Le soulèvement de 2011 en Israël

Par Tikva Honig-Parnass

Le mouvement de protestation de l’été 2011 en Israël a d’abord semblé constituer un autre maillon dans la chaîne des soulèvements militants qui a balayé le monde entier en 2011. Il semblait que la rage et l’indignation exprimées par les manifestants israéliens étaient dirigées contre les faits et gestes désastreux du capitalisme néolibéral qui, ici comme ailleurs, a entraîné un vaste enrichissement d’une très petite élite – «le 1 %» – concomitant avec une détérioration drastique des conditions de vie et une pauvreté accrue au sein de nombreuses couches sociales. (voir à ce propos l’article de Moshe Machover publié sur ce site en date du 8 septembre 2011)

Toutefois, la nature d’Israël, en tant qu’Etat colonial de peuplement, au sein duquel néo-libéralisme et privatisation ont reçu l’appui du Parti travailliste et de l’Histadrout (acronyme pour la Fédération générale des travailleurs en Israël), a déterminé le caractère et le développement résolument différents de la protestation de l’été dernier.[1]

La limite inhérente à la contestation des «classes moyennes» dans un Etat colonial de peuplement

Jusqu’à la dernière décennie, la majorité de la société juive a bénéficié du butin de l’apartheid et du régime colonial que l’État juif sioniste a imposé aux Palestiniens au sein d’Israël et dans les territoires occupés en 1967. Le fait que le butin a été divisé inégalement entre les classes juives supérieures et moyennes et les échelons inférieurs des travailleurs et des pauvres n’a pas atténué le large consensus autour de l’idéologie et de la culture politique hégémoniques. Les valeurs  «collectives» de l’Etat et de sa «sécurité» y sont centrales et se substituent aux droits sociaux individuels et aux intérêts de classe.

La «classe moyenne» ashkénaze [2] a été l’élément moteur du mouvement de protestation de l’été 2011. Depuis des décennies, elle bénéficie d’un statut économique et politique supérieur dans la structure de classe d’Israël. Ceci a réduit inévitablement les perspectives d’un mouvement à même de développer un langage politique alternatif à celui utilisé dans le discours dominant en Israël.

Le système de classe israélien qui a été construit par le Parti travailliste sioniste dans la première décennie d’existence de l’État est en grande partie demeuré le même depuis lors. A savoir que les juifs ashkénazes constituent les élites socio-économiques cependant que les juifs misrahis [3] et les citoyens palestiniens sont majoritaires parmi les travailleurs et les pauvres. Cependant, la différence entre les juifs misrahis et les citoyens palestiniens est cruciale.[4] Non seulement les Palestiniens occupent les échelons les plus bas chez les cols bleus, mais la discrimination qu’ils subissent en tant que minorité nationale, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif, est un élément structurel significatif de la nature de l’Etat d’Israël ; sans oublier de mentionner que «tous sont sous la menace constante d’être victime d’un nettoyage ethnique à la première occasion qui se présentera».[5]

Ce n’est pas le cas des misrahim qui ont été amenés d’Etats arabes pour sécuriser les frontières de l’Etat nouveau-né et pour constituer une main-d’œuvre bon marchée pour le construire. Bien qu’ils soient partie prenante du régime colonial oppressif, on leur a octroyé un statut économique défavorisé. Ainsi, bien qu’une minorité de misrahim ait réussi à acquérir des petites entreprises et à pénétrer diverses professions de la classe moyenne, l’écart socio-économique global entre les misrahim et les ashkénazes est resté très important jusqu’à aujourd’hui. Ils représentent une grande partie des quartiers pauvres des grandes villes du centre d’Israël et les «villes de développement» dans le sud et le nord («la périphérie») qui sont les communautés les plus négligées en Israël. Beaucoup d’entre eux n’ont pas de domicile et n’ont pas accès aux conditions minimales d’existence.

