La Syrie après le massacre

Bombardement sur Houla (25 mai 2012)

Par Patrick Cockburn

Nous publions ci-dessous un article de Patrick Cockburn, écrit le 27 mai 2012 à Damas. Ce mercredi 6 juin, des conflits de forte intensité se sont produits, entre autres, dans la ville de Douma, proche de la capitale. Ils confirment à la fois la force des insurgés aux portes de Damas et la détermination du régime à réprimer dans le sang, à étouffer à tout prix la révolte populaire. Des premières informations révèlent que, ce 6 juin 2012, deux villages à environ 120 kilomètres au nord-ouest de Hama ont été lourdement bombardés. Puis des chahiba – des miliciens à la solde du clan dictatorial Assad – sont intervenus à Qoubair et à Maarzaf pour massacrer des habitants. Selon diverses sources – voir la BBC, entre autres – on compte actuellement 86 personnes tuées, dont 40 femmes et enfants. Une répétition – si l’on ose utiliser ce terme face à de telles tragédies – du massacre de Houla effectué dans la nuit du 25 et 26 mai. L’article de Patrick Cockburn, parfois controuvé, est une version complète d’un article publié dans le quotidien anglais The Independent en date du 27 mai. Les notes de la rédaction de A l’Encontre explicitent les points que nous considérons comme discutables dans l’article de Patrick Cockburn. Il n’existe pas deux sources d’information: celle du gouvernement et celle de l’opposition. De nombreux «acteurs» sont inclus dans ce processus de révolution populaire – certes complexe comme la nature de ce régime et la configuration des forces politiques régionales et internationales le laissaient entrevoir dès les mois de février et mars 2011 – et l’existence même de ces différents acteurs (dont les divergences s’expriment dans la crise même du Conseil national syrien) permet d’échapper à ce qui est sous-jacent à tout un courant qui soit soutient de fait ou explicitement le régime criminel du clan Assad, soit, au nom de l’anti-impérialisme, adopte de facto un neutralisme qui se structure autour de la construction d’«un conflit entre deux parties à l’origine de la violence». Une abstraction qui fait les beaux jours des champions du point de vue de Sirius qui veulent échapper ainsi à la caractérisation aussi bien du régime du clan Assad que des forces populaires d’une révolution, dont les expressions politiques sont le produit d’une histoire et d’une conjoncture plus récente, avec sa dimension régionale. (Rédaction A l’Encontre)

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Certaines zones de la Syrie sont bouleversées par une guerre civile, alors que d’autres continuent à vivre presque normalement. Alors même qu’à Houla, au centre de la Syrie, plus de 30 enfants étaient égorgés et des douzaines de civils mouraient à l’occasion de bombardements, à Damas des gens pique-niquaient sur les pentes du Mont Qassioun qui surplombe la capitale.

Hier [samedi 26 mai], la Syrie a nié que ses forces aient été à l’origine du massacre à Houla d’au moins 116 personnes, y compris des douzaines d’enfants et a affirmé que la tuerie était l’œuvre des rebelles.

Mais le gouvernement n’a pas donné une description détaillée susceptible de réfuter de manière convaincante les allégations des insurgés – en grande partie confirmées par les observateurs de l’ONU [1] – selon lesquelles ce sont des unités militaires et des milices loyales au gouvernement qui ont perpétré les tueries.

Des sources à Damas m’ont dit hier qu’ils pensaient que l’attaque avait été conduite par les forces du régime pour venger l’assassinat d’un informateur du gouvernement dans le village alaouite voisin de Aïn el-Kabou, un mois plus tôt.

Des accusations et des contre-accusations se sont succédé lorsque des rapports des Comités de coordination locaux et de l’Observatoire syrien pour les droits humains basé en Grande-Bretagne ont décrit les bombardements intensifs de quartiers de la ville de Hama, au centre de la Syrie, dans la ville de Rastane qui est sous contrôle des rebelles au nord de Homs, ainsi que de quartiers de la banlieue de Damas.

Hier, le gouvernement de Damas semblait quelque peu en manque de direction et mettait du temps à assumer les conséquences de l’indignation des gens qui, un peu partout dans le monde, accusaient les autorités syriennes du meurtre et de la mutilation d’enfants. «J’ai l’impression qu’il n’y a personne qui contrôle fermement la politique syrienne et les forces armées syriennes», confiait un diplomate.

