Le sommet d’Astana divise les rebelles syriens

Par Benjamin Barthe
et Madjid Zerrouky

Les pourparlers d’Astana (Kazakhstan) sur la Syrie, coorganisés par la Russie et la Turquie, se sont achevés mardi 24 janvier sur un double résultat: le premier, d’ordre diplomatique, est la déclaration dans laquelle ces deux pays, ainsi que l’Iran, s’engagent à consolider le fragile cessez-le-feu décrété fin décembre 2016, dans la foulée de la reprise d’Alep-Est par les forces gouvernementales.

Le second, d’ordre militaire, est la reprise des affrontements entre rebelles modérés et djihadistes dans les provinces d’Idlib et d’Alep (nord-ouest), et leur brusque intensification à un niveau jamais vu depuis trois ans. C’est l’une des règles tacites de la crise syrienne: à chaque fois que les combats entre insurgés et loyalistes baissent d’intensité, les hostilités à l’intérieur du camp anti-Assad repartent à la hausse.

L’escalade a débuté lundi 23 janvier, lorsque le front Fatah Al-Cham, ex-Al-Nosra, classé terroriste – même s’il affirme avoir rompu ses liens avec Al-Qaida –, a encerclé une base de Jaich Al-Moudjahidine, un groupe labellisé Armée syrienne libre (ASL), la branche modérée de l’insurrection, à l’ouest d’Alep. Dans les heures qui ont suivi, d’autres brigades d’inspiration islamiste ou nationaliste ont fait l’objet d’attaques des djihadistes, comme Soukour Al-Cham et Jabha Chamiya, deux unités représentées aux pourparlers d’Astana.

Au bout de vingt-quatre heures, par le jeu des alliances, plus d’une dizaine de localités étaient le théâtre de batailles opposant Fatah Al-Cham et ses satellites (Jund Al-Aqsa, Noureddine Al-Zinki, Liwa Al-Haq) aux différentes factions de l’ASL financées par la Turquie, le Qatar ou l’Arabie saoudite, les trois principaux parrains de l’opposition armée. Les assaillants ayant coupé l’accès à Internet dans la zone d’Idlib, il était très difficile, mercredi, d’avoir une idée précise de l’évolution des combats et du nombre de victimes.

Une chose est sûre: la conférence d’Astana a radicalisé le traditionnel antagonisme entre djihadistes et modérés. Après cette réunion, les représentants de ces deux courants de la rébellion, alliés de circonstance dans la lutte contre le régime, risquent de ne plus se regarder du tout de la même façon. Les leaders de Fatah Al-Cham crient au complot: la présence de commandants rebelles dans la capitale kazakhe, aux côtés d’émissaires russes et occidentaux, offre la preuve, selon eux, qu’une conjuration est en cours.

«Détermination»

La mention dans le communiqué final, élaboré par la troïka russo-turco-iranienne, de la «détermination» de ces trois pays à combattre non seulement l’organisation Etat islamique mais aussi le Front Fatah Al-Cham, conforte ce dernier dans l’idée que l’ASL se prépare à retourner ses fusils contre lui. D’où l’attaque de lundi, destinée, sinon à prendre les devants, du moins à lancer un avertissement à ses rivaux. «Attention à ne pas devenir des outils dans les mains des ennemis du djihad», affirme Fatah Al-Cham dans un texte diffusé sur les réseaux sociaux, adressé à «ses frères des tranchées».

Ces derniers récusent tout procès en trahison. A leurs yeux, les djihadistes instrumentalisent Astana pour mieux les diaboliser et discréditer «la révolution».  Ils gardent en mémoire la manière expéditive avec laquelle le Front Al-Nosra, durant l’année 2014, a anéanti deux des plus importantes brigades de l’ASL: le Front des révolutionnaires syriens et Harakat Al-Hazm.

Ils s’inquiètent aussi des nombreuses tentatives d’assassinat, avortées ou réussies, dont ils sont la cible, depuis quelques mois, dans la région d’Idlib. Les sermons de Fatah Al-Cham ont le don de les horripiler: selon eux, si ce groupe et Noureddine Al-Zinki n’avaient pas pris d’assaut, en novembre 2016, les entrepôts d’armes du plus important groupe ASL d’Alep, les quartiers orientaux ne seraient pas tombés sous la coupe des pro-Assad, ou du moins pas aussi vite.

