Israël-Palestine. Les plans de colonisation de Smotrich prennent appui sur des infrastructures conçues depuis des décennies

Le mur de séparation israélien autour des tunnels routiers dans la colonie de Gilo à l’extérieur de Jérusalem. (Nati Shohat/Flash90)

Par Ben Reiff

Dans la première étape de son «Plan décisif» – une proposition détaillée rédigée en 2017 pour «gagner et mettre fin» au conflit israélo-palestinien – Bezalel Smotrich a exposé une vision qu’il a appelée «la victoire par la colonisation». Le député israélien, qui occupe actuellement le poste de ministre des Finances et de surintendant du gouvernement en Cisjordanie – grâce à un rôle ministériel spécial créé pour lui au sein du ministère de la Défense –, a expliqué dans son exposé que son plan nécessiterait «l’encouragement de dizaines et de centaines de milliers de résidents à venir s’établir en Judée et en Samarie», en utilisant le nom biblique de la Cisjordanie.

«Rien n’aurait un impact plus grand et plus profond sur la conscience des Arabes de Judée et de Samarie […] en démontrant l’impossibilité d’établir un autre Etat arabe à l’ouest du [fleuve] Jourdain», écrit-il. «Les faits sur le terrain découragent les aspirations et font échouer les ambitions.»

Smotrich a attendu son heure, mais aujourd’hui, grâce à un accord conclu en février 2023 avec le ministre de la Défense Yoav Gallant, qui lui a permis d’étendre son contrôle sur plusieurs aspects du processus de planification des colonies, il semble impatient de mettre en œuvre son «plan décisif». Un rapport publié dans le quotidien Haaretz (18 mai 2023) a révélé en mai que le chef du Parti sioniste religieux (HaTzionut HaDatit) a donné l’ordre à des représentants de divers ministères de commencer immédiatement les préparatifs en vue de doubler la population de colons en Cisjordanie, qui ferait passer le total actuel de 500 000 à 1 million.

L’annonce de ce plan, dont les chiffres n’incluent pas les quelque 250 000 Israéliens vivant à Jérusalem-Est occupée, a suscité la condamnation de la Maison Blanche. En réponse, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a affirmé (Times of Israel, 23 mai 2023) aux responsables états-uniens que la proposition ne reflétait pas la politique du gouvernement. Pourtant les vastes développements infrastructurels en cours en Cisjordanie, en plus de l’augmentation du nombre d’unités d’habitation au cours de cette année dans le territoire, signifient que la trajectoire est déjà tracée pour que la population de colons augmente de manière significative au cours des prochaines années. Et même si le gouvernement cherche certainement à accélérer les processus, les fondations d’une grande partie de ce que nous voyons aujourd’hui ont été – souvent de manière littérale – établies il y a des décennies.

Les routes sont la clé

Les intentions de l’actuel gouvernement d’extrême droite concernant la Cisjordanie étaient claires dès le départ. Ses lignes directrices fondatrices affirment le «droit exclusif et indiscutable du peuple juif sur toutes les parties de la Terre d’Israël», c’est-à-dire toutes les terres situées entre le Jourdain et la mer Méditerranée, que quelque 7 millions de Juifs israéliens partagent avec un nombre à peu près égal de Palestiniens. Dans un document de synthèse, le centre juridique Adalah (Legal Center for Arab Minority Rights in Israel, 10 janvier 2023) affirme que cette clause «va plus loin que les principes inscrits dans la loi de 2018 sur l’Etat national juif». Il s’agit d’un ancrage quasi-constitutionnel qui, selon le document, présente déjà des traits évidents de l’apartheid» – et servira à «approfondir la suprématie juive et la ségrégation raciale en tant que principes sous-jacents du régime israélien».

L’accord de coalition entre le Parti sioniste religieux et le Likoud de Netanyahou, quant à lui, promet que le premier ministre «travaillera à la formulation et à la promotion d’une politique par laquelle la souveraineté sera appliquée à la Judée et à la Samarie». L’accord entre Yoav Gallant et Bezalel Smotrich, qui confère à ce dernier des pouvoirs de gouvernance détenus depuis des décennies par l’armée, a constitué une étape vers la réalisation de cette promesse. Des juristes et des experts en droits de l’homme l’ont récemment décrit comme un acte d’annexion de jure (Foreign Affairs,9 juin 2023).

