Syrie-Idlib. «Sur le million de personnes déplacées, l’écrasante majorité vit sous des tentes», dans un froid glacial

Par Jérémie Berlioux

Malgré son sourire, Ahmed Abo, un Syrien originaire d’Alep, n’arrive pas à cacher son anxiété. Assis sur son lit dans un des dortoirs d’un centre de réhabilitation à Reyhanli, une ville turque frontalière de la province d’Idlib en Syrie, il n’a de cesse de penser à sa famille. Lui est en Turquie pour soigner un cancer. Sa femme et ses enfants se terrent dans un magasin converti en logement dans la ville syrienne de Sarmada, à quelques kilomètres à vol d’oiseau.

Entre les deux, un mur délimitant une frontière entre la sécurité et l’une des pires catastrophes humanitaires d’une guerre qui a tué 500’000 personnes et a déplacé la moitié de la population du pays en neuf ans. «J’ai cinq enfants, je ne peux pas travailler à cause de mon cancer, ma femme non plus. J’essaye aussi d’aider les cinq enfants de mon frère tué il y a un an. C’est trop dur à supporter», se lamente-t-il. Il s’estime pourtant chanceux.

Après que le régime syrien a lancé en décembre 2019 une offensive brutale contre la région rebelle d’Idlib, la dernière à lui échapper, un million de personnes ont été jetées sur les routes, ballottées au gré des bombardements indiscriminés et de l’aide que peuvent apporter les organisations humanitaires.

Sur l’échelle de l’horreur qui frappe Idlib, d’autres sont beaucoup moins bien lotis. Abdul Monem Samadi et sa famille vivaient à Atarib, à l’ouest d’Alep. Il y a trois semaines, les aviations russe et syrienne se sont acharnées toute une nuit sur cette localité. «C’était l’apocalypse, décrit-il. Nous avons fui en courant, sans pouvoir emporter quoi que ce soit. Nous sommes réfugiés dans un camp de déplacés à Sarmada.» Le lendemain, il a pu passer seul en Turquie pour des raisons médicales.

Tente et réchaud

Un système de laissez-passer permet aux Syriens ne pouvant être soignés à Idlib de recevoir des soins gratuits en Turquie. Sa famille a dû cependant fuir à nouveau les bombes quelques jours plus tard, n’emportant que quelques couvertures, de quoi construire un abri sous un olivier à Deir Hassan, au milieu d’un archipel de camps qui accueillent des centaines de milliers de personnes.

Depuis la fenêtre de son dortoir, Abdul Monem Samadi voit les collines où ses enfants et sa femme sont réfugiés. Il y neigeait encore lorsqu’il est arrivé à Reyhanli. «C’est un sentiment horrible. C’est trop douloureux de ne pas être avec ma famille», raconte-t-il. Sans un sou, juste dotée d’une tente et d’un réchaud, celle-ci est désormais totalement dépendante de l’aide humanitaire pour survivre.

La plupart des civils déplacés vivent dehors à la merci du froid, des intempéries et des bombes. Ils s’abritent où ils peuvent: sous des arbres, dans des grottes, dans des carcasses de véhicules. A l’intérieur et en dehors des camps, la solidarité existe mais elle a ses limites. «Tout le monde là-bas n’a pas les moyens d’être solidaire», regrette Ahmed Abo. Les prix augmentent et les pénuries se multiplient. «A Idlib, un sachet de pain coûte 400 livres syriennes [0,70 euro] et ma famille restée là-bas en a besoin de quatre par jour», explique Lubna (1), une Syrienne aussi logée au centre de réhabilitation de Reyhanli. Depuis la Turquie, elle essaie d’obtenir l’asile dans un pays tiers pour pouvoir soigner son fils Amro, 8 ans. Il a perdu la vue en août 2013 lors de l’attaque à l’arme chimique de la Ghouta, en banlieue de Damas. Un crime de guerre commis par le régime de Bachar al-Assad. En attendant, elle envoie tout ce qu’elle peut de l’autre côté de la frontière pour aider sa famille. «Je suis comme déchirée entre vouloir être avec les miens et rester ici pour sauver mon fils.»

Côté turc, des particuliers aident comme ils peuvent. Ceux qui ont l’autorisation d’aller en Syrie essaient de distribuer des produits de première nécessité et de l’argent. Des hommes d’affaires syriens basés en Turquie mettent aussi à contribution leurs réseaux, notamment logistiques. Ils aident à la construction de camps, envoient des équipes de travailleurs ici et là. Depuis son bureau de la banlieue d’Antakya, la capitale de la province turque du Hatay, un entrepreneur syrien – qui souhaite rester anonyme – dénonce aussi les ravages causés par le «gouvernement du salut». Ce gouvernement fantoche a été mis en place à Idlib par le Hayat Tahrir al-Sham (HTS, ex-Al-Qaeda) lorsqu’il a pris le contrôle quasi intégral de la région à l’été 2018.