Le gouvernement syrien prétend que le massacre des habitants de Houla, qui a duré neuf heures, a été commis après que des check-points gouvernementaux autour de cette localité ont été attaqués tôt dimanche matin par une centaine d’hommes lourdement armés. En accusant des «terroristes» d’avoir commis cette tuerie, le porte-parole du Ministère des affaires étrangères Jihad Makdissi a affirmé, devant les journalistes à Damas, que «des femmes, des enfants et des vieillards ont été tués par balle. Cela n’est pas caractéristique de l’héroïque armée syrienne».

L’opposition a donné un récit beaucoup plus détaillé de ce qui s’était passé, en racontant que Houla avait d’abord été pilonnée jeudi [24 mai 2012] après des manifestations de villageois. Cela a été confirmé par les observateurs de l’ONU qui ont trouvé plus tard des éclats d’obus de grand calibre. Des militants anti-gouvernementaux affirment que des miliciens – les «chabibahs» de la communauté alaouite loyale au président Bachar el-Assad – sont entrés dans Houla et ont abattu les gens [2].

Un témoin de l’opposition que les agences de presse ont nommé Maysara-al-Alhawi a dit qu’il avait vu les corps de six enfants et de leurs parents dans une maison pillée dans la ville. Il a expliqué à l’agence de presse: «Les cadavres des enfants étaient empilés les uns sur les autres, soit égorgés, soit tués à bout portant. J’ai aidé à rassembler plus de 100 corps au cours de ces deux jours, dont la plupart étaient ceux de femmes et d’enfants. Les derniers étaient des membres de la famille al-Kurdi – un père et ses cinq enfants. La mère manque à l’appel.»

Des villageois alaouites de la région de Houla ont dit craindre des représailles étant donné le massacre et ont fait des dons de sang pour les blessés, dont on estime le nombre entre 300 et 400.

Les combats peuvent être intenses, mais ils sont aussi sporadiques, même dans les régions très disputées. Au cours de la semaine passée, des insurgés, dont beaucoup de déserteurs de l’armée, se sont battus pour capturer Rastane, une ville dont l’emplacement est stratégique sur la route au nord de Homs. Au cours de cette même période, des militants de la petite ville de Douma, un bastion de l’opposition dans la banlieue de Damas, étaient engagés dans une négociation avec l’ONU [qui agit comme médiateur] pour l’accès à des hôpitaux, pour la libération de détenus et pour le rétablissement de services de base. Les soldats assignés aux check-points protégés par de sacs de sable autour des rues étroites de Douma, où les magasins et les marchés étaient en train de rouvrir, étaient détendus et avaient même l’air de s’ennuyer [3].

Kofi Annan, l’envoyé de la Ligue arabe et de l’ONU, retournera à Damas ces prochains jours pour tenter de donner plus de substance au soi-disant cessez-le-feu qui est entré en vigueur le 12 avril [4]. Il semble que cette visite soit cruciale, car le massacre de Houla met une fois de plus la Syrie au centre de l’attention internationale et la désigne comme cible potentielle d’une forme ou une autre d’intervention étrangère [5].

Depuis le début, ce cessez-le-feu n’a été appliqué que de manière sporadique. Le gouvernement a toujours été davantage intéressé à son application – susceptible de stabiliser son autorité – que les insurgés, lesquels ont intérêt à maintenir vivante la rébellion. L’équipe d’observateurs de l’ONU rapporte que pendant le cessez-le-feu «le niveau des opérations militaires offensives menées par le gouvernement a diminué de manière significative» alors qu’il y a eu une «augmentation des attaques et d’assassinats ciblés de la part des miliciens». Mais si ces dernières atrocités sont confirmées, tout crédit qu’aurait pu apporter au gouvernement syrien cette dite «attitude modérée» disparaîtra.

La menace d’une longue guerre

Il est vrai qu’au vu de la mosaïque d’une douzaine d’intérêts et de factions différents qui se battent pour contrôler le pays, personne en Syrie ne s’attend à une solution rapide de la crise. Un chrétien de Damas disait: «Je vois que dans la société syrienne 30% des gens sont s’opposent de manière militante au gouvernement, 30% sont en faveur de ce dernier, alors que pour 40% ni le gouvernement ni l’opposition en rien leur plaisent.» Un diplomate déclarait que la population était beaucoup plus polarisée que six mois auparavant entre d’une part, les anti-gouvernementaux et, d’autre part, les pro-gouvernement et enfin «ce que j’appellerai anti-anti gouvernement, c’est-à-dire des gens qui n’aiment pas le gouvernement, mais qui craignent également l’opposition». Le gouvernement a exploité cette situation en visant les opposants non violents «de manière à pouvoir prétendre qu’il faut choisir entre nous soutenir ou soutenir les barbus [les forces liées aux Frères musulmans ou liées au courant salafiste]. Les gens veulent un changement, mais ils craignent que cela ne devienne encore pire.»