Emanation du projet sioniste avant et après l’établissement de l’Etat d’Israël, la Histadrout a systématiquement empêché l’émergence de tout véritable syndicalisme indépendant du pouvoir. Les intellectuels et agents publicitaires, qui ont soutenu le mouvement travailliste sioniste pendant des décennies, ont exprimé l ‘idéologie dominante centrée sur la défense de l’Etat qui a conforté la légitimité d’une classe ouvrière divisée et silencieuse. Cette idéologie étatique a également empêché l’apparition de tout mouvement de masse en faveur des droits civiques et sociaux comparable à ceux des années 1960 aux États-Unis et en Europe.

Le soulèvement du mouvement misrahi des «Panthères noires» au début des années 70 – largement inspiré par le Matzpen, «L’organisation socialiste israélienne» — s’est élevé contre leur propre oppression de classe et contre l’oppression nationale des Palestiniens. Le mouvement des Panthères noires a été brutalement réprimé, puis astucieusement coopté par le gouvernement travailliste de l’époque. La seule chose qui reste de ce mouvement, c’est le rôle qu’il joue dans la mémoire collective de nombreux misrahim et de quelques partisans du Matzpen.

Le mouvement de protestation «des tentes» de la classe moyenne a donc été dépourvu de toute tradition révolutionnaire qui aurait pu lui servir de source d’inspiration. Les participants n’ont pu traduire leur rage spontanée en un défi contre les politiques économiques néolibérales et contre le gouvernement d’extrême droite qui les appliquait plus brutalement que jamais auparavant. Alors que le mouvement commençait juste à prendre de l’ampleur, ses dirigeants se sont volontiers laissés coopter par les élites du monde des affaires, le gouvernement et le Parti travailliste, ce qui a provoqué sa fin pathétique.

Le début du mouvement de protestation

Comme indiqué plus haut, le «mouvement de protestation des tentes» sous le nom duquel on le connaît désormais – aussi nommé «mouvement de la classe intermédiaire» ou le  «mouvement de protestation contre le coût élevé de la vie» – a principalement émané de membres des classes moyennes ashkénazes. Ils ont été rejoints par les échelons juifs inférieurs de la classe ouvrière et par les pauvres, en grande partie mizrahim, uniquement lorsque ces derniers ont été convaincus, à tort, que c’était l’occasion d’obtenir, par le biais de la «classe moyenne», une réponse à certaines de leurs exigences ignorées pendant des décennies.

Le mouvement a été initié par Daphni Leef, le 14 juillet 2011. Quelques dizaines de jeunes des classes moyennes ont immédiatement suivi son appel sur Facebook et ont réagi en exigeant la baisse des loyers et des prix de vente des appartements. Leef, une étudiante de l’école de cinéma à l’Université de Tel Aviv, a reçu un message de son propriétaire, l’informant que son bail avait expiré. Mais à la recherche d’un nouvel appartement, elle s’est vite rendue compte que les loyers avaient plus que doublé au cours des dernières années. Elle ne pouvait tout simplement plus se loger et elle et d’autres militants ont dressé des tentes sur le Boulevard Rothschild (une des promenades principales de Tel-Aviv). Ils furent bientôt rejoints par Itzik Shmuli de l’Université hébraïque, le président du syndicat national étudiant qui a pris, avec Daphni Leef et d’autres, la direction du mouvement. En deux semaines, le campement le long du Boulevard Rothschild a augmenté de plusieurs centaines de tentes qui ont été suivies de campements partout dans le pays, à Jérusalem, Haïfa, Ashdod, Beer Sheva et Holon, quoique plus petits.

Dans l’histoire d’Israël, jamais des manifestations contre le coût de la vie ne s’étaient développées à l’échelle de la mobilisation de masse de l’été 2011. Un certain nombre d’énormes manifestations ont eu lieu dans de nombreux endroits et des centaines de milliers de personnes ont participé. «Le peuple exige la justice sociale! » entendait-on, crié d’une gorge rauque tandis que la colère faisait se dresser des poings fermés. Dans les deux énormes manifestations du 5 août 2001 et du 3 septembre 2001, respectivement 300’000 et 400’000 personnes ont défilé, principalement à Tel-Aviv, mais aussi dans d’autres endroits à travers le pays. De plus, de petites manifestations ont eu lieu entre les deux plus grandes et par la suite.