Reste que le déroulé des événements, depuis le début de l’année, a de quoi préoccuper les djihadistes. En moins d’un mois, au moins 150 des leurs ont péri dans des raids de l’aviation américaine, dont plusieurs cadres d’envergure, comme Khattab Al-Kahtani, un ancien compagnon de lutte d’Oussama Ben Laden. L’intensification des frappes est sans précédent. Le 19 janvier, selon une source au Pentagone citée par Associated Press, un B-52 a largué pas moins de 14 bombes sur un camp d’entraînement de Fatah Al-Cham à proximité d’Idlib, tuant près de 100 combattants d’un coup.

Cette vague de bombardements a commencé après l’échec des négociations visant à unifier les rangs de Fatah Al-Cham et d’Ahrar Al-Cham, une formation salafiste très puissante dans la région d’Idlib. Bien que ces deux groupes collaborent au sein d’une même alliance, Jaich Al-Fatah, Ahrar Al-Cham, qui est divisée en deux branches, l’une proche d’Al-Qaida et l’autre proche de la Turquie, a rejeté toute idée de fusion. Une déconvenue cuisante pour Fatah Al-Cham, qui y a vu, là aussi, le signe avant-coureur d’un complot destiné à l’évincer de la province d’Idlib.

«Renégats»

En réaction, ses troupes ont attaqué, le 19 janvier, plusieurs positions d’Ahrar Al-Cham, dont un poste frontalier avec la Turquie. Dans l’actuel cycle d’affrontements, les salafistes d’Ahrar Al-Cham oscillent entre soutien à l’ASL et tentative d’interposition. Ils ont dressé des barrages avec d’autres factions, pour empêcher le passage de convois de combattants, susceptibles de «s’en prendre aux musulmans et de faire couler le sang».

Un haut responsable d’Ahrar Al-Cham a comparé les combats présents à ceux qui avaient opposé, en janvier 2014, l’ASL et l’organisation Etat islamique en Irak et au Levant. Cette formation, ancêtre de l’EI, avait été expulsée de tout le gouvernorat d’Idlib ainsi que des secteurs rebelles d’Alep. Dans un communiqué, le Conseil islamique syrien, un cénacle de religieux anti-Assad qui jouit d’une forte notoriété dans le nord de la Syrie, a qualifié les membres de Fatah Al-Cham de «renégats» ou khawarij, un terme très dur déjà appliqué aux djihadistes de l’EI. Il a appelé tous les Syriens à les combattre.

Selon le directeur d’une ONG implantée au nord d’Idlib, les affrontements pourraient déboucher sur une division de la province entre les groupes armés: «La zone frontalière avec la Turquie pour l’ASL, celle autour d’Idlib pour Ahrar Al-Cham, et le massif du Djebel Zawiya, où il est plus aisé d’échapper à l’aviation américaine, pour Fatah Al-Cham. Le seul vainqueur de ces luttes intestines, ce sera, comme d’habitude, le régime.»(Article publié dans Le Monde, daté du 26 janvier 2016)

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L’opposition et la médiation russe

Par Isabelle Mandraud

A l’issue de la réunion d’Astana, la Russie, la Turquie et l’Iran ont convenu dans une déclaration commune, mardi 24 janvier, de consolider le cessez-le-feu en Syrie. Mais aussi d’user de «leur influence» sur les parties en conflit et de «prévenir toute provocation» qui relancerait les violences, selon un mécanisme de contrôle qui reste à préciser. Le texte n’a pas été ratifié par les belligérants concernés – le régime de Damas d’un côté, les groupes armés de l’opposition de l’autre –, qui se sont, pour la première fois, côtoyés pendant vingt-quatre heures dans la capitale kazakhe. Mais l’Iran, qui s’était tenu à l’écart du cessez-le-feu annoncé le 29 décembre 2016 par la Russie et la Turquie, a cette fois formellement rejoint les rangs.

Les trois parrains de la réunion d’Astana promettent également d’assurer l’accès à l’aide humanitaire aux populations civiles. Ils affichent leur «détermination à combattre ensemble» contre l’organisation Etat islamique (EI) et le Front Fatah Al-Cham (ex-Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaida), et s’entendent pour séparer ces derniers «des groupes armés de l’opposition».