Des entretiens avec des personnes progressistes critiques à l’égard du régime de Damas reflètent ces différentes tendances. «Si je protestais même de la manière la plus pacifique, je serais immédiatement arrêtée», disait une femme avec frustration. Un homme d’affaires dont l’entreprise est en train de s’effondrer, ce qui l’oblige à vivre de son épargne, ajoute: «Les leaders de l’opposition en exil n’ont pas développé un plan sérieux pour rassurer les minorités (alaouite, chrétienne, druze, kurde), alors même qu’elles constituent les principaux soutiens du gouvernement.»

Est-ce que l’actuelle situation d’impasse pourrait se modifier suite à la mort, vendredi 25 mai, de tous ces gens à Houla? Au niveau international, si elles étaient confirmées dans le détail, ces atrocités renforceraient la pression pour un soutien étranger aux insurgés et pour que de nouvelles sanctions soient prises contre la Syrie. On rapporte que les rebelles, dont le degré de coordination dans les combats à Rastane s’est révélé être plus important qu’il y a quelques mois, reçoivent des armes d’Arabie saoudite.

Le gouvernement syrien affirme qu’il a respecté le cessez-le-feu, sauf lorsqu’il était attaqué. Avant la tuerie de Houla, Jihad Makdissi, le porte-parole du ministère syrien des Affaires étrangères, a déclaré: «Nous avons signé l’accord de cessez-le-feu le 12 avril, et nous avons enregistré 3500 violations de celui-ci par l’opposition.» La Syrie commençait à s’extirper de son statut de paria, mais les bombardements de zones civiles et les conséquences meurtrières qu’ils ont eues à Houla – qui passent sur tous les écrans de télévision du monde – redonneront au pays la réputation dont il commençait à émerger [6].

Selon Makdissi la mission d’observation précédente choisie par la Ligue arabe a été «jetée à la poubelle par les dirigeants arabes parce qu’elle montrait que l’opposition était armée et passait à l’offensive». Il n’y a aucun doute que l’opposition s’est militarisée. Mais cela n’est guère étonnant vu la répression des protestations pacifiques. Toujours selon Makdissi: «La Syrie a besoin d’une évolution graduelle et non d’une confrontation armée. Vous voulez qu’il y ait des réformes en Syrie, mais vous imposez des sanctions, ce qui fait que les gens n’ont pas de gaz pour faire la cuisine.»

Le gouvernement syrien a renforcé sa position au cours des sept dernières semaines dans la mesure où le plan de Kofi Annan a limité les appels pour une intervention internationale. La tuerie de Houla a jeté le doute sur ce plan et fera pression sur Annan pour l’élaboration d’une proposition pour un cessez-le-feu plus substantiel que l’accord actuel, que les deux parties ne respectaient que dans la mesure où cela leur convenait sur le plan militaire [7].

Est-ce que les derniers massacres auront un impact sur comment les Syriens voient la lutte pour le pouvoir? La nature indiscriminée et excessive de la violence gouvernementale durant ces 14 derniers mois a aliéné des couches de Syriens qui n’avaient pas spontanément un penchant pour la révolution. «Ce n’est pas seulement qu’on a tué 10’000 personnes, mais il y a aussi la manière bestiale dont on les a tuées», souligne une femme laïque aisée à Damas.

Malgré toutes les critiques suscitées par la mission de paix de Annan et la mission d’observation de l’ONU en Syrie, il semble qu’ils soient les seuls moyens de réduire la violence. Malgré un flux accru d’armes à l’opposition, le gouvernement a encore une supériorité écrasante en matière de forces armées. A tel point que cela se transforme en une faiblesse politique, dans la mesure où – comme pour les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan ou pour Israël au Liban et à Gaza – une utilisation excessive d’armement lourd contre des populations civiles entraîne des réactions de colère sur le plan interne et un isolement politique à l’étranger.