En peu de temps, la demande initiale de «logements accessibles» s’est élargie pour inclure d’autres questions comme le coût élevé de la vie, le manque de services sociaux adéquats comme l’éducation et la santé et la demande de changement de «l’échelle des priorités» dans les politiques du gouvernement. Le programme des revendications, formulé par les responsables du mouvement de protestation, a été publié dans le quotidien Haaretz dès le 2 août 2011, deux semaines seulement après le début du mouvement de protestation. Il comportait, entre autres choses, des demandes d’annulation graduelle des impôts indirects, de contrôle des loyers, de renouvellement des projets de logements sociaux qui ont été annulés depuis longtemps et une augmentation de l’intervention de l’État dans l’offre de services sociaux et dans la régulation de l’économie en général. Toutefois, ces exigences n’ont pas été suivies d’un appel à la démission du gouvernement Benyamin Netanyahou [premier ministre en fonction depuis mars 2009].

Bien au contraire, les dirigeants du mouvement de protestation ont conjuré le Premier Ministre Netanyahou et son gouvernement d’extrême-droite de répondre favorablement à leurs exigences. Ils ont ainsi révélé ce qui allait être prouvé plus tard. Ils ont cru que ces dirigeants qui, par les effets de leurs options politiques, les avaient mis dans la rue, allaient être capables de changer ces mêmes orientations.

Cette confiance repose sur leur engagement envers le régime politique et économique dans son ensemble qui a été adopté en principe par les gouvernements de droite comme de «gauche». C’est le régime même sur lequel la nature d’Etat d’apartheid et capitaliste d’Israël a été établie et celui qu’ont soutenu leurs propres grands-parents et parents qui appartenaient à l’élite économique, politique et culturelle de l’État. La majorité des manifestants est née dans la couche sociale qui a été la principale bénéficiaire de l’ «Etat providence» pour les juifs. Il a été construit sur les ruines du peuple palestinien, le vol de leurs terres et propriétés et la marginalisation des citoyens palestiniens qui ont survécu à la Nakba en 1948. Cet «Etat providence» a aussi discriminé les travailleurs misrahim et les pauvres, nettement moins toutefois que les citoyens palestiniens.

Les parents des manifestants des «classes moyennes» ont continué à profiter des avantages du régime néo-libéral et de privatisation introduits par le Parti travailliste en 1985, ainsi que les restes de l’ «Etat-providence» qui existaient encore ici jusqu’à l’ascension au pouvoir des gouvernements d’extrême- droite au cours de la dernière décennie. C’est pourquoi la majorité des manifestant·e·s aspirait à regagner les privilèges perdus dans le système socio-économique et non pas à en finir avec le néolibéralisme et le libre marché, sans parler de la nature du colonialisme de peuplement d’Israël.

Le fait d’avoir été élevés dans l’idéologie suivant laquelle la privatisation sert l’Etat sioniste et son économie les prive de toute véritable solidarité avec les citoyens palestiniens ou les ouvriers juifs et pauvres. Cette position sous-tend la stratégie du «tout mais pas de politique!» adoptée par les dirigeants du mouvement dès le début. Ils justifiaient cette stratégie par leur objectif «d’éviter tout signe d’appartenance politique» qui aurait empêché un grand nombre de se joindre à la protestation. Et, en effet, en raison de cette approche apolitique, le soutien à la protestation a atteint des dimensions sans précédent. Ce large soutien indiquait cependant le dénominateur commun tant des dirigeants que des masses engagées dans la protestation à savoir, leur attachement à l’État et à son régime politique.

Le manque de prise en considération des citoyens palestiniens

L’exigence de «justice sociale» n’a concerné ni la discrimination structurelle, ni les politiques dévastatrices contre les citoyens palestiniens d’Israël. L’appel aux  «logements accessibles» ne mettait pas en cause les fondements constitutionnels de la politique d’apartheid, qui refuse l’accès des Palestiniens à 93% des terres en Israël (dont 75% ont été confisquées aux Palestiniens) qui sont des «terres d’État» pour le bénéfice des seuls juifs. Leur protestation contre «la pénurie de logements» n’a pas non plus intégré les dispositions réglementaires édictées par les administrations gouvernementales ou municipales qui font preuve de discrimination à l’encontre des citoyens palestiniens dans la construction de routes menant à leurs communautés ou dans l’attribution de permis de construire.