En ce qui concerne la multiplication des colonies, le gouvernement n’attend pas. Depuis le début de l’année 2023, il a fait avancer la planification de plus de 12 000 nouveaux logements dans les colonies de Cisjordanie, dont plus de 7000 ont été approuvés pour la construction – des chiffres qui sont en passe d’éclipser leurs équivalents de ces dernières années. Et ils n’incluent pas les 16 000 logements en cours à Jérusalem-Est au cours de la même période.

Le gouvernement a également décidé en juin de raccourcir la procédure d’autorisation de la construction des colonies, au moment où, sous le contrôle de Smotrich, l’administration civile – le bras bureaucratique de l’occupation – a pratiquement cessé de démanteler les structures illégales construites par les colons. En revanche, les démolitions de bâtiments palestiniens en Cisjordanie ont considérablement augmenté au cours de la même période.

En outre, le gouvernement a approuvé en février la légalisation rétroactive de dix avant-postes de colons construits sans autorisation officielle, ce qui a permis leur expansion significative. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg: des plans sont en cours pour légaliser 70 autres avant-postes au motif qu’ils constituent des «quartiers» de colonies existantes plutôt que des communautés distinctes. Une telle mesure pourrait être prise sans l’approbation du gouvernement. Ces mesures ont fait l’objet d’une condamnation verbale de la part de l’administration Biden, mais rien de plus.

La route entre la colonie de Ma’ale Adumim et Jérusalem, le 13 janvier 2013. (Flash90)

Cependant, selon Hagit Ofran, responsable du projet «Settlement Watch» de l’ONG israélienne anti-occupation «La Paix Maintenant», se concentrer uniquement sur les colonies elles-mêmes revient à passer à côté de l’essentiel. «Afin permettre toute augmentation [de la population de colons], ils doivent d’abord améliorer les routes – et c’est ce qu’ils font maintenant», confie-t-elle au magazine +972, soulignant que «les routes sont la clé».

En effet, outre les améliorations significatives apportées aux infrastructures d’eau, d’électricité et de télécommunications pour répondre aux besoins de centaines de milliers de colons supplémentaires, la construction de plusieurs nouvelles routes est en cours, ce qui permettra de réduire considérablement les embouteillages qui ont caractérisé les voies de circulation des colons ces dernières années et de contourner les villes palestiniennes. Ce faisant, Israël pourra inciter un plus grand nombre de ses citoyens à s’installer en Cisjordanie, en montrant que les trajets entre les colonies et les villes situées à l’intérieur de la ligne verte, comme Jérusalem et Tel-Aviv, seront beaucoup plus rapides et, du point de vue des colons, plus sûrs.

Hagit Ofran prend l’exemple de la «route Liberman» – qui tire son nom de l’ancien ministre des Transports Avigdor Liberman [à ce poste de février 2003 à juin 2004, avant d’occuper d’autres ministères], sous le mandat duquel sa construction a commencé il y a vingt ans – pour illustrer l’impact que de nouvelles routes peuvent avoir sur la croissance des colonies.

«Dans les colonies situées à l’est de Bethléem, comme Tekoa et Nokdim, il fallait contourner Bethléem par le sud pour venir de Jérusalem, ce qui prenait 40 minutes et traversait des villages palestiniens», explique-t-elle. «Dès que la route Liberman a été asphaltée, le trajet s’est réduit à 15 minutes. L’ouverture de la route en 2008 a doublé le nombre de colons dans ces colonies en moins de 10 ans.»

C’est ce modèle qui est aujourd’hui utilisé dans toute la Cisjordanie. Après la construction de la rocade de Nabi Elias près de la ville palestinienne de Qalqilya en 2017, Israël a commencé à travailler sur la rocade d’Al-Arroub dans le sud et sur la rocade de Huwara dans le nord. Un ordre d’expropriation a déjà été émis pour une autre route de contournement qui détournerait le trafic des colons de la ville palestinienne d’Al-Funduq en direction de la colonie de Kedumim [proche de Naplouse] – que Smotrich appelle lui-même sa maison. Entre-temps, des travaux sont en cours pour doubler la largeur de la «route des tunnels» (route 60) afin de faciliter les déplacements entre Jérusalem et les colonies de la région d’Hébron, en particulier Kiryat Arba.