Une opposition mieux armée sera trop forte pour être supprimée par le gouvernement, mais le résultat risque alors d’être une guerre civile prolongée plutôt qu’une victoire claire pour l’un ou l’autre camp. Les sanctions ont déjà dévasté le secteur bancaire syrien et nuisent au pays, mais elles ne conduisent pas à un effondrement économique. Les Syriens ont l’impression qu’elles constituent une punition collective pour toute la population, mais ne frappent pas sérieusement le gouvernement [8]. Il y a suffisamment de nourriture parce que l’agriculture syrienne, qui est le secteur le plus important de l’économie, a bénéficié de deux années de fortes pluies après trois années de sévère sécheresse. Il n’y a pas de tourisme et les hôtels sont vides, mais ce secteur n’a jamais eu la même importance qu’au Liban ou en Egypte. Le coup le plus dur sur le plan économique a été porté par la chute des exportations de pétrole entraînée par le fait que les compagnies pétrolières étrangères cessent d’opérer dans le pays.

Mais aussi bien le gouvernement que l’opposition armée se sont renforcés au cours des six derniers mois, et ni l’un ni l’autre ne voient de raison de faire des compromis. C’est la raison pour laquelle on a l’impression d’être au début d’une guerre prolongée.

La scène d’une banlieue de Damas

Des soldats montent la garde sur des barricades en terre qui entourent Douma, dans la banlieue de Damas, alors que des insurgés d’aspect coriace contrôlent les rues. Cela a l’aspect d’un statu quo qu’aucune des deux parties, pour le moment, ne paraît capable de changer.

Lorsqu’ils aperçoivent des véhicules de l’ONU, les passants crient des slogans anti-gouvernementaux sur un fond de mélopées rappelant que «Dieu est grand». Un jeune déchire sa chemise pour montrer le pansement blanc sur sa poitrine, qu’il arrache également pour montrer ce qui semble être des brûlures. «Pendant la journée on a l’impression de sécurité, mais après 19 heures les tireurs embusqués dans les étages supérieurs des immeubles [des snipers du clan Assad] tirent sur les gens qui se trouvent dans les rues», précise un homme sur un scooter rouge. «Hier soir, ils ont tiré sur deux enfants et trois adolescents.»

Une femme en pleurs, voilée et vêtue de noir comme la plupart des femmes dans ce district conservateur musulman, raconte que son fils a été arrêté six semaines plus tôt et qu’elle ne l’a pas vu depuis lors.

Malgré leurs plaintes au sujet des snipers, des arrestations et disparitions arbitraires, la centaine de personnes au centre de Douma n’ont pas l’air de craindre une attaque de la part des forces gouvernementales. Environ un tiers des magasins sont ouverts. Les téléphones mobiles ne fonctionnent pas, mais on a ramassé les ordures, contrairement à ce qui se passe dans la ville assiégée de Homs, où elles pourrissent en tas. Les insurgés locaux sont bien organisés, avec des jeunes hommes disciplinés portant une sorte d’uniforme composé de d’une chemise et d’un pantalon noir, qui gardent l’entrée de la mosquée qui leur sert de quartier général.

«Les Frères musulmans ont toujours été forts à Douma», explique un observateur chrétien. Un employé de la mosquée précise: «Cette lutte remonte à loin.» Il propose de nous montrer de l’extérieur la maison d’un militant qui avait été murée en 1980 lors de la dernière rébellion des musulmans sunnites, et qui n’a plus jamais été rouverte.

A l’intérieur de la mosquée une équipe de la Mission de supervision des Nations Unies en Syrie (MISNUS), qui dispose de 300 observateurs dans le pays, cherche à établir une médiation entre les dirigeants des combattants locaux et le gouvernement. La discussion porte sur des questions immédiates telles que les prisonniers, les snipers, l’accès aux hôpitaux [9] et la remise en fonction des services de base.

Même si les gens à Douma disent haut et fort que l’ONU ne les aide en rien, ils réclament davantage d’observateurs, surtout s’ils peuvent être stationnés à Douma pendant la nuit. Martin Griffiths, chef de mission adjoint de la MISNUS confirme: «Là où les observateurs sont présents, la violence tend à diminuer. Si nous avions quatre observateurs courageux qui restaient à Douma pendant la nuit, cela ferait une différence.» Il ajoute qu’il ne peut y avoir de réel dialogue politique avant que la violence ne diminue.