Du fait d’une limitation de leur développement urbain à 2% de leurs propriétés foncières, les localités palestiniennes ont été étouffées au sein des aires de résidence qui leur ont été accordées depuis la création de l’Etat. En 2011, plus de 1000 maisons appartenant aux Bédouins ont été démolies dans le Naqab (Néguev) – une augmentation de 120% comparativement à 2010 – dans le cadre de la politique adoptée par tous les gouvernements israéliens visant à concentrer les Bédouins dans des communes pauvres et abandonnées sans possibilité d’emploi.

Dans sa quête pour le plus grand dénominateur commun au sein de la société juive, le mouvement des tentes n’a pas jugé bon de s’intéresser à ce type de question. Il ne faut donc pas s’étonner si les institutions nationales, les forces politiques ou les ONG palestiniennes n’ont pas exprimé de solidarité avec le mouvement comme l’ont fait leurs homologues juives. Très peu d’individus ou de groupes palestiniens ont rejoint les campements et les manifestations organisées par le mouvement des tentes. Un article de Salman Masalha, qui a été publié dans Haaretz au sommet de la protestation, est représentatif de la critique des Palestiniens quant à l’hypocrisie du mouvement des tentes [6] :

«Même si le slogan “le peuple exige la justice sociale”, proféré dernièrement par des dizaines de milliers de gens dans les rues d’Israël, est agréable à entendre, c’est le plus grand des mensonges. Si ses utilisateurs devaient expliquer quel “peuple” demande quelle “justice ” pour quelle “société ”, le slogan s’effondrerait.»

Par exemple, Masalha présente le cas du discours raciste des communautés juives «éclairées» en réponse à la suggestion des autorités de rendre certaines de leurs terres au village palestinien de Jisr al-Zarqa. Voici comment Modi Bracha, un habitant du kibboutz Agan Michael responsable adjoint du Conseil régional Hacarmel Hof, a justifié l’opposition de la communauté juive au plan d’extension de la zone de Jisr al-Zarqa :

«Je n’ai besoin de personne pour m’expliquer ce qu’est le socialisme, mais si un agriculteur a reçu une terre pourquoi devrait-il renoncer à un bien qui lui permet de vivre? […] J’ajoute que, s’agissant de l’intérêt national, je suis opposé à l’idée de prendre les terres d’un juif pour les donner à un arabe» .

Masalha ajoute :

«Pour l’expliquer clairement aux champions de la “justice sociale ”, Jisr al-Zarqa est la seule communauté arabe que  “le socialisme ” sioniste a laissé subsiter au bord de la côte d’Israël [qui a été nettoyée de ses nombreux villages palestiniens et de leurs terres, y compris celles de Jisr al-Zarqa confisqués en 1948]. Cette communauté est coincée entre la mer et la route côtière, entre Caesarea et Ma’agan Michael. On pourrait certainement compléter les explications avec les données provenant du bureau central des statistiques: la densité de la population du village est catastrophique, 7 730 personnes par kilomètre carré, à comparer à une densité moyenne de 321 par kilomètre carré pour l’ensemble du pays… »

Le manque de prise en considération des travailleurs misrahi et des pauvres

Tout au long de la dernière décennie, des tentes occupées par des sans-abri et des chômeurs surtout misrahim ont été érigées en marge des grandes villes et des «villes de développement» De temps à autre, travailleurs et pauvres ont participé massivement à des réunions publiques et à des manifestations pour protester contre leur condition socio-économique épouvantable. Ils ont été ignorés par l’establishment israélien, y compris l’Histadruut, le Parti travailliste et les autres partis politiques. L’auto-organisation des couches socio-économiques défavorisées, sous la forme d’ONG, qui se battaient pour leurs droits sociaux et économiques ont difficilement attiré l’attention des médias.