«Aucun progrès tangible»

Les chefs rebelles réunis à Astana sont par ailleurs «invités» à participer «aux prochains rounds de négociation», prévus pour se tenir à Genève sous les auspices des Nations unies. Présent à la tribune aux côtés des représentants russes, turcs et iraniens, l’envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura, a apporté sa caution. «On ne peut pas se permettre que ce cessez-le-feu échoue», a commenté le diplomate, en décrivant une «réunion réussie». La référence à la résolution 2254 de l’ONU, qui ouvre la porte à un règlement politique en Syrie, figure dans le communiqué, malgré les réserves de l’Iran.

Mais pour les rebelles, rien n’est gagné. «Jusqu’à présent, il n’y a eu aucun progrès tangible dans les négociations à cause de l’intransigeance de l’Iran et du régime», a affirmé Mohamed Allouche, chef de file de l’opposition, à l’issue des discussions. Venus avec un document de dix pages précis, notamment sur les lignes de front, les groupes armés syriens comptent bien que soient prises en compte leurs revendications.

Et leurs espoirs reposent désormais sur les pressions que la Russie pourrait exercer sur son allié Bachar Al-Assad. Moscou est en effet passé, de façon assez spectaculaire, du statut de pays agresseur, il y a peu encore, à celui de modérateur. «Nous nous attendons à ce que son rôle devienne vraiment positif», soulignait ainsi Mohamed Allouche. Dès vendredi, a annoncé dans la foulée le Kremlin, le président russe, Vladimir Poutine, devait s’entretenir avec le roi de Jordanie sur la Syrie. (Article publié dans Le Monde, daté du 26 janvier 2017; Isabelle Mandraud: «envoyée spéciale à Astana»)

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«Le nouveau climat entre la Russie
et des rebelles»

Par Hala Kodmani

Destinée à engager des pourparlers inter-syriens, la réunion d’Astana, au Kazakhstan, s’est conclue au terme de deux jours, par une déclaration commune entre les trois pays parrains des négociations. La Russie, la Turquie et l’Iran ont convenu «d’établir un mécanisme pour surveiller et s’assurer de la complète mise en œuvre du cessez-le-feu et pour éviter toute provocation».

Le document final n’a pas été signé par les deux délégations syriennes participantes, qui ont refusé de négocier face à face. Elles sont reparties d’Astana, comme elles étaient arrivées, en s’échangeant invectives et accusations. Le représentant du régime de Bachar al-Assad a continué de traiter de «terroristes» les chefs de la rébellion présents autour de la table.

«Jusqu’à présent, il n’y a eu aucun progrès tangible dans les négociations, en raison de l’intransigeance de l’Iran et du régime», a dénoncé le chef de la délégation de l’opposition. Mohamad Allouche s’est félicité en revanche d’avoir pu exposer «directement» aux Russes le point de vue de l’opposition armée sur le règlement du conflit. Il a appelé la Russie à s’engager davantage dans le règlement de cette guerre. «Nous nous attendons à ce que le rôle de la Russie devienne vraiment positif.»

Le nouveau climat entre la Russie et les rebelles syriens, longtemps qualifiés par Moscou de «soi-disant modérés», est la grande nouveauté de la réunion d’Astana. Le document adopté par les trois pays parrains du processus mentionne «la séparation stricte entre les rebelles considérés comme modérés et les djihadistes de l’Etat islamique et du front Fatah al-Cham (ex-Front al-Nosra)». Il appelle clairement à la participation des rebelles aux prochains pourparlers de paix, qui doivent se tenir à Genève le 8 février sous égide de l’ONU.

Présentée comme une étape vers Genève, la réunion d’Astana laisse l’essentiel des négociations à venir au processus international plus élargi, piloté par Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie. Il n’est même pas certain qu’elle ait contribué à consolider le cessez-le-feu, violé régulièrement depuis sa mise en place le 30 décembre.

Près d’une centaine d’ONG syriennes et internationales avaient lancé un appel au sujet des pourparlers : «Afin que les négociations d’Astana puissent déboucher sur un succès, la Russie et la Turquie doivent s’assurer que le cessez-le-feu engendre un changement réel pour les Syriens, non seulement en mettant fin aux combats mais plus particulièrement en permettant l’accès humanitaire continu et sans entrave à tous ceux qui en dépendent.» Il n’a pas été vraiment entendu. (Article mis en ligne par Libération le 24 janvier à 19h30)

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