A Douma, une banlieue où habitent au moins 180’000 personnes, on ne voit pas beaucoup de signes de dommages matériels à part quelques bâtiments dont les façades sont grêlées d’impacts de balles. Les habitants se plaignent des tueries, des disparitions et de la destruction des divers registres pouvant apporter la preuve d’une disparition, mais pas de la destruction de bâtiments. Néanmoins la perception de la violence à l’intérieur de la Syrie est fortement déterminée par les rumeurs et les messages que l’opposition poste sur YouTube. Une dizaine de kilomètres plus loin beaucoup de gens sont convaincus que Douma – où ils n’osent pas se rendre – a été réduite en ruine. «Peut-être le gouvernement ne vous a-t-il pas laissé voir toute la ville», suggère, sceptique, un homme d’affaires politiquement modéré, alors qu’il n’y avait pas d’officiels du gouvernement avec nous lorsque nous avons visité Douma.

La violence est beaucoup plus importante au nord. Les conducteurs de taxi et de bus refusent souvent de se risquer sur la route qui conduit à Alep et qui traverse un territoire tenu par les rebelles autour de Homs et de Hama. L’ONU confirme que cette semaine il y a eu des combats lourds à Rastane sur la route principale au nord de Homs. «Beaucoup de déserteurs de l’armée syrienne se battent là», explique un fonctionnaire de l’ONU.

Selon les termes de l’accord de cessez-le-feu de Kofi Annan, datant du 12 avril, l’armée syrienne devait retirer l’armement lourd des centres des villes, mais pouvait les conserver pour surveiller les principales routes [10].

Même si quelques diplomates internationaux en dehors de la Syrie déclarent que le cessez-le-feu a échoué, beaucoup de Syriens pensent que la violence pourrait devenir bien pire. L’armée syrienne pourrait, par exemple, lancer davantage d’attaques soutenues par des blindés et de l’artillerie contre les zones tenues par les insurgés. Cette réalité se reflète dans un dicton populaire à Damas: «Le ministre de la Défense n’est pas encore sorti de ses pyjamas.» La MISNUS a déclaré que pendant ces dernières six semaines, depuis le cessez-le-feu de Annan, le «niveau des opérations militaires offensives par les forces gouvernementales a diminué de manière significative», alors qu’il y a eu une «augmentation du nombre des attaques par des opposants et d’assassinats ciblés». Selon un rapport publié cette semaine par une autre équipe des Nations Unies qui n’a pas reçu la permission d’entrer en Syrie, même si les deux camps commettent des violations des droits humains, c’est le gouvernement qui est responsable de la plupart d’entre elles.

Le grand Damas est presque calme. Douma en est la zone la plus violente. Aux cinq millions d’habitants de la capitale se sont joints au moins 400’000 réfugiés de Homs. Ces derniers sont nombreux à vivre dans des hôtels ou des appartements qui étaient autrefois occupés par des pèlerins d’Irak et d’Iran qui visitaient les sanctuaires chiites. Le système bancaire a été paralysé par les sanctions.

Néanmoins, les économistes estiment que le degré de désastre économique a été exagéré. Nabil Sukkar, le directeur du Syrian Consulting Bureau for Development and Investment, ainsi qu’un ancien employé de la Banque mondiale précisent: «L’économie souffre, mais n’est pas en train de s’effondrer.» Ils soulignent que le principal secteur, à savoir l’agriculture, a bénéficié des fortes pluies. Ils précisent aussi que le tourisme est moins important en Syrie qu’en Egypte et au Liban, et que le secteur qui a été le plus gravement atteint est le secteur des exportations pétrolières. Même à Douma, le marché des légumes est ouvert. Damas connaît même un petit pic dans le secteur de la construction parce que les gens ajoutent illégalement plusieurs étages aux immeubles d’appartements en profitant du fait que le gouvernement est trop occupé pour faire appliquer les règlements en la matière.

Néanmoins, selon un diplomate, les détentions en masse ont créé une atmosphère de crainte dans la capitale: «Les gens ont plus peur qu’en novembre et en décembre de l’année passée. Le gouvernement est plus fort, mais l’opposition armée également.»

Les Nations Unies condamnent la Syrie

Hier soir [le 26 mai] le Conseil de sécurité des Nations Unies a condamné le gouvernement syrien «dans les termes les plus forts» pour les attaques à armes lourdes sur la ville de Houla, où 108 personnes, dont 34 enfants, ont été tuées vendredi.

Dans une déclaration prudemment formulée, qui évitait de condamner directement quiconque pour les «attaques à bout portant» qui ont tué beaucoup de ces victimes, le Conseil condamnait le fait que «des civils ont été tués par des tirs à bout portant ou après avoir subi des sévices physiques sévères».

