Syrie. «Provoquer une catastrophe humanitaire fait partie de la stratégie du régime syrien»

Par Luc Mathieu
et Hala Kodmani

Déclarations d’inquiétude et appels à la désescalade se sont multipliés de toutes parts vendredi 28 février, après la confrontation militaire dans la région d’Idlib entre la Turquie et le régime syrien soutenu par la Russie. Après l’attaque meurtrière contre ses soldats, Ankara a demandé une réunion d’urgence de l’Otan, qui a exprimé sa solidarité, sans autre forme d’engagement. Le Conseil de sécurité de l’ONU devait tenir vendredi soir à New York une réunion d’urgence sur les derniers développements en Syrie, à la demande des Etats-Unis et des pays européens membres. L’UE a évoqué un «risque de confrontation militaire internationale majeure» en Syrie et «envisage toutes les mesures nécessaires pour protéger ses intérêts en matière de sécurité», a annoncé vendredi le chef de sa diplomatie, Josep Borrell.

Comment en est-on arrivé là?

L’escalade, qui a failli dégénérer vendredi en conflit ouvert entre la Turquie et la Russie, était prévisible. Elle est à l’œuvre depuis la mi-décembre et le lancement d’une nouvelle offensive du régime syrien, avec ses alliés russes et iraniens, pour reprendre la province d’Idlib. La région est contrôlée en majorité par les jihadistes de Hayat Tahrir al-Sham. Des groupes rebelles, soutenus par la Turquie, sont également présents. Mais la province est surtout le dernier refuge pour des centaines de milliers de civils qui ont fui les combats de ces dernières années à travers le pays ou passé des «accords de réconciliation» avec le régime dans d’autres régions, de Deraa (sud) à la banlieue de Damas.

A la mi-décembre, après l’échec d’un nouveau cessez-le-feu, les bombardements s’intensifient. Ils ne visent pas que des positions sur les lignes de front mais avant tout ce qu’il reste d’infrastructures civiles: écoles, hôpitaux, marchés… Les habitants se mettent à fuir. Leur exode grandit à mesure que l’armée syrienne avance au sol après des frappes aériennes massives. Le régime ne reprend que des villes et villages vides. «Provoquer une catastrophe humanitaire avec l’exode des civils vers le nord fait partie de la stratégie du régime syrien et de son allié russe pour mettre davantage de pression sur la Turquie», note Emile Hokayem, analyste à l’International Institute for Strategic Studies à Londres.

A partir de janvier 2020, le gouvernement turc envoie des renforts de véhicules blindés et de soldats des forces spéciales. Il fournit aussi des armes, dont des missiles antichars, aux groupes rebelles qu’il parraine. Mais cela n’empêche pas les soldats syriens d’avancer ni les avions russes de bombarder. Le 29 janvier, la ville de Maarat al-Noman, connue autant pour son opposition à Bachar al-Assad qu’aux groupes jihadistes, est reconquise par Damas. L’avancée des loyalistes laisse aussi plusieurs postes militaires turcs de surveillance encerclés derrière les lignes de front. Ils avaient été bâtis après l’accord de Sotchi signé en 2018 entre Moscou et Ankara, censé aboutir à une «désescalade». Début février, 13 soldats turcs sont tués dans des tirs d’artillerie et des bombardements. Le régime réussit à reprendre le contrôle de l’autoroute M5, qui relie Alep à Damas, l’un de ses objectifs prioritaires. L’afflux de déplacés vers la frontière turque alarme la communauté internationale, qui multiplie les déclarations, sans que ni Moscou ni Damas n’infléchissent leur position. Les réunions entre responsables turcs et russes se poursuivent en parallèle, sans plus de résultat. Ankara veut un retour aux conditions fixées par l’accord de Sotchi. La Russie l’accuse en retour de ne pas avoir respecté ces mêmes conditions, dont le repli des groupes armés hors des zones démilitarisées sur lesquelles ils s’étaient mis d’accord. La Turquie rétorque que les avions russes n’ont pas cessé leurs bombardements. Les combats se poursuivent donc. Jeudi, des groupes rebelles et jihadistes s’emparent de la ville de Saraqeb, ce qui bloque à nouveau l’autoroute M5. Dans la soirée, au moins 33 soldats turcs sont tués à Balyoun, dans le sud de la province.

Turquie-Russie: duo ou duel?