«Avant le HTS, la chambre syrienne libre de commerce d’Idlib aidait les personnes évacuées, faisait des donations. Quand le HTS a pris le pouvoir, nous avons cessé d’organiser des campagnes de solidarité», explique-t-il. En cause: le système de prédation économique, voire de pillage, mis en place par l’organisation jihadiste. Face à l’ampleur de la crise et à l’envoi massif de troupes de l’armée turque, le HTS fait aujourd’hui profil bas.

Moral en berne

De leur côté, les organisations humanitaires sont sur tous les fronts. «Sur le million de personnes déplacées, l’écrasante majorité vit sous des tentes, chez des proches ou dans la nature», explique Fuad Sayed Issa, le fondateur de l’ONG Violet, basée à Antakya. Ses équipes, dont la moitié a été déplacée par les combats, sont dispersées et le moral est en berne. Certains de ses volontaires ont dû mettre à l’abri leurs proches qu’ils n’ont pas vus depuis des semaines. Lui-même ne cache pas son abattement. «La priorité absolue, c’est de faire cesser cette violence une fois pour toutes. Ensuite, on pourra faire notre travail humanitaire», explique quant à lui Mustafa Özbek, le coordinateur média de la Fondation pour l’aide humanitaire IHH, proche du gouvernement turc.

Elle a lancé avec d’autres organisations et le soutien d’hommes d’affaires la construction de 10’000 abris en briques et toit en plastique. De quoi protéger des rigueurs du climat une partie des civils. Les ONG tournent à fond pour fournir repas, rations alimentaires, vêtements, chauffage, etc. Les écoles et les mosquées ont été transformées en centres d’hébergement de secours. «Nous avons les capacités logistiques et la main-d’œuvre. Ce qui manque, c’est un soutien financier», explique Fuad Sayed Issa.

Selon l’ONU, 500 millions de dollars (440 millions d’euros) sont requis pour répondre à l’urgence. En début de semaine, les Etats-Unis ont promis 100 millions, le reste est encore à trouver. Le poids de l’aide humanitaire repose en partie sur la Turquie qui compte déjà 4 millions de réfugiés sur son territoire. «La France, le Royaume-Uni, l’Allemagne doivent venir travailler avec Ankara pour trouver une solution», s’agace quant à lui Mustafa Özbek. Or depuis plusieurs années, l’Union européenne et les Etats-Unis se sont désintéressés du sort d’Idlib et de ses millions de déplacés, laissant la Turquie seule face à Damas et Moscou et face au risque d’un nouvel exode de Syriens.

Pour les civils, hors de question de se retrouver à nouveau sous la botte de Bachar al-Assad. «J’ai travaillé à Alep avec des ONG. Ma femme était enseignante. Pour le régime, nous sommes des terroristes», explique Ahmed Abo à Reyhanli. Il craint d’être arrêté, torturé et tué si le régime capture sa famille. Idlib est le dernier refuge pour la plupart des populations déplacées au fur et à mesure de la reconquête du pays par l’armée syrienne.

Vidéos glaçantes

Le cessez-le-feu signé entre Moscou et Ankara, jeudi soir le 5 mars, ne change guère la situation. Damas cherche une solution militaire au conflit. Que le retour de la région dans le giron d’Assad soit violent ou pacifique, des représailles seront certainement exercées.

Récemment, des vidéos glaçantes circulaient sur Internet, exhibant des soldats du régime en train d’assassiner des civils et de profaner des tombes. Durant toute leur offensive, Damas et Moscou n’ont pas hésité à commettre ce qui pourrait être qualifié de crimes de guerre pour briser le moral des civils et des combattants. Des deux côtés de la frontière, l’état d’esprit des Syriens et de leurs soutiens fluctue en fonction des nouvelles du front et du nombre de victimes des bombardements. Le cessez-le-feu est accueilli avec soulagement mais ne résout pas le conflit à long terme. «En règle générale, les civils ne veulent pas quitter leur pays. Si la situation s’apaise, ils resteront», explique Fuad Sayed Issa, de l’ONG Violet. «Une zone d’exclusion aérienne serait suffisante. Même s’il y a toujours des tirs d’artillerie, nous serions bien», assure Lubna qui a déjà vécu six ans de bombardements féroces dans la Ghouta [dans la grande périphérie de Damas].

Jusqu’à présent, la frontière turco-syrienne demeure scellée, mais en cas de nouvelle escalade militaire à Idlib, tout le monde s’attend en Turquie à l’arrivée de nouveaux réfugiés. Ahmed Abo, qui voit le mur de la frontière depuis son dortoir à Reyhanli, en est convaincu: «Si ça ne se calme pas, nous commencerons à passer le mur. La Turquie devra soit nous tuer soit nous laisser passer. Nous irons directement en Europe. Jamais nous ne reviendrons sous le contrôle de Bachar al-Assad.» (Article publié dans le quotidien Libération, en date du 7 mars 2020)

(1) Le prénom a été modifié.

Jérémie Berlioux est envoyé spécial à Reyhanli en Turquie, province de Hatay, limitrophe de la Syrie. Son chef-lieu est Antakya.

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