La déclaration notait que «l’usage scandaleux de la force» violait la loi internationale et les engagements du gouvernement à cesser la violence, y compris l’utilisation d’armes lourdes. Le gouvernement syrien nie toute responsabilité dans ce massacre.

Des diplomates racontent que la Grande-Bretagne et la France avaient proposé de publier une déclaration de presse condamnant les tueries, mais que la Russie a dit aux membres du Conseil qu’elle ne pouvait accepter cela et qu’elle voulait d’abord recevoir des informations du général de division Robert Mood qui dirige la mission d’observation des Nations Unies en Syrie. La Syrie fait une fois de plus face à un isolement diplomatique. M. Annan devrait retourner à Damas pour des discussions ayant pour but de sauver du naufrage le plan de paix dont l’accord a été signé il y a sept semaines.

Pour survivre, le président Bachar el-Assad doit éviter un isolement international comme celui qui a frappé la Libye. Il doit également éviter que les Syriens et le monde ne pensent que la chute de son régime est inévitable et qu’il vaut mieux ne pas miser sur une carte perdante.

«Comment la Russie réagira-t-elle à cela? C’est là une question cruciale», commentait hier un diplomate étranger à Damas. La Russie reste l’allié le plus important de la Syrie. En février, ce sont les veto russe et chinois qui ont soulagé la Syrie du danger d’une intervention étrangère similaire à celle qui a renversé le colonel Mouammar Kadhafi en Libye [11].

Mais ce soutien de la Russie à la Syrie a un prix et ce prix a augmenté suite au massacre de Houla. La Russie ne souhaite pas forcément l’alliance avec un régime en état de crise permanente.

Le président Assad peut chercher un soutien à plus long terme de la part de l’Iran, et, dans une moindre mesure, de l’Irak, deux puissances chiites qui perçoivent la Syrie comme étant visée par les dirigeants sunnites d’Arabie saoudite et du Qatar.

Les Iraniens ont fourni un peu d’aide économique pour réduire l’impact des sanctions. Le Hezbollah au Liban ne souhaite pas non plus voir son allié de longue date en Syrie s’effondrer. Mais les Iraniens, dont la politique étrangère est en général précautionneuse et rusée, ne voudront pas dépendre de la survie du président Assad. Ils chercheront un accommodement avec son successeur au gouvernement, même si cela constituerait une défaite stratégique sérieuse pour l’Iran, puisque ce pays perdrait ainsi son allié le plus important dans le monde arabe ainsi qu’une grande partie de son rôle de puissance régionale.

La scène à Damas

A Damas, l’on perçoit des signes petits mais menaçants d’anormalité. Des soldats interdisent la circulation dans certaines rues à tous sauf au personnel militaire et aux forces de sécurité. Des véhicules avec des charges lourdes sont arrêtés à la périphérie de la capitale par crainte d’attentats suicides.

Le massacre d’enfants et de leurs parents à Houla a approfondi l’impression de crise ici, même si beaucoup de Syriens commencent à s’habituer à la violence. Contrairement au reste du monde qui ne se focalise sur la Syrie que de manière intermittente lorsqu’il arrive quelque chose de particulièrement épouvantable, les gens d’ici qui, d’après les dernières estimations, ont vu mourir plus de 13’000 personnes au cours des quinze derniers mois sont peut-être en train de perdre leur capacité à être choqués.

Mais l’indice le plus effrayant que quelque chose ne va pas est le vide, l’absence de gens et de véhicules dans les rues autrefois bondées. Beaucoup de personnes restent à la maison clouées par une crise qu’ils voient se dérouler surtout sur l’écran du téléviseur ou sur Internet. A l’hôtel où je loge à Damas, je suis le seul client.

Le gouvernement lui-même semble souvent curieusement absent, peut-être parce que son attention est fixée ailleurs. La prise de décision a toujours été lente en Syrie à cause des nombreuses décisions qu’il fallait prendre au sommet, mais maintenant c’est encore pire.

«J’ai l’impression que les petits fonctionnaires ne veulent pas prendre de décision eux-mêmes de peur que leur décision soit révoquée par des cadres supérieurs plus durs», expliquait un diplomate. En même temps des massacres comme celui de Houla, s’il a été perpétré par des milices alaouites, suggèrent une direction qui ne contrôle pas totalement ses propres forces.

Il y a de l’anxiété dans l’air. En l’espace de quelques minutes une personne a d’abord déclaré qu’elle avait une totale confiance en l’avenir heureux du peuple syrien avant d’exprimer de sombres pressentiments concernant la possibilité d’une guerre civile.