Alors qu’Israël présente ces routes comme des projets qui bénéficieront aux Palestiniens de la région ainsi qu’aux colons, la réalité est tout autre. Selon Dror Etkes, fondateur de l’ONG israélienne Kerem Navot [créée en 2012], qui suit de près l’évolution des infrastructures israéliennes en Cisjordanie, la construction de ces routes entraîne diverses conséquences néfastes pour les Palestiniens, notamment la perte de terres agricoles et une séparation accrue des localités palestiniennes les unes par rapport aux autres. «Les routes sont des barrières physiques très importantes en termes de bantoustanisation de la Cisjordanie», explique-t-il, ajoutant: «Israël s’est spécialisé dans l’utilisation des routes pour couper la contiguïté entre une communauté et la suivante».

Ces routes sont techniquement ouvertes au trafic palestinien, mais leurs tracés sont conçus spécifiquement pour les déplacements des colons israéliens – et, comme le souligne Dror Etkes, «si Israël veut fermer une route aux Palestiniens, il peut le faire en une seconde». Il cite l’exemple de la route 443, une grande artère est-ouest qui traverse la Cisjordanie et qui a été rénovée dans les années 1990: «A l’origine, elle était pavée pour les Palestiniens, mais pendant la seconde Intifada [2000-2005], Israël a trouvé des moyens de fermer la route aux Palestiniens et de repousser le trafic palestinien dans des enclaves, faisant ainsi de la 443 une route réservée aux Israéliens.»

Même idéologie, mêmes moyens

L’objectif d’un million de colons fixé par Smotrich est loin d’être la première proposition de ce type. Dès 1978, le mouvement de colons Gush Emunim a présenté un «plan directeur» visant à atteindre 750 000 colons en Cisjordanie (sans compter Jérusalem-Est) en l’espace de 25 ans. Il a été alors approuvé par le gouvernement de Menahem Begin [juin 1977-octobre 1983]. Trois ans plus tard, Matityahu Drobles, alors chef de la division des colonies de l’Organisation sioniste mondiale, a présenté une proposition visant à atteindre un million de colons en Cisjordanie en l’espace de 30 ans.

Bien qu’aucun des deux objectifs n’ait été atteint, Yehuda Shaul, codirecteur de l’ONG israélienne Ofek («Horizon», Israeli Center for Public Affairs) et militant de longue date contre l’occupation, met en garde contre la focalisation sur la faisabilité de l’objectif numérique proposé dans de tels plans. «Si vous me demandez s’il est réaliste de penser qu’en 2050 nous aurons encore 500 000 colons en Cisjordanie, je dirais probablement que non», déclare-t-il. «Mais dans le passé, lorsqu’ils ont dit 1 million en 30 ans, même s’ils ne l’ont pas atteint, ils ont atteint un demi-million.»

Quoi qu’il en soit, souligne-t-il, «ce n’est pas le nombre exact qu’ils peuvent atteindre qui compte, c’est ce que ce plan implique au quotidien: la dépossession et le déplacement des Palestiniens, les souffrances sur le terrain, les frictions et les conflits qu’il alimente et perpétue. Le niveau d’investissement [du gouvernement actuel] et le type de changements structurels qu’il met en œuvre vont aggraver la réalité incroyablement inhumaine que l’on connaît déjà dans les territoires occupés, et ce à une vitesse sans précédent.»

Abordant plusieurs de ces évolutions – notamment la modification de la loi sur le désengagement, par laquelle le gouvernement permet aux colons de retourner dans les colonies évacuées il y a 18 ans dans le cadre du retrait d’Israël de la bande de Gaza – Yehuda Shaul met en garde: «Avec ce genre d’extrémistes, si vous leur donnez des victoires, leur imagination politique voyage très vite et très loin.»

Le mouvement des colons, qui dicte aujourd’hui la politique du gouvernement par l’intermédiaire de personnalités comme Smotrich, est «un groupe idéologique très déterminé qui a une vision très claire et qui utilisera tous les outils à sa disposition pour mener à bien son programme et le faire progresser. Ainsi, 500 000 [colons supplémentaires en Cisjordanie] semblent insensés, mais 250 000 suffiront.»

