Les bâtiments du pouvoir bloqués, les grèves et Moubarak écarté

Rédaction

Assem El Kersh, rédacteur d’Al-Ahram Weekly (10-16 février 2011), synthétise ainsi la situation en Egypte, ce 10 février 2011: les différents acteurs du profond soulèvement populaire se trouvent devant «le difficile choix entre deux types de légitimité: celle d’ordre constitutionnel qui a servi comme pilier de la nation durant des années et qui vise, étant donné la nouvelle situation, à assurer une transition pacifique et graduelle du pouvoir [autorité]. L’autre est la légitimité révolutionnaire, qui possède son propre caractère et esprit ainsi que des priorités différentes. Son but est d’exercer une pression au moyen de manifestations sans précédent pour une transition immédiate en direction d’un avenir plus digne et plus lumineux. Cette option rêve d’une véritable démocratie, d’une justice sociale, du règne de la loi et de la liberté – des aspirations qui sont restées trop longtemps non réalisées.» Et, le rédacteur conclut qu’il y a un fossé entre ces deux options.

Du point de vue d’un éditorialiste dont la publication hebdomadaire fait référence à un certain nassérisme, le conflit sociopolitique en Egypte est assez bien circonscrit. Cela d’autant plus qu’il signale la nature même d’une telle montée en indiquant que: «chaque jour que ce conflit politique continue, il change l’Egypte pour toujours… La situation semble ouverte à tous les possibles.» Une formule propre à désigner, sous une forme générale, les montées révolutionnaires et les incertitudes de leur conjoncture.

Depuis le 8 février 2001, la mobilisation permanente au Caire garde comme référence la place Tahrir, mais elle s’est aussi déplacée devant les bâtiments du pouvoir. Les journaux gouvernementaux – qui ont changé de ton ! – font leur une avec des titres tels que: «Les masses font le siège du Parlement.»

Des milliers de personnes ont, en effet, pris place – parfois dans des tentes – dans la rue qui dessert le Sénat, le bâtiment du Parlement et le siège du gouvernement. Le ministère de l’Intérieur n’est pas très éloigné. Un manifestant confie à une journaliste: «C’est un endroit stratégique. Cela va paralyser en fait l’Etat, car c’est là où toutes les décisions sont prises.»

D’ailleurs, le 9 février, le Premier ministre Ahmed Shafiq n’a pas pu rejoindre ses bureaux. Et le premier Conseil des ministres devra se tenir dans un autre lieu. L’occupation est certes symbolique et l’armée la permet, pour l’heure. D’ailleurs le numéro deux de l’armée, le général Sami Enan, a rendu visite aux «occupants». Il s’est engagé à ce que la neutralité des soldats continue si «la violence n’était pas utilisée.» Autrement dit, si les manifestants n’occupaient pas les bâtiments. Toutefois, cette occupation symbolique traduit la polarisation politique soulignée par le rédacteur d’Al-Ahram Weekly.

La presse gouvernementale, selon le quotidien Al-Masry Al-Youm, met aussi l’accent sur «La montée des mobilisations dans les divers gouvernorats», c’est-à-dire son extension à tout le pays. Elle indique aussi que «les bâtiments du gouvernorat à Port Saïd ont été incendiés». Les affrontements très durs – la police ouvrant le feu – à El-Karga (oasis) sont aussi mentionnés.

Des paysans pauvres commencent à occuper des terres. Le journal – propriété privée et non du gouvernement – Al-Dostour consacre une enquête aux terres que se sont appropriées des ex-ministres et des hommes d’affaires pour y implanter des infrastructures touristiques ou des résidences. Comme par hasard, les journalistes découvrent soudainement, sous l’impact du soulèvement populaire, des réalités qui étaient connues de tous ! Si l’étendue des sols volée n’est pas encore établie, le quotidien l’estime à au moins 6 millions d’hectares !

La presse du 10 février confirme la montée des grèves. Un des arguments des grévistes du secteur privé est le suivant: «Si les fonctionnaires et les retraités ont droit à une augmentation de 15%, nous avons aussi droit à des telles augmentations. » Dans le secteur du textile, la mobilisation semble la plus forte: le 9 février quelque 8000 travailleurs de la société Kafr Al Dawar (dans le Delta du Nil) se sont mis en grève. Ils réclament des augmentations de salaires et demandent la dissolution du conseil d’administration de leur entreprise. Dans la ville de Al Mahalla – qui fut le centre des grèves de 2008 – d’importantes manifestations anti-Moubarak ont eu lieu et les revendications portent sur la grille des salaires. La même revendication portant sur le conseil d’administration a éclaté dans la Helwan Silk Factory, occupant quelque 1500 travailleurs.

Après le secteur des transports (chemin de fer et transports publics), et les débrayages dans les ateliers ferroviaires de Boulaq, des grèves – ou des sit-in – ont lieu dans le secteur hospitalier, par exemple dans l’hôpital de Kafr Al Zayat. Le mouvement touche aussi les employés de cinq grands centraux téléphoniques qui envisagent, pour le 13 février, une journée d’action dans tous les services de l’organisme égyptien des télécommunications. Egypt Telecom est tout proche de la place Tahrir: la direction a vite cédé aux revendications des grévistes de l’entreprise.

Le lieu stratégique pour le développement d’une grève est le canal de Suez: il a rapporté 5 milliards de dollars en 2010. Les travailleurs des cinq sociétés du «Canal de Suez» ont commencé, le 9 février, des sit-in. Donc, en parallèle et en convergence avec le mouvement de masses anti-Moubarak, se dessine la possibilité de donner corps à l’émergence d’un mouvement syndical indépendant (voir à ce propos l’appel publié sur ce site en date du 6 février 2011).

Dans ce contexte, le Conseil suprême des Forces armées égyptiennes vient de publier, ce 10 janvier 2011, un communiqué N°1. Il traduit clairement qui tient la barre du pouvoir en Egypte. Il indique la volonté de l’armée «de protéger la population» et de «soutenir les revendications légitimes du peuple». Ce Conseil affirme qu’il se réunira tous les jours… pour assurer la transition pacifique.

Le départ de Moubarak, ce jeudi 10 février, est ouvertement mentionné par Ahmed Shafiq, le premier ministre, à la BBC anglaise. Cette information a été démentie par la suite. Mais Mahmoud Zaher, un général à la retraite, a affirmé que l’absence de Moubarak de la réunion du Conseil suprême de l’armée était la confirmation que Moubarak ne détenait plus, de fait, à la présidence du pays. Un «voyage médical» en Allemagne est aussi mentionné…

La jonction, ce 17e jour de la révolution, entre le mouvement de masse anti-Moubarak et le développement des grèves – des délégations de grévistes rejoignant la place Tahrir, entre autres des médecins en blouse blanche – marquera peut-être le jour du départ de Moubarak, dans tous les cas sa mise à l’écart. Et cela au moment où, sous la pression populaire, des enquêtes sont ouvertes contre les responsables des tueries, entre autres celles qui ont eu lieu le 28 janvier 2011. Effectivement, le carrefour des possibles est atteint.

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