Alep, cœur du conflit syrien

Des sauveteurs intervenant après un bombardement d'un quartier d'Alep
Des sauveteurs intervenant après un bombardement d’un quartier d’Alep

Par Pierre Puchot

En bombardant les civils d’Alep, deuxième ville de Syrie, au mépris de la trêve conclue fin février, Bachar al-Assad tente de prendre l’ascendant sur le conflit grâce à son aviation. À Alep, c’est pourtant l’espoir de revoir une Syrie multiconfessionnelle et pacifiée qui meurt chaque jour.

D’un côté, le régime syrien qui agit seul, de sa propre initiative et au mépris des vies humaines. De l’autre, une communauté internationale réduite à l’impuissance, malgré les appels à l’aide des civils syriens depuis plusieurs années maintenant. En Syrie, la semaine qui vient de s’écouler est une nouvelle démonstration d’un constat observé depuis plus de cinq années : pas plus que l’État islamique, l’armée de Bachar al-Assad ne respecte les civils ni les trêves. Plus de 250 civils ont péri depuis la reprise le 22 avril des violences à Alep, pour la majorité dans des raids menés par l’aviation de l’armée syrienne, en violation de la trêve entrée en vigueur le 27 février à l’initiative des États-Unis et de la Russie.

Parmi les centaines de récits tragiques, celui du docteur Mohammad Wassim Maaz, tué aux côtés d’un confrère dentiste, de trois infirmiers et de 22 autres civils dans le bombardement aérien de l’hôpital Al-Qods, mercredi 27 avril. Un nom qui s’ajoute à ceux « d’au moins 730 de nos collègues, d’autres médecins, qui ont été tués dans notre pays au cours des cinq dernières années », écrit un collectif de médecins syriens dans un texte où il réclame désormais que la Russie fasse cesser les frappes de son allié de Damas. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, la guerre a fait plus de 270’000 morts depuis 2011, dont 13 500 enfants. L’ONG recense le décès de 3116 personnes rien que pour le mois d’avril 2016, dont l’immense majorité du fait des bombardements du régime syrien.

« Quand un raid aérien frappe un quartier, ce sont d’abord les voisins qui apportent les premiers secours aux blessés, raconte le 28 avril pour l’Agence France Presse le photographe Ameer Alhalbi, dans un reportage intitulé “Jour d’enfer à Alep”. Les sauveteurs de la défense civile, qui ont souvent été formés en Turquie, prennent le relais quand ils arrivent. C’est comme ça que les choses se passent ce jeudi. Au moment où nous arrivons, une femme est en train de crier à l’aide depuis les hauteurs d’un immeuble endommagé par les explosions. Elle, son mari et son enfant sont coincés dans ce qui reste de leur appartement au deuxième étage, ils ne peuvent plus descendre. »

carte-syrieDepuis 4 ans, Alep est le cœur du conflit syrien. La guerre civile syrienne aurait pu y trouver son dénouement : à l’été 2012, l’Armée syrienne libre (ASL) lance une grande offensive à Alep, pour ce qui s’annonce à l’époque comme la dernière conquête avant la victoire face à l’armée syrienne. Une initiative qui sera finalement quasi fatale à l’ASL. Car depuis, Alep a vu les fronts se multiplier, entre le régime, les révolutionnaires syriens, et l’État islamique qui a pris pied dans la ville, avant de s’en faire à nouveau rejeter. Depuis 4 ans, l’ASL s’est peu à peu désunie, et le régime du président Bachar al-Assad, qui jouit d’une supériorité aérienne décisive dans son conflit face aux révolutionnaires syriens, contrôle aujourd’hui les secteurs ouest d’Alep, où ses positions sont solides.

En combattant les rebelles syriens par tous les moyens, y compris en profitant de la trêve, l’armée syrienne tente désormais de prendre un avantage décisif dans l’ensemble du conflit. Alep est en effet cette ville aux multiples fronts où les rebelles et les fractions de l’Armée syrienne libre se maintiennent encore aujourd’hui, après avoir perdu l’essentiel de leurs positions à l’ouest du pays et dans les environs de Damas. Et c’est surtout à Alep que les membres de l’ASL ont eu l’espoir d’inventer la Syrie de l’après-Assad.