La Turquie vient d’encaisser un coup très dur, militairement comme politiquement. L’attaque qu’elle a subie jeudi soir est la plus meurtrière pour son armée depuis trente ans. Il faut remonter à l’époque de la guerre ouverte avec les séparatistes kurdes dans les années 1990 pour trouver un bilan d’une trentaine de soldats tués en une seule frappe. Mais surtout, elle survient après des semaines de menaces verbales et de renforts militaires dépêchés via la frontière syrienne. Un ultimatum avait été lancé par Erdogan aux troupes du régime syrien, qui devaient se retirer avant fin février des positions prises autour des postes d’observation turcs dans la province d’Idlib. Des appels multiples à la Russie de respecter les accords de désescalade ont été suivis de plusieurs réunions de délégations militaires russes et turques, sans aboutir à une entente pour freiner l’avancée des forces du régime syrien dans la province d’Idlib.

Le déclenchement de l’attaque par les groupes rebelles syriens encadrés par l’armée turque a certes été couronné de succès mercredi, avec la reconquête de la localité stratégique de Saraqib. Mais la réplique de l’aviation contre ses hommes commanditée, voire opérée directement par la Russie, qui contrôle l’espace aérien syrien, est sévère. Et marque la fragilité de sa position. Dans le partenariat établi depuis 2017 avec Moscou sur la Syrie, Ankara apparaît aujourd’hui comme le parent pauvre, sinon le perdant dans un marché de dupes. «Erdogan n’a pas d’alternative dans les choix stratégiques de son agressivité vis-à-vis des Européens et de son investissement avec les Russes, note Emile Hokayem. Alors que l’illusion d’un arrangement avec Moscou dans le cadre du processus d’Astana ou des accords de Sotchi tombe, les Occidentaux lui en veulent pour son soutien aux groupes islamistes et pour son offensive contre les Kurdes en Syrie.»

La Russie s’impose sur le terrain comme le maître du jeu en Syrie, y compris contre son partenaire turc, tout en prétendant vouloir le maintien du dialogue. «Moscou souffle beaucoup de chaud et un peu de froid. En poursuivant la stratégie de reconquête du territoire par son allié, le régime syrien, à tout prix. Mais aussi en prenant l’initiative d’un coup de fil entre Poutine et Erdogan et l’annonce d’un dialogue qui continuerait, mais sans concession véritable», observe l’analyste Emile Hokayem. La Russie a en effet fait preuve d’une constance totale dans son appui au régime d’Al-Assad depuis 2015. L’entente établie avec la Turquie a justement permis d’avancer dans la reprise méthodique des régions contrôlées par la rébellion, du sud au nord du pays. La confrontation actuelle dans la province d’Idlib et ses conséquences dramatiques étaient prévisibles. «La Turquie se réveille trop tard après s’être mis à dos trop de pays avec son comportement schizophrénique. Sa réaction erratique avec son chantage aux réfugiés vers l’Europe est une tactique très risquée. C’est une manœuvre ignoble, mais tout autant que l’attitude des Européens et des pays arabes, du Golfe notamment, qui affichent une indifférence totale face au sort de trois millions de civils syriens pris au piège dans la région d’Idlib, commente Emile Hokayem. La Turquie se retrouve bien isolée aujourd’hui. Reste à savoir si Erdogan peut se permettre de continuer ses attaques en Syrie contre Al-Assad et la Russie ou de les arrêter. La question de ce choix stratégique reste ouverte.»

Quelle est la gravité de la situation humanitaire ?

La catastrophe, annoncée, est encore pire qu’anticipé. La situation est «désespérée», selon Médecins sans frontières, «totalement inacceptable» pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), «cauchemardesque», selon l’ONG Care, qui ajoute: «Cela dépasse l’entendement.» Le drame humanitaire qui frappe les habitants d’Idlib est inédit, même après neuf ans d’un conflit où les crimes de guerre sont devenus la norme. «Jamais autant de gens n’ont été déplacés dans une zone si petite en aussi peu de temps [depuis le début du conflit]. Leurs vies sont de plus en plus menacées», note le bureau des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha) dans sa note du 26 février.