Les dirigeants du mouvement des tentes des «classes moyennes» ne voient pas leur propre «protestation des tentes» comme faisant partie de la protestation passée et présente des chômeurs et des pauvres qui manquent de logements et dont les tentes étaient déjà là depuis longtemps. Méfiants quant à la solidarité dont pourraient faire preuve les classes moyennes à leur égard, les dirigeants misrahim ont retardé l’expression de leur soutien au mouvement des tentes. C’est seulement à la mi-août 2011 qu’ont été érigées des tentes dans les quartiers défavorisés et dans les «villes de développement», en nombre beaucoup plus faible que dans les centres de Tel Aviv et d’autres grandes villes. Certains d’entre eux viennent de rejoindre les anciennes. Toutefois, leur participation au «mouvement des tentes» était de pure forme.

Les militants misrahi ont continué avec leur propre programme d’action et avec un discours qui n’intéressaient pas les dirigeants du mouvement de protestation. C’est ainsi, par exemple, que le 24 septembre le «Forum de la périphérie», qui était composé de représentants des campements des chômeurs et des pauvres dans tout le pays, a organisé une manifestation en face de la maison du ministre du logement sous le slogan : «Une maison pour tous ».

A la différence des protestataires de la «classe moyenne», les militants misrahi ont une tradition de soulèvements dont le mouvement des Panthères noires du début des années 70 est considéré comme étant «le joyau de la couronne» des soulèvements sporadiques misrahi. La formulation actuelle des petits projets d’auto-organisation des misrahi pauvres et sans emploi souligne toujours le lien inévitable entre «la politique» et leur oppression social-économique, à la manière des «Panthères noires» dans le passé.

La réunion publique qui a eu lieu à la «salle de l’Assemblée», à Tel Aviv, le 21 septembre 2011, a été consacrée à une conférence de Reuven Abergil, un des fondateurs des Panthèrse noires israéliennes, maintenant membre de «Tarabout-Hit’habrout», un mouvement juif-arabe «pour le changement social et politique». Abergil a parlé longuement de «la vitrine et de l’arrière-cour de la société israélienne» à propos de la discrimination et de l’oppression des misrahi et des Palestiniens et du racisme encastré dans l’establishment israélien et l’idéologie sioniste.Pour finir, il a raconté l’histoire du soulèvement des Panthères noires et de leur répression violente par l’establishment.

A propos du caractère de l’actuel mouvement des tentes, il a affirmé:

 Quelle est la différence entre le cri actuel de la classe moyenne et le cri ancien et continu de l’arrière-cour? Les gens de la classe moyenne pleurent ce qu’on leur a pris et ce qu’on leur enlève aujourd’hui. Dans le passé, ils avaient la sécurité, un statut et des aspirations. Maintenant ils se dressent contre le salaud qui détruit tout ce qu’ils avaient. Mais le peuple de l’arrière-cour, des quartiers [pauvres] et des villes de développement, n’a jamais disposé d’une sécurité existentielle significative.

Pour eux, le changement social ne signifie pas rêver d’un Etat-providence, mais vouloir un changement social profond. Encore et encore, tout au long des dernières années, les habitants de l’arrière-cour ont tenté de démontrer et d’exprimer leurs protestations de différentes façons et ils ont toujours été réprimés par la police et les autorités. Peut-être que cette fois, quand enfin aussi les habitants de la vitrine s’associent à nos demandes … il y a espoir que nos voix conjointes soient entendues… La protestation devrait prendre fin seulement lorsque le régime des cochons et des maîtres s’achèvera. »[7]

Toutefois, précisément à cause de cet espoir, la future trahison des dirigeants de la «classe moyenne» fut encore plus cruelle que jamais auparavant.

Cooptation : l’establishment étreint la contestation

Dès son apparition, le mouvement de l’été 2011 a été adopté par l’establishment politique et par l’élite entrepreneuriale et du monde des affaires. Cela s’est traduit par la reformulation des revendications plutôt vagues et «apolitiques» de la direction du mouvement de protestation, afin de s’adapter à leur idéologie du «marché libre» et de l’économie néolibérale. Le Parti travailliste et l’ Histadrout ont utilisé le mouvement de protestation pour renforcer leur propre pouvoir politique en prétendant que ce mouvement reflétait le programme de «démocratie sociale» des travaillistes.