En fait, les plans d’une telle croissance ont été élaborés bien avant que le gouvernement actuel n’arrive au pouvoir. En 2015, l’ONG La Paix Maintenant a obtenu des données du ministère du Logement révélant que, depuis 2012, des plans étaient en cours d’élaboration pour plus de 55 000 unités de logement supplémentaires pour les citoyens israéliens en Cisjordanie, ce qui incluait l’établissement de deux nouvelles colonies. Hagit Ofran estime que cette expansion – dont une partie a déjà été approuvée, tandis que la majorité reste à l’état de projet ou bloquée par la pression internationale – ouvrirait la voie à une augmentation de la population de colons à hauteur de 250 000.

Les conséquences directes ne sont pas difficiles à imaginer: la démolition certaine de villages palestiniens comme Khan Al-Ahmar [dans le gouvernorat de Jérusalem], dont la présence est une épine dans les plans de construction exclusivement juifs d’Israël; l’expulsion forcée de communautés plus rurales sous des prétextes fallacieux, comme celles qui sont actuellement menacées à Masafer Yatta [dans le sud-est du district d’Hébron: cette région abrite 12 communautés palestiniennes vivant de l’agriculture et de l’élevage]; et l’intensification de la violence des colons soutenue par l’Etat contre ceux qui osent défier ces forces en restant sur leurs terres, comme les habitants du village d’Ein Samia [région de Ramallah], aujourd’hui dépeuplé. Il s’agit là d’une stratégie coloniale plus ancienne que l’occupation elle-même, dont la mise en œuvre s’étend à l’ensemble du régime foncier d’Israël et qui continue d’entraîner le déplacement des Palestiniens entre le fleuve et la mer.

En effet, outre l’expansion massive en cours en Cisjordanie, le gouvernement fait avancer la construction de plusieurs nouvelles villes juives dans le Naqab/Négev au sud et en Galilée au nord – des régions situées à l’intérieur des frontières israéliennes d’avant 1967 qui ont longtemps fait l’objet d’efforts officiels de judaïsation en raison de leur importante population palestinienne, même si cette dernière est citoyenne. Une loi est également proposée à la Knesset [4 juin 2023] pour étendre la compétence des «comités d’admission» [système de sélection des résidents dans les villages jusqu’à 400 résidents, et élargi jusqu’à 1000 dans le projet de loi] afin de garantir la ségrégation par la loi de part et d’autre de la ligne verte.

Si l’Etat est généralement le fer de lance du processus de construction à l’intérieur de ses frontières officielles, il a aussi parfois permis à de petits groupes de prendre les devants, comme on le voit plus souvent dans les avant-postes des colons en Cisjordanie. C’est la dynamique qui se joue actuellement à Ramat Arbel [au pied du mont Arbel], un avant-poste de Galilée qui a récemment reçu l’autorisation de développement de la part du gouvernement.

«Un groupe de personnes motivées par une idéologie se lance et crée une situation de fait sur le terrain sans autorisation de construire», explique Suhad Bishara, directrice du centre juridique Adalah et cheffe de l’unité de planification et d’aménagement du territoire du centre. «Puis, lorsque leurs intérêts s’alignent sur ceux du gouvernement en termes de judaïsation, des budgets très avantageux sont mis à leur disposition.»

Suhad Bishara insiste sur le fait que ces agendas, de part et d’autre de la ligne verte [établie en 1967], doivent être considérés comme étroitement liés. «Il s’agit du même concept, de la même idéologie et des mêmes moyens», dit-elle. «Le principe directeur est la domination territoriale et spatiale juive, par l’expansion des outils de judaïsation dans les territoires sous le contrôle d’Israël.»

Pour en revenir au plan de Smotrich, Dror Etkes pense qu’il y a une raison pour laquelle l’élu avance le chiffre d’un million lors de ses réunions avec les fonctionnaires du ministère: «C’est presque un dernier clou symbolique dans le cercueil – leur dernière assurance que les colonies ne seront jamais démantelées.» Mais pour Dror Etkes, nous avons déjà largement dépassé le point de non-retour. La conversation s’oriente à juste titre vers un nouveau terrain. «Tout le monde comprend qu’il n’y aura pas d’Etat palestinien et que les colonies ne seront pas démantelées. «La question n’est plus de démanteler, mais de savoir quel type de régime politique prévaudra ici.» (Article publié sur le site du magazine israélien +972, le 12 juillet 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Ben Reiff est membre de la rédaction de +972

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