Depuis la relance à la mi-décembre de l’offensive du régime syrien et de ses alliés russes et iraniens à Idlib et dans l’ouest de la province voisine d’Alep, environ 950 000 personnes ont été déplacées, selon les Nations unies, dont 60 % sont des enfants et 21 % des femmes. Ils sont d’autant plus vulnérables que beaucoup avaient déjà fui les années précédentes, déjà déplacés par les combats et les bombardements. Depuis décembre, ces réfugiés arrivent sans presque rien, quelques vêtements et couvertures, parfois des ustensiles de cuisine, et très rarement de l’argent. Les camps où ils comptaient s’abriter sont surpeuplés. Plus d’un million de personnes vivent dans celui d’Atmé, qui jouxte la frontière turque. Les nouveaux arrivants s’installent où ils peuvent, dans des tentes de fortune ou dans leur voiture s’ils en ont une, parfois dehors s’ils n’ont pas le choix. Plusieurs enfants sont morts de froid ces dernières semaines. «L’hiver est très rigoureux à Idlib. Les gens se retrouvent pris au piège, coupés de tout, et n’ont plus de quoi survivre», a déclaré Fabrizio Carboni, directeur régional du CICR pour le Proche et le Moyen-Orient. (Article publié dans le quotidien Libération, en date du 28 février 2020)

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Syrie. «On a le sentiment de basculer dans ­l’inconnu.» Des centaines de milliers de réfugié·e·s pris dans une nasse à ciel ouvert

Par Benjamin Barthe

Huit mois de fuite éperdue sous les bom­bes, une chute libre que rien ne semble pouvoir arrêter. Le calvaire de la famille Hallak, des fermiers de la région d’Idlib, est emblématique du supplice enduré par les civils de cette province du nord-ouest de la Syrie.

Au printemps 2019, les forces pro-Assad partent à l’assaut de la région, le dernier bastion de la rébellion, dominée par le groupe djihadiste Hayat Tahrir Al-Cham. Les raids de l’aviation russe et syrienne se rapprochant, les parents affrètent des camions et transfèrent tout le contenu de leur grande maison de Kafr Sijnah, dans le sud de la région, à Jinderes, 150 km plus au nord. On a même emporté les portes et les fenêtres», témoigne Ahmed, le fils aîné, joint sur WhatsApp.

Après quelques mois, ses économies fondant à vue d’œil, la famille quitte l’appartement où elle avait trouvé refuge pour un logement plus modeste, dans la campagne de l’ouest d’Alep. Le répit est de courte durée. L’avancée des troupes progouvernementales (pro-Bachar) dans cette zone oblige les Hallak à abandonner de nouveau leur domicile. Une troisième fois en huit mois. «Plus question cette fois-ci de prendre les meubles, l’essence est devenue trop chère, raconte Ahmed. On est parti avec nos couvertures, nos vêtements et quelques ustensiles de cuisine seulement. »

La famille s’entasse aujourd’hui à quinze dans un minuscule deux-pièces, sans fenêtres, sans eau et sans électricité, dans le ­village de Deir Hassan – une ­localité des environs de la frontière turque, région où des centaines de milliers d’autres Syriens ont échoué ces dernières semaines. «Le régime est en train de pousser toute la population d’Idlib le long de la frontière, comme s’il voulait créer une bande de Gaza syrienne, s’inquiète Ahmed. On a le sentiment de basculer dans ­l’inconnu.»

L’ONU parle de «la plus grande histoire d’horreur humanitaire du XXIe siècle». Le nombre d’habitants de la province d’Idlib déplacés par les combats depuis le mois de décembre 2019 atteint désormais 900’000, dont 80 % de femmes et d’enfants. Cette ­population s’agglutine entre Darkoch, Al-Dana, Afrin et Azaz, des territoires contigus de la Turquie, relativement épargnés par les bombardements.

Une nasse à ciel ouvert

Les plus chanceux ont trouvé une tente dans l’un des immenses camps, fouettés par les vents et la neige, qui jalonnent ces collines des confins de la Syrie. Les autres dorment en plein air, dans leur véhicule ou dans des bâtiments inachevés. Tous les abris collectifs, comme les mosquées et les écoles, ont été réquisitionnés lors de la précédente vague de déplacement, au printemps et à l’été 2019, qui avait concerné 300’000 personnes.

Les naufragés d’Idlib sont pris au piège, dans une nasse à ciel ouvert. La Turquie, qui abrite sur son sol 3,5 millions de Syriens, mais se refuse à accueillir une nouvelle arrivée de réfugiés, a bouclé sa frontière à triple tour. De l’autre côté, les corridors ouverts par l’armée syrienne pour faciliter le passage en territoire gouvernemental, à l’abri théoriquement du danger, n’ont vu passer qu’un millier de personnes depuis décembre 2019, selon l’ONU. «C’est bien la preuve, s’il en fallait une, que les gens d’Idlib ne veulent pas vivre sous le régime Assad», observe Ossama Shorbaji, le directeur de l’ONG syrienne Afaq.