Cooptation par l’élite des affaires

L’élite du monde des affaires en Israël a lancé une violente campagne contre les grands monopoles et les cartels et contre le gouvernement de droite qui les soutient. Leurs intérêts et leurs positions sont régulièrement représentées dans The Marke», le Magazine de l’économie et des affaires en Israël  (un supplément du quotidien Haaretz). The Marker a appuyé chaleureusement le mouvement de protestation dès les premiers jours. Le magazine a suivi quotidiennement la contestation avec de longs reportages et des articles d’analyse qui portaient aux nues les dirigeants de la protestation et leurs exigences de «justice sociale». La raison de ce «baiser de l’ours» de la part des capitalistes israéliens a été divulguée par Dov Lautman. Il a été pendant de nombreuses années à la présidence de l’Association des Industriels d’Israël et a été lauréat 2007 du prix Israël. En 1975, il a fondé l’entreprise de textile Delta, une société considérée comme l’une des cinq premières compagnies du monde dans la production de sous-vêtements. Dans une interview accordée début août 2011, il déclarait:

«Le gouvernement doit agir [répondre positivement à la protestation] parce que sinon, les manifestations vont atteindre les classes inférieures. Pour le moment participent aux manifestations les 4 ou 5 plus élevés des déciles inférieurs. Les tranches les plus basses ne sont pas encore touchées et n’ont pas participé. Mais ça va venir [à l’avenir] parce que leur détresse est beaucoup plus grande [que celle de la classe moyenne]. Les écarts sociaux compromettent davantage notre avenir que le Hamas et le Hezbollah. »[8]

Lautman représente la position dominante parmi l’élite industrielle et du monde des affaires en Israël qui cherche à en finir avec les conséquences les plus destructrices du néolibéralisme économique et l’idéologie qui sous-tend le «capitalisme sauvage». Cette position est en accord avec la « «ré-évaluation» du Fonds Monétaire International (FMI), tel qu’exprimée par Michel Kamarso, ex-président du FMI, lors de sa visite en Israël dans la première semaine de novembre. Le reportage sur la visite de Kamarso, publié dans The Marker, souligne: «Il a appelé à une réforme globale dans la méthode économique ; pour un retour aux valeurs sociales d’Adam Smith et pour la réintroduction du concept de la justice sociale dans la pensée économique et dans l’économie de marché. Tout en exprimant sa compréhension pour les mouvements de protestation à travers le monde contre les résultats de la mondialisation, Kamarso estime que les gouvernements et les décideurs politiques devraient se préparer pour la crise à venir qui sera peut-être beaucoup plus sévère.»[9]

Cependant, l’élite du «monde des affaires» a pris soin d’interpréter l’expression «justice sociale» en accord avec ses intérêts de classe. Les difficultés socio-économiques furent imputées à l’appui du gouvernement israélien aux grands monopoles, tant dans le secteur public que le secteur privé. Le remède contre le régime économique injuste est donc de «libérer» le marché du poids des monopoles et d’encourager la compétitivité de l’économie en l’ouvrant aux importations, en brisant les monopoles et démantelant les cartels. On considère que le renforcement de la concurrence dans une économie de libre marché entraînera une augmentation de croissance et de prospérité dont profiteront de larges strates socio-économiques.

Suite aux «vents » de «justice sociale» parmi les leaders de la mondialisation capitaliste, Guy Rolnik, le fondateur et rédacteur en chef de The Marker, a déclaré: «Contrairement à ce qu’affirme la gauche, il y n’existe aucune contradiction entre un marché libre et un secteur public fort. Tous deux sont des facteurs décisifs dans un État qui désire avancer vers un état de bien-être viable.»[10]

Le gouvernement israélien fit semblant d’accepter, en principe, les exigences du mouvement de protestation pour la «justice sociale», y compris les exigences spécifiques des partisans dévoués de la protestation au sein de l’élite du monde des affaires. Le Premier ministre Benyamin Netanyahou a nommé le professeur Manuel Trachtenberg à la tête «d’un comité pour suggérer des réformes de l’économie», aujourd’hui connu comme le «Comité Manuel Trachtenberg». Netanyahou a également réactivé le Comité pour le développement de la concurrence dans l’économie (le «Comité centralisation»), qui avait été inactif depuis sa nomination neuf mois auparavant.