«Pourquoi est-ce que les étrangers rabâchent toujours les divergences entre nos minorités?» me demandait, exaspéré, un militant des droits humains anti-gouvernemental. «Les Français ont dit que nous nous allions nous battre entre nous lorsqu’ils ont quitté la Syrie, mais rien de cela n’est arrivé. Nous autres Syriens nous nous serrons les coudes quoi que racontent les gouvernements au sujet de nos divisions

Or, un quart d’heure plus tard ce même chrétien de la ville de Hama, au centre de la Syrie, pas loin de Houla où le massacre a eu lieu, se montrait pessimiste et se posait des questions sur la perspective d’un conflit sectaire. Il expliquait que Houla se trouve «sur une langue de terre où les gens sont sunnites, mais dans les villages des environs il y a des alaouites et des chrétiens. Je le sais bien car ma femme vient d’un village près d’ici.» Il a dit qu’il se faisait beaucoup de souci car s’il s’avérait que les villageois sunnites, dont 34 enfants, avaient été assassinés par des milices des villages alaouites voisins, alors «je ne sais pas ce qui va se passer».

Damas est profondément affectée par la crise, même si ce n’est pas toujours visible. Les banques ont été isolées du reste du monde. «Toutes les banques au Liban sont terrifiées à l’idée de faire des affaires avec la Syrie», expliquait un riche homme d’affaires. «Mon gérant de banque à Beyrouth ne voulait pas accepter un dépôt malgré le fait que le chèque était tiré sur une banque britannique.» Beaucoup de gens à Damas ont une expérience de première main de la destruction physique entraînée par les combats au centre du pays. Quelque 400’000 Syriens, surtout de Homs, ont été déplacés suite aux destructions massives et sont venus se réfugier dans la capitale. Souvent ils occupent des appartements qui étaient auparavant occupés par des réfugiés irakiens qui sont rentrés chez eux et dont certains disaient que maintenant Bagdad était plus sûre pour eux que Damas. (Traduction A l’Encontre)

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Cet article, écrit depuis Damas, de Patrick Cockburn est paru sur le site Counterpunch en date du lundi 28 mai 2012. Patrick Cockburn est un journaliste irlandais, correspondant au Proche-Orient du Financial Times et actuellement de The Independent. Il est l’auteur de plusieurs livres sur le Proche-Orient, dont les plus récents sont The Occupation: War, resistance and daily life in Iraq et Muqtada! Muqtada al-Sadr, the Shia revival and the struggle for Iraq.

Notes

[1] La BBC, en date du 4 juin 2012, écrit à propos du massacre de Houla: «Le dirigeant syrien [Bachar el-Assad] nie tout rôle gouvernemental dans le massacre de Houla dans lequel 108 personnes ont été tuées – beaucoup dans une tuerie conduite maison après maison, une tuerie que les inspecteurs de l’ONU affirment qu’ils pensaient qu’elle avait été menée par les hommes armés qui sont pro-régime.» Le 1er juin, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a chargé une commission d’enquête indépendante internationale sur la Syrie de «mener une enquête spéciale sur le massacre de Houla». Ses résultats devraient être publiés lors de la 20e session du Conseil des droits de l’homme qui se tient du 18 juin au 6 juillet. Réd. A l’Encontre

[2] L’intrication des diverses communautés est une donnée de la composition de nombreux villages, suivant les régions. Le régime du clan Assad a sans cesse joué la carte des divisions et de la stigmatisation. La dureté de l’affrontement contre le régime a, indéniablement, accentué dans divers endroits la conflictualité intercommunautaire. Mais il est erroné de mettre d’établir une division simpliste, complète, entre alaouites, sunnites, chrétiens, etc. L’exacerbation des heurts, y compris des affrontements militaires, des actions de représailles, des larcins, est le plus souvent directement lié à des règlements de comptes locaux. D’où les attitudes différentes que des journalistes essayant de traduire la réalité qu’ils rencontrent lors de voyages difficiles en Syrie relèvent suivant les villages ou les personnes interrogées. On peut en avoir un exemple dans le reportage publié dans le quotidien Le Temps sous le titre générique «17 jours en Syrie», entre autres celui en page 11, en date du 6 juin 2012. Réd. A l’Encontre

[3] En date du 6 juin, des combats ont eu lieu dans la région périphérique de Damas, entre autres dans la ville de Douma (source: AFP). Réd. A l’Encontre