À la mi-2015 déjà, Yahia Nanaa, ex-président du Conseil du gouvernorat d’Alep, de passage à Paris, expliquait lors d’une rencontre à l’Institut du monde arabe que « la société civile sera[it] le moteur de tout projet politique à venir en Syrie. Cela suppose que la communauté internationale nous aide, et pas seulement avec de l’humanitaire et l’accueil de réfugiés » (ses propos sont cités par nos confrères de Télérama). « Alep est l’exemple d’une ville qui n’appartient ni au régime de Bachar al-Assad, ni aux islamistes », résumait lors de cette soirée le politologue libanais Ziad Majed. « Comme les écoles sont ciblées par les bombardements, nous continuons d’organiser des cours là où nous le pouvons, dans les mosquées, les caves, les salles des fêtes », rapportait en juillet 2015 Abdulkareem Anees, responsable de l’éducation au conseil d’Alep, cité par Le Monde. Multiculturelle, résistante face au régime comme aux organisations djihadistes, Alep a manqué d’être la cité où la Syrie de l’après-Assad aurait pu se construire.

Un an plus tard, 250 000 Syriens vivent encore à Alep. Mais l’armée syrienne bombarde indifféremment les quartiers civils et les fronts tenus par les organisations proches de Jabhat En Nosra, l’organisation qui a prêté allégeance à Al-Qaïda et combat le régime syrien comme l’État islamique. La violence sur le terrain paralyse ainsi tout espoir de processus politique de transition.

Le 28 avril, au lendemain du bombardement de l’hôpital Al-Qods par l’armée syrienne, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, Staffan de Mistura, en a appelé aux présidents russe et américain pour tenter de sauver le processus de négociations officiellement toujours en cours entre l’opposition syrienne et le régime de Damas. Ce processus achoppe notamment sur le départ de Bachar al-Assad, condition jugée indispensable par l’opposition syrienne.

Les États-Unis, « scandalisés » par le bombardement de l’hôpital Al-Qods effectué par le régime syrien, ont appelé la Russie à contenir le régime de son allié Bachar al-Assad. De son côté, Moscou affirme être en train de négocier avec son allié pour que Damas cesse ses frappes. « Actuellement, des négociations actives sont en cours pour établir un “régime de silence” dans la province d’Alep », a déclaré dimanche le général Sergueï Kouralenko, chef du Centre russe pour la réconciliation des parties belligérantes en Syrie, une structure créée par l’armée russe pour superviser la trêve. Mais la priorité de la Russie (et du régime de Damas) est aujourd’hui d’obtenir de la communauté internationale qu’elle classe les groupes rebelles Ahrar al-Cham et Jaïch al-Islam, qui harcèlent le régime syrien avec une certaine efficacité, parmi les organisations terroristes.

Face aux exigences russes, Washington apparaît aujourd’hui démuni. Et le tournant qui s’amorce dans la bataille d’Alep est aussi le reflet de la faillite de la stratégie de non-intervention d’Obama en Syrie, annonçant tantôt des «lignes rouges» au moment de l’attaque à l’arme chimique par le régime syrien en 2013, se rétractant ensuite pour laisser la coalition syro-russo-iranienne dicter le tempo des négociations. « L’abdication d’Obama en Syrie doit cesser », estimaient ainsi deux chercheurs dans une tribune très remarquée et publiée par le Washington Post dès le 9 février, « sans quoi Alep demeurera une tache sur notre conscience pour toujours ». Pour «mettre fin à l’horreur d’Alep», les auteurs du texte suggèrent que les États-Unis, sous l’égide de l’Otan, usent de leur potentiel naval et aérien pour créer une « no-fly zone » au-dessus d’Alep et empêcher Damas de bombarder les civils syriens. Une solution à laquelle Washington se refuse toujours.

Preuve des résultats désastreux de l’absence de stratégie chez Obama, que toutes les initiatives de paix à Genève n’ont pu compenser, de nouveaux raids aériens ont visé lundi 2 mai avant l’aube la ville syrienne d’Alep, au moment même où le secrétaire d’État américain John Kerry cherchait à trouver une issue politique à Genève pour faire cesser les combats. Ce lundi, lors du point presse à l’issue de la rencontre entre John Kerry et le ministre saoudien des affaires étrangères – partisan, contrairement à Obama, de l’envoi de troupes sur le sol syrien –, le secrétaire d’État a dit espérer se rapprocher d’un compromis dans les heures qui viennent pour ramener la trêve. Mais à Alep, outre les civils, c’est l’espoir d’une Syrie de l’après-guerre multiculturelle qui meurt un peu plus, jour après jour. (Article publié sur le site Mediapart, le 2 mai 2016)

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