Toutefois, le principal objectif de Netanyahu, comme cela s’est révélé plus tard, était de diluer la contestation et d’affaiblir le défi contre les « magnats », le petit groupe de familles qui contrôle la richesse publique comme l’a souligné le Marker.

Le «Comité Trachtenberg »

Le président du Comité Trachtenberg et ses membres ont été sélectionnés au sein de l’establishment politique et économique. Comme ils ont occupé des postes de premiers rangs dans les ministères du gouvernement, ils étaient responsables de la politique économique actuelle qu’ils étaient appelés à réformer. Le professeur Manuel Trachtenberg a été, dans le passé, responsable du Conseil National économique au cabinet du Premier ministre et est actuellement le président du Comité de planification et de budgétisation du Conseil supérieur de l’éducation. Parmi les membres du Comité Trachtenberg on trouve le directeur général du cabinet du Premier Ministre, le chef du Conseil National pour l’économie, le directeur général de l’Institut National de la sécurité et des hauts fonctionnaires du ministère des finances comme le superviseur des revenus de l’Etat et le chef du département du budget.

Le mandat confié au Comité Trachtenberg lui interdisait de fonder ses recommandations en dehors du cadre du budget de l’Etat pour 2012. Cette limitation impliquait, dans le meilleur des cas, des changements très mineurs qui ne répondraient pas aux exigences de la protestation visant à «modifier l’ordre des priorités».

L’élite du monde des affaires a soutenu la mise en place du Comité Trachtenberg, principalement du fait de ses intentions visant à encourager l’esprit de concurrence au sein de l’économie. Les dirigeants de la mobilisation se sont toutefois divisés sur l’approche du Comité Trachtenberg. Itzik Shmoulik, le président de l’Union des étudiants, a appelé à soutenir et à coopérer avec le Comité en qui il voyait un bon potentiel pour l’introduction de changements socio-économiques. En revanche, Dafna Leef et ses collègues se sont opposés au Comité Trachtenberg. Ils ont nommé leur propre comité consultatif indépendant dirigé par le professeur Avia Spivak de l’Université hébraïque et le professeur Yossi Yonah de l’université Beer Sheva – «le Comité Spivak» – pour faire leurs propres propositions. Le Comité Spivak était composé des meilleurs experts dans différents domaines sociaux et économiques dont les positions soutenaient en principe le modèle de l’État providence.

Daphni Leef a appelé le Professeur Treachtenberg à démissionner de son poste en tant que président du Comité qu’elle a identifié comme «le plus cynique, trompeur et cruel» et «un argent de poche ponctuel et non renouvelable destiné à mettre fin à la protestation». Au bout de quelques semaines, Spivak et Yonah ont publié leur programme pour un changement complet dans les politiques socio-économiques basé sur l’augmentation du budget de 2012. Entre autres choses, ils ont demandé : l’augmentation de la contribution de l’Etat à la croissance du produit intérieur brut (PIB); la limitation des inégalités et de la pauvreté en réhabilitant les services publics et en introduisant une profonde réforme du marché du travail, principalement par une réduction significative de l’utilisation généralisée de contractuels (soutenue par la Histadrout) et en augmentant la fiscalité directe sur des entreprises capitalistes,industrielles et commerciales et des gens à hauts revenus.

Chacun des sous-comités désignés par Spivak et Yonah a traduit les contours de la politique globale en recommandations concrètes. Ainsi, par exemple, l’équipe en charge de la sécurité sociale exigeait, entre autres, une augmentation significative des dépenses gouvernementales pour la protection sociale, l’arrêt du processus de privatisation, une augmentation du niveau des différentes allocations versées par l’État, – comme l’allocation de chômage –, un revenu minimum garanti et un impôt sur le revenu progressif.

