Damas veut profiter des frappes antidjihadistes

Navy_airstrikePar Benjamin Barthe

Le changement de décor est frappant. Il y a un peu plus d’un an, en représailles au bombardement au sarin des faubourgs de Damas, les Etats-Unis et la France se préparaient à frapper le régime syrien. Bachar Al-Assad, acculé, n’avait réussi à se rétablir que grâce à une initiative diplomatique de dernière minute de son allié russe, impliquant le démantèlement de son arsenal chimique. Aujourd’hui, épuisés par trois ans et demi de guerre civile, le dictateur syrien et ses opposants assistent, peu ou prou impuissants, à une intervention américano-française – rejointe par leurs alliés arabes – cette fois-ci bien réelle, dirigée contre leur ennemi commun, l’Etat islamique (EI).

Une fois n’est pas coutume, les représentants des deux camps ont applaudi de concert, mardi 23 septembre, le début des frappes, chacun se disant persuadé qu’un affaiblissement des djihadistes tournerait à son avantage. Mais cette approbation de façade dissimule beaucoup d’arrière-pensées. La course pour profiter de la nouvelle donne induite par l’offensive anti-EI est lancée.

«Une bonne chose pour l’humanité»

C’est par un communiqué de l’agence officielle SANA que Bachar Al-Assad a réagi. Sans mentionner spécifiquement les bombardements, le président syrien a déclaré qu’il soutenait «tout effort international antiterroriste». Longtemps complaisant à l’égard des djihadistes, dont l’extrémisme nuisait à l’image de la révolution, le régime de Damas s’est décidé à les combattre, à partir du mois d’août, lorsqu’ils sont devenus les ennemis prioritaires de la communauté internationale. La guerre contre l’EI donne un nouveau souffle à sa propagande qui s’est toujours efforcé de dépeindre les insurgés comme des islamistes sanguinaires.

«En un seul missile Tomahawk, l’armée américaine a réduit en poussière le quartier général de Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique] à Rakka, que notre aviation s’échinait à détruire depuis des jours, se félicite le rédacteur en chef d’un quotidien proche du pouvoir. C’est une bonne chose pour l’humanité et une bonne affaire aussi pour l’Etat syrien.»

Soucieux d’apparaître comme un partenaire de la coalition formée sous l’égide de Washington et de briser ainsi l’ostracisme dont il fait l’objet en Occident, le président syrien a confié à son ministère des affaires étrangères le soin d’affirmer que la Syrie avait été prévenue de l’imminence des frappes. Damas assure que son représentant aux Nations unies, Bachar Jaafari, avait été mis dans la confidence et que des messages des Etats-Unis lui avaient été transmis par l’intermédiaire du ministre irakien des affaires étrangères.

Démenti de Washington

«Au niveau politique, il n’y a pas de contact et le pouvoir syrien n’a d’ailleurs pas intérêt à renouer avec Washington, assure le journaliste syrien. Mais au niveau des agences de renseignements, il y a un vrai partenariat. On ne se parle pas, mais les radars des uns et des autres se voient.» L’argument a aussi pour vocation d’atténuer, auprès de la base du régime, l’affront que constitue la violation de l’espace aérien syrien par l’aviation «impérialiste» américaine. Et de justifier que, contrairement aux menaces proférées il y a quelques semaines, la défense antiaérienne syrienne n’est pas entrée en action.

Mais tous ces efforts oratoires ont été balayés par Washington. «Nous n’avons pas demandé la permission du régime. Nous n’avons pas coordonné nos actions avec le gouvernement syrien. Nous n’avons pas donné de notification à l’avance aux Syriens, ni donné d’indication sur le moment des frappes ni sur les cibles spécifiques», a lancé Jennifer Psaki, la porte-parole du département d’Etat. Si M. Jaafari a été contacté, a précisé la diplomate américaine, c’est pour dissuader la Syrie de «s’en prendre à un avion américain». «Personne, aux Etats-Unis, n’a l’intention de discuter avec ce régime, soutient un très bon connaisseur du dossier syrien, de retour de Washington. Quelques services secrets occidentaux ont approché leurs homologues syriens ces derniers mois, mais ils ont vu que cela ne servait à rien. On ne peut pas sauver ce régime, il se détruit lui-même quoi qu’il fasse. Comment pourrait-il apporter une solution à la radicalisation des sunnites ?»

Jeu de miroirs paradoxal

Du côté de l’opposition, la clarification du département d’Etat a été accueillie avec soulagement. Dans un jeu de miroirs paradoxal avec le régime, la Coalition nationale syrienne (CNS), vitrine politique de la rébellion, s’est félicitée que la communauté internationale ait «rejoint combat contre Daech». «C’est un développement majeur, assure Monzer Akbik, un cadre de la CNS. Le régime a trop longtemps profité de la présence des djihadistes pour salir notre cause.» Sur le terrain, cependant, le scepticisme prédomine. L’un des groupes armés les plus modérés, le mouvement Hazm, à qui les Etats-Unis ont livré des missiles antichars, a affirmé que les frappes «nuiraient à la révolution syrienne». Sur son compte Twitter, ce groupe, affilié à l’Armée syrienne libre (ASL), soutient que «le seul bénéficiaire de ces ingérences étrangères en Syrie est le régime, particulièrement en l’absence d’une véritable stratégie pour le renverser».

Les combattants de l’ASL, harassés par des mois de combats sur un double front, s’inquiètent de l’impact sur l’opinion publique syrienne des bavures que commettra inévitablement l’aviation américaine. Une dizaine de civils aurait déjà péri dans les bombardements de mardi, ainsi que 70 à 120 djihadistes selon les sources. Les insurgés redoutent aussi que l’élargissement de l’éventail des cibles à des formations cousines de l’EI ne contribue à jeter de nombreuses brigades dans les bras de celui-ci. Mardi, les Etats-Unis ont ainsi bombardé des positions de Khorasan, un groupe membre du Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida. «Il y a une vraie paranoïa parmi les insurgés, qui redoutent de se retrouver dans le collimateur des Etats-Unis», témoigne un diplomate occidental, en contact avec les milieux d’opposition.

Les deux camps affûtent désormais leurs armes en vue de la prochaine manche: la récupération des territoires contrôlés par l’EI. En prévision des raids américains, les hommes de l’EI avaient déjà dispersé leurs forces et évacué leurs bases les plus voyantes. Ils pourraient dans les prochains jours être obligés de plonger dans la clandestinité et donc de relâcher leur emprise sur le terrain. L’ASL saura-t-elle profiter de cette occasion pour avancer ses pions? La survie de la révolution syrienne en dépend. (Pour information, article publié dans Le Monde du 25 septembre 2014, p. 2)

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