Respectons le droit à l’image pour le peuple syrien

Bachar el-Assad et sa femme Asma, en visite officlelle dans la France de Sarkozy
Bachar el-Assad et sa femme Asma, en visite officielle dans la France de Sarkozy

Par Abounaddara
Collectif de cinéastes syriens

Bachar al-Assad ne ressemble pas à son image. On le dit chef de milice, homme lige, tyran sanguinaire, meurtrier de masse. Mais il a plutôt des allures de parfait gentleman, un sourire de grand dadais, et un zézaiement de bon aloi. On a beau savoir que les soldats du tyran massacrent la veuve et l’orphelin, il est difficile de ne pas être saisi par le doute lorsqu’on voit le gentleman sur la scène de l’opéra de Damas, où il a dernièrement prononcé un discours en se présentant comme le garant de l’unité nationale face aux affreux jihadistes.

La Syrie non plus ne ressemble pas à son image. On nous dit que ce pays est nationaliste et laïc, qu’il a connu une profonde modernisation démographique et éducative, qu’il est aussi prêt que la Tunisie à renouer avec le modèle démocratique universel. Mais on nous livre en pâture des images d’un pays voué à la «guerre confessionnelle»,voire la «somalisation» ! A regarder ces images que diffusent les grands médias, il est difficile de ne pas être saisi par le doute. C’est presque à se demander s’il ne faudrait pas bientôt envoyer des Rafale ou des F-16 pour aider le gentleman de l’opéra de Damas à en finir avec les adeptes d’Al-Qaeda.

Il y a là une confusion des images qui profite à Bachar al-Assad aux dépens des dizaines de milliers de ses victimes avérées. Le premier responsable de cette supercherie est sans doute le régime baassiste qui a privé la société syrienne de son droit à l’image. Ayant accédé au pouvoir à la faveur d’un putsch en 1963, ce régime a en effet consacré une représentation totalitaire de la Syrie après avoir chassé les élites libérales, nationalisé la société civile, monopolisé la production culturelle et artistique. Tant et si bien qu’il ne restait plus guère aux Syriens que l’image officielle d’un peuple uni derrière son chef, qui est censé être le seul garant du havre de paix, de laïcité et de nationalisme arabe, connu sous le nom de «la Syrie d’al-Assad» (sic !).

Chaque semaine, les cinéastes d'Abounaddara font des films dont l'objectif est de ne pas réduire la révolution à des manifestations sporadiques. Leur site: http://www.abou-naddara.com/
Chaque semaine, les cinéastes du collectif Abounaddara diffusent des films dont l’un des objectifs est de ne pas réduire la révolution à des manifestations sporadiques. Leur site: http://www.abounaddara.com/

 

 

 

 

Mais la confusion des images n’en a pas moins été entretenue par les médias étrangers qui se sont généralement contentés de regarder la Syrie à travers le prisme de la géopolitique, du folklore ou de «l’Orient compliqué». Car on a produit beaucoup de «sujets», comme on dit dans le jargon médiatique, ou de films documentaires portant sur la figure du tyran, le conflit avec Israël, les délices de la médina et les chrétiens d’Orient. Mais qu’a-t-on vraiment fait pour donner à voir et entendre la société syrienne qui avait été condamnée à l’invisibilité par le tyran contre lequel elle se soulève à présent ? Et comment redonner la parole à cette société dont l’existence même paraît sujette à caution du fait qu’elle n’avait guère le droit à l’antenne ?

Au lieu de faire leur autocritique comme ils ont pu le faire par le passé, les grands médias arabes et occidentaux ont choisi la fuite en avant. Dès le début de la révolution syrienne, en mars 2011, ils ont voulu s’affranchir du black-out imposé par le régime en se tournant vers les nouveaux représentants autoproclamés de la société (opposants politiques, activistes, citoyens reporters, intellectuels, artistes, etc.). Malheureusement, ces représentants providentiels allaient surtout servir de faire-valoir à un discours médiatique réduisant la révolution à des images d’Epinal qui mettent en scène un combat entre le bien et le mal, entre le peuple et l’ogre au pouvoir…

Ainsi, à force de se focaliser sur la figure de l’ogre en répétant que ses jours sont comptés, on a fini par discréditer l’institution médiatique elle-même. A force de regarder la révolution à travers le prisme du jihad, on a rendu crédible l’image d’un Bachar al-Assad criant au complot jihadiste. A force de donner à voir la société à travers des images douteuses, on a apporté de l’eau au moulin de ceux qui doutent de l’existence même de cette société.

SyrieAujourd’hui, la société syrienne combat pour défendre son existence face à un Etat milicien qui tente de détruire toute forme de lien social. Si elle parvient à survivre, elle pourrait prendre part au «rendez-vous des civilisations» que nous promettent les démographes et les sages de la Méditerranée. Sinon, elle risque de sombrer dans le chaos pour le plus grand plaisir de Bachar al-Assad et des jihadistes de tout poil.

Quant à nous, cinéastes syriens de notre état, nous sommes totalement engagés dans le combat. Nous réalisons des films d’urgence pour donner à voir notre société en proie à la barbarie. Et de nombreux artistes ou citoyens syriens anonymes font comme nous en produisant des images alternatives qu’ils lancent sur la Toile, comme des bouteilles à la mer. Autant dire que nous nous obstinons à croire qu’il est possible de représenter le combat de la liberté sans verser dans le folklore, de montrer l’horreur sans céder à l’obscénité, de parler du jihad sans perdre le sens des proportions. A bon entendeur, salut !

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Paru dans Libération en date du 22 janvier 2013

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