Ce plan traduisait fidèlement l’exigence protestataire de «justice sociale» en politiques spécifiques. La composante «responsable» de la direction du mouvement de protestation, représentée par Itzik Shmoulik, l’a rejeté dans les faits et lui a préféré les réformes limitées de Trachtenberg. Quoi qu’il en soit, la composante «radicale» des dirigeants regroupés autour de Leef a ultérieurement apporté son soutien à Trachtenberg, exprimant le regret de s’ y être initialement opposée. Compte tenu de l’ampleur du soutien apporté au Comité Trachtenberg, le retrait de l’appui des protestataires a laissé la tentative de Spivak-Yonah, visant à effacer les effets les plus désastreux du néo-libéralisme, sans la moindre troupe pour la défendre. Elle est donc tombée aux oubliettes.

Fin du mouvement de protestation « des tentes »  des classes moyennes». Trahison des travailleurs et des pauvres

Les espoirs que le Premier ministre Benyamin Netanyahou avait en nommant le Comité Trachtenberg ont été comblés. Le comité infligea un coup mortel au mouvement de rue issu des «classes moyennes». Les protestataires se précipitèrent pour démonter les tentes du centre de Tel Aviv, répondant ainsi à un accord survenu suite à un dialogue «civilisé» avec la municipalité de Tel Aviv devant la Haute Cour. Les meneurs déclarèrent qu’ils se dirigeaient vers un nouveau style de protestation qui en fait allait signifier la dernière étape de la protestation, son intégration dans le pouvoir dominant.

D’un autre côté, les campements dans les zones pauvres voisines de Bat Yam, Holon et des «villes de développement» furent l’objet de razzias brutales; police et services municipaux joignant leurs efforts pour détruire et jeter les biens des occupants. Les jeunes protestataires des classes moyennes «respectueux de la Loi» et leurs leaders ne manifestèrent aucune solidarité pour les soutenir, sans parler d’accorder une quelconque aide active à la résistance déterminée qu’opposèrent leurs «partenaires» lors des évacuations.

Les travailleurs et travailleuses discriminés et les chômeurs comme les chômeuses retrouvèrent leur situation d’avant l’été. Plus isolés et laissés pour compte que jamais, ils ont continué à élever leur voix réduite au silence et ont organisé leurs propres activités et leur mouvement de protestation.

C’est ainsi qu’ils sont restés la seule opposition sans équivoque aucune au comité Trachtenberg, opposition que peu de temps avant ils avaient partagée avec les dirigeants des «classes moyennes». Lors de leur manifestation devant la Knesset [Parlement], au moment de la discussion du rapport Trachtenberg, ils dirent : «Nous protestons contre le fait que les conclusions du comité ne répondent pas aux exigences du mouvement des tentes. Nous exigeons une augmentation du budget et nous refusons l’offre qu’on nous fait, c’est-à-dire les miettes du gâteau.»

Les recommandations du rapport Trachtenberg

Le rapport Trachtenberg fut soumis au Premier ministre le 25 septembre[11]. Il confirma les préoccupations des responsables du comité alternatif dirigé par Spivak et Yonah et de leurs partisans parmi les leaders de la protestation.  «Le but avéré du comité était de  duper les gens» et «au lieu d’admettre l’échec de la politique en cours, il la défend de fait. L’essentiel est de préserver le cadre budgétaire de l’Etat d’Israël.»

Trachtenberg reconnut de façon explicite que le but du comité était d’améliorer les conditions socio-économiques des «classes moyennes». Lors de la présentation des conclusions à la presse,  il déclara : « La couche sociale intermédiaire se sent prise entre le marteau et l’enclume, entre une couche écrasée par un fardeau énorme (les pauvres et les chômeurs) et une autre qui jouit d’une richesse exagérée. Cela fait naître un profond sentiment d’injustice.» [12]

Néanmoins, les recommandations de Trachtenberg n’apportèrent aucune solution aux problèmes les plus fondamentaux qui poussèrent les «classes moyennes» dans la rue. On