[4] En date du 6 juin, Kofi Annan n’est pas encore retourné à Damas. Pour rappel, le «cessez-le-feu» proposé par le plan de Kofi Annan a été pour l’essentiel ignoré. Ce sont les manifestations des 27 et 28 mai et du 1er juin qui sont le plus caractéristiques. Depuis le 6 juin, les différents groupes se revendiquant de l’Armée syrienne libre, assez fragmentée, ou agissant de manière totalement indépendante, ont dit renoncer à tout cessez-le-feu. Réd. A l’Encontre

[5] Le quotidien français La Croix, en date du 6 juin 2012, soulignait le glissement de la position officielle du régime de Poutine. Le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Guennadi Gatilo, déclarait: «Nous n’avons jamais dit ou posé comme condition qu’Assad devait nécessairement rester au pouvoir à la fin du processus politique.» (sic). La décision, du moins formelle, prise le 5 juin par le régime syrien d’autoriser l’ONU et des ONG à apporter de l’aide humanitaire ne doit pas être étrangère au léger changement de pas dans le ballet diplomatique. Cela d’autant plus que les Etats-Unis ont fait savoir que le départ d’Assad n’impliquait pas, pour eux et leurs alliés occidentaux, une modification de l’accès de la Marine russe au port de Tartous, second port du pays après celui de Lattaquié. Réd. A l’Encontre

[6] Il est possible que Patrick Cockburn, protégé du point de vue de l’information lors de son séjour à Damas, n’a pas réalisé que des ONG comme Médecins sans frontières ou Amnesty International ont multiplié les rapports caractérisant le régime du clan Assad comme capable des pires crimes, en en faisant la preuve. Et ces rapports ont été largement diffusés durant le mois de mai. Réd. A l’Encontre

[7] Patrick Cockburn rejoint la position officielle de l’ONU qui tend à présenter la situation en Syrie comme étant structurée autour d’un affrontement entre «deux parties équivalentes», soit d’un côté les forces policières spécialisées, une armée conduite d’une main de fer par Maher el-Assad et disposant d’un armement lourd, plus des miliciens criminels lumpenisés et clientélisés par le régime, et, de l’autre côté, des manifestants pacifiques, qui reçoivent l’appui, relativement désorganisé, de membres de l’Armée syrienne libre, dont l’armement, même un peu amélioré, reste dérisoire et dont la coordination comme le commandement politique sont d’une extrême faiblesse. Réd. A l’Encontre

[8] Dans diverses prises de position des Comités de coordination locaux (CCL), opposition interne, un élément clé ressort: les CCL s’opposent à des sanctions qui auraient des répercussions négatives pour la population. Par contre, ils sont favorables à des sanctions qui visent la petite minorité qui contrôle politiquement, économiquement et militairement le pays; un contrôle qui est largement mis en question; ce que Cockburn valide au début de son article en citant un diplomate qui affirme qu’«il n’y a personne qui contrôle fermement la politique syrienne et les forces armées syriennes». Réd. A l’Encontre

[9] Voir à ce sujet le rapport de MSF, du 15 mai 2012, intitulé: «L’intégrité des blessés et du personnel de santé doit être une priorité. Dans les gouvernorats de Homs et d’Idleb, où s’est rendu MSF, les blessés et le personnel médical sont ciblés et menacés.» Réd. A l’Encontre

[10] Toutes les analyses sérieuses indiquent qu’un retrait de l’armement lourd des centres-villes aboutirait à une perte de la majorité d’entre elles par les forces gouvernementales. Ce n’est pas un hasard, dès lors, si cet armement lourd est le principal instrument d’intervention, lié aux opérations de police et à une politique délibérée de pousser des secteurs de la population à quitter le pays, quels que soient les risques pris pour le quitter. Le gouvernement turc dit, en date du 6 juin, que 26’747 Syriens et Syriennes ont le statut de réfugiés sur le territoire turc, dans des camps dans le sud du pays. Le nombre de morts est établi à 13’400 fin mai. Réd. A l’Encontre

[11] L’interprétation de ce «sauvetage» fait par Patrick Cockburn semble des plus discutables. En effet, comme le confirment de nombreuses déclarations diplomatiques et d’analystes membres d’institutions ayant pignon sur rue aux Etats-Unis, l’option du gouvernement Obama a été, depuis fort longtemps, de modifier la situation politique en Syrie en mettant en place une solution «à la Yémen», c’est-à-dire en plaçant au poste de commande une personne issue du club dominant. Réd. A l’Encontre

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