Mais la menace se rapproche. Les forces loyalistes, qui avaient piétiné durant la première phase de l’offensive, l’année dernière, se sont emparées en quelques semaines de plus de trois cents localités, soit environ la moitié de la poche d’Idlib. Mercredi 26 février, les combattants de Hayat Tahrir Al-Cham, avec l’aide d’autres factions non djihadistes, ont certes réussi à reconquérir Saraqeb, un carrefour autoroutier, qu’ils avaient perdu au début du mois. Cette opération a été menée avec le soutien de l’armée turque, qui dispose de plusieurs milliers d’hommes sur le terrain. Une trentaine d’entre eux ont d’ail­leurs été tués, jeudi, dans un bombardement attribué à l’aviation syrienne [1].

Gigantesque exode

Mais au même moment, les rebelles étaient boutés hors des régions montagneuses du djebel Al-Zawiya et du djebel Shashabo, fiefs historiques de l’insurrection, dans le sud de la province d’Idlib. Les pro-Assad ont notamment pénétré dans Kafr-Nabel, une bourgade rendue célèbre par la créativité et l’endurance de ses habitants. Pendant des années, ceux-ci ont manifesté tous les vendredis, narguant le pouvoir avec des slogans percutants et pleins d’humour.

Le début de déroute des groupes anti-Assad est le résultat logique de leur épuisement, après des mois de pilonnage, qui ont progressivement érodé leurs lignes de défense. Le gigantesque exode déclenché par le blitz russo-syrien, qui a anéanti des dizaines d’infrastructures civiles, dont des écoles et des hôpitaux, a accentué la désorganisation du camp rebelle. Selon le bureau du haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, ces frappes ont causé la mort de plus de 1700 civils, dont 337 femmes et 503 enfants, en dix mois.

Le recul des insurgés résulte aussi de l’introduction dans les rangs loyalistes [à Bachar] de drones et d’instruments de vision nocturne, en nombre plus important que par le passé. Du matériel qui a accru la supériorité militaire des assaillants, déjà écrasante. De nombreux véhicules blindés rebelles, certains livrés par la Turquie, ont été touchés par un tir de missile, peu après avoir été localisés par l’un de ces avions espions.

Le retour sur le champ de bataille des milices pro-iraniennes, composées de combattants chiites afghans et irakiens, a eu aussi un effet. «La République islamique était restée à l’écart des combats de l’année dernière pour ne pas abîmer sa relation avec la Turquie, explique Nawar Oliver, analyste du centre d’études syrien Omran, proche de l’opposition. Téhéran espérait qu’Ankara continuerait à lui acheter son pétrole, en dépit des menaces de sanctions de Washington.»

Coût humanitaire «dément»

Un calcul infructueux: en dépit de relations compliquées avec l’administration américaine, la Turquie s’est rangée à son embargo anti-Iran. Les troupes à la solde de Téhéran ont fait leur réapparition sur le terrain syrien, notamment à l’ouest d’Alep, une zone qu’elles ont contribué à reprendre au début du mois. Cette avancée à permis aux autorités syriennes de rouvrir l’aéroport d’Alep, fermé il y a presque huit ans, sous la pression de la rébellion.

Le désenclavement de la grande métropole du Nord syrien a fait la joie de sa population. Ses quartiers ouest étaient régulièrement pris pour cibles par les groupes armés implantés en périphérie. Selon l’ONU, les tirs rebelles sur les zones sous contrôle gouvernemental, à Alep et dans le nord de la province de Hama, ont tué 93 civils depuis avril 2019, dont 23 femmes et 28 enfants.

Le régime Assad, qui ne cesse de répéter son intention de rétablir son autorité sur l’intégralité de la Syrie, entend mener cette offensive à son terme: la reconquête de la ville d’Idlib et des deux postes-frontières, Bab Al-Hawa et Atmé, par où transitent des armes et de l’aide humanitaire. «Si Idlib tombe, 600’000 personnes supplémentaires seront jetées sur les routes, prévient Assaad Al-Achi, le directeur d’une ONG syrienne, basée dans le sud de la Turquie. Le coût humanitaire sera dément. La Russie est-elle prête à laisser faire cela?» (Article publié dans Le Monde, le 29 février 2020, en page 3, titre rédaction A l’Encontre)

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[1] Le gouvernement d’Erdogan – dans un essai de «négociations» avec les gouvernements de l’UE membres de l’OTAN – déplace des migrant·e·s vers la Grèce, suscitant des tensions extrêmes dans ce pays. Les troupes turques «basées» en Syrie ne disposent d’aucune couverture aérienne et, dès lors, les pourparlers avec Poutine relèvent l’impuissance politico-militaire d’Erdogan. (Réd.)

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