taux d’activité professionnel des femmes? – d’une prise en charge précoce de leurs enfants, qui n’est pas illégitime en soi, soutient une scolarisation précoce. Or cette manière de poser le problème évacue une question importante: faut-il promouvoir une scolarisation plus précoce ou une prise en charge adaptée de la petite enfance dans et hors du cadre familial ? Ce n’est pas la même chose.

L’Organisation mondiale pour l’éducation préscolaire (OMEP) préconise une attention particulière pour la tranche d’âge 0-8 ans. Selon elle, il s’agit d’une période spécifique au cours de laquelle il n’est pas bon de faire de l’enfant un élève. Notons que l’OMEP va jusqu’à 8 ans. En fixant la scolarisation à l’âge de 4 ans, c’est à un résultat exactement opposé que l’on aboutit, cela même si les premières classes obéissent à un fonctionnement particulier. Avec une première évaluation des standards après les quatre premières années de scolarisation, ce que prévoit HarmoS, il y a de fortes chances que l’on fabrique des petits élèves préparés pour atteindre à l’âge de 8 ans les premiers objectifs de performances. Cela va modifier les contenus d’enseignement destiné à cette tranche d’âge, avec l’introduction plus rapide du calcul, de la lecture et, plus généralement, de l’apprentissage d’une logique de compétition propre aux résultats, au détriment d’exercices cognitifs ou d’activités de socialisation plus larges.

En d’autres termes, il faut faire le constat que des besoins sociaux ne sont pas «validés socialement». Autrement dit, pourquoi ne développe-t-on pas des infrastructures et un encadrement qui permettent une prise en charge réelle des enfants, déconnectée d’une logique de performances et de standards ? Pourquoi ne pas aboutir à une réduction importante du temps de travail, rendant possible une meilleure division des tâches hommes/femmes, une meilleure qualité de vie ainsi qu’une meilleure prise en charge des petits enfants dans le cadre familial ? Voici des questions qui méritent d’être posées et qu’economiesuisse sait pourquoi elle les passe sous silence.

Le «constat» d’economiesuisseselon lequel à «résultats PISA égaux, notes scolaires très différentes» appelle plusieurs remarques. L’idée sur laquelle il repose est la suivante: on peut évaluer les performances et les savoirs, il existe une «mesure» absolument objective. Comme s’il s’agissait d’entités pures, «en soi». Or, ce n’est pas le cas. La note scolaire, telle qu’elle est pratiquée et avec tous ses défauts, tient compte du fait que l’élève s’inscrit dans un contexte. L’évaluation scolaire est donc contextualisable et contextualisée, apte à tenir compte d’une progression par exemple. Les résultats PISA, eux, ne correspondent pas à des notes; la démarche mise en œuvre répond à d’autres objectifs. Mais il y a une tendance à vouloir les substituer aux notes, sous prétexte d’exactitude de la mesure et d’une soi-disant nécessité de standardisation.

Un véritable mythe autour des standards règne. Il suppose qu’un enseignement fondé sur des méthodes liées aux standards mène forcément aux résultats prévus (on injecte quelque chose, il en ressortira nécessairement telle autre chose). La conclusion est alors la suivante: si le résultat n’est pas atteint, c’est de la responsabilité de l’école, de l’enseignement voire de l’enseignant ou plus généralement de la structure doit «amener» l’élève à ce résultat. Alors qu’en réalité, il y a de nombreuses variables à prendre en compte. En outre, ces standards aboutissent à l’introduction d’une mécanique terrible sur le plan pédagogique: «tu n’as plus le droit de ne pas vouloir apprendre». Cela devient un rapport mécanique. Ce qui signifie que l’on va s’appuyer sur des conceptions mécanistes de l’apprentissage. L’outil est fallacieux en ce qu’il vise à créer une croyance fondée sur l’objectivité des «mesures» L’objectif, dont «l’efficience» n’est qu’un aspect: la «rationalisation des systèmes scolaires», leur adaptation à des exigences entrepreneuriales.

Comment se concrétise cette démarche?

Dans un contexte marqué par la privatisation depuis des années de nombreux secteurs de la fonction publique, il faut remarquer que l’école constitue un «sacré morceau». En 2006, selon les chiffres de l’administration fédérale, la Confédération, les cantons et les communes ont consacré 26,8 milliards de francs à l’éducation et à la formation, ce qui correspond à un peu moins de 20% de l’ensemble des dépenses publiques en Suisse. Pour la seule scolarité obligatoire, un peu moins de 11,5 milliards de francs ont été dépensés la même année [14]. Ce sont des sommes considérables, qui ne peuvent que susciter des appétits.

Il existe un certain consensus, y compris dans le patronat, sur la nécessité de ne pas privatiser l’éducation de base jusqu’à 15 ans. Cela serait plus dommageable qu’autre chose. Ce que l’on vise donc est une «rationalisation» des dépenses, le but étant de les limiter tout en restant «efficaces», soit les deux critères nécessaire à une «bonne efficience». Avec pour résultat le sacrifice de l’éducation sur l’autel de l’efficacité. L’efficacité au nom de quoi ? De la production d’une main-d’œuvre flexible ? Il y a alors toute une série de contenus scolaires – considérés comme secondaires, par rapport à ceux dits essentiels – qui vont être considérés comme des «à côté» et qui vont être, eux, facilement privatisés. Pourquoi l’école continuerait-elle à faire de l’éducation artistique ou en sciences sociales, par exemple ? Différentes matières vont être mises sur une balance: ce qui est «rentable» et «utile» d’un côté, ce qui est superflu de l’autre.

L’horaire bloc et «l’accueil de jour» sont de ce point de vue intéressants et nous renvoient aux propos tenus sur les besoins des parents ou les besoins du patronat en terme d’âge scolaire: c’est d’abord une disposition destinée aux parents travailleurs plutôt qu’aux enfants. Il est admis que la mise en pratique de cette disposition sera l’œuvre des cantons, voire plus probablement des communes. Pour les structures d’accueil de jour, la possibilité d’en bénéficier est offerte aux parents. Mais elle n’est pas obligatoire. De plus, elle est payante. On introduit donc le principe de la double imposition: non seulement «j’ai droit à ce que l’on s’occupe toute la journée de mes enfants à condition que je paie», mais en outre «mes impôts n’entrent pas en ligne de compte pour cela». On pourra ainsi construire à la marge de l’école une «offre» de structures d’accueil et d’activités parascolaires, facultative et payante. Ainsi certaines activités qui auront été supprimées du programme scolaire pourront être «offertes» par ce biais. Avec toutes les inégalités culturelles, sociales, salariales et scolaires qu’un tel processus renforcera.

Ajoutez à cela l’introduction progressive mais linéaire des enveloppes budgétaires pour gérer les établissements scolaires – c’est-à-dire l’autonomie des directions dans les choix budgétaires mais dans les limites de l’enveloppe donnée… et des apports extérieurs trouvés par la direction de l’établissement – et vous avez le cocktail détonnant de la privatisation de l’enseignement, sans que les établissements ne soient pour autant concrètement privatisés. En effet, qui pourra reprocher à un directeur d’avoir opéré certains «choix»? D’avoir, pour un budget donné, supprimé ou fortement amoindri certaines matières jugées non «indispensables» ou non «essentielles», selon les conceptions du directeur en question… D’avoir trouvé des sponsors privés pour telle ou telle période de l’accueil de jours des élèves, moyennant certaines publicités ou autres pratiques de conditionnement des jeunes? Et cela, sans que ces changements, suppressions, modifications et leurs conséquences ne soient discutées en tant que telles sur les plans politique et social. Au contraire, elles restent confinées, éclatées au niveau des établissements…

[1] HarmoS entrera en vigueur le 1er août 2009, communiqué de presse de la CDIP, Berne, 13.5.2009.

[2] Voir la page de la Conférence suisse des directeurs de l’instruction publique (CDIP) consacrée à Harmos, sur http://www.edk.ch/dyn/11737.php

[3] in «Harmos: péril ou solution ?», revue l’Educateur, n° 9 / 2005

[4] Accord intercantonal sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire du 14 juin 2007

[5] Lire à ce sujet l’article d’Olivier Longchamp et Yves Steiner intitulé Bologne, et après ? publié dans Traverse, revue d’histoire 2008/3, p. 125-143.

[6] Cf. Article 6, alinéa 4 de l’accord intercantonal.

[7] L’année clé de l’harmonisation scolaire, Le Temps, 29 mai 2009.

[8] Ce que les écoles suisses ont appris des verdicts de PISA, LT, 4 décembre 2007.

[9] Cf. Centre suisse de coordination pour la recherche en éducation, Monitorage de l’éducation, sur http://www.skbf-csre.ch/6.0.html?&L=1.

[10] Ibid.

[11] Cf. à ce sujet le dossier consacré en 2006 par l’IRDP: Analyse de la littérature critique sur le développement, l’usage et l’implémentation de standards dans un système éducatif: réalisé dans le cadre du projet Harmos de la CDIP.

[12] L’économie soutient HarmoS, communiqué de presse commun, Union patronale suisse et economiesuisse, 10 septembre 2008.

[13] economiesuisse, Dossier politique n°17, HarmoS: harmonisation de l’école obligatoire, 15 septembre 2008. Les citations suivantes sont tirées de ce document.

[14] Cf. Statistique de l’éducation. 2008. Département fédéral de l’Intérieur, Office fédéral de la statistique, 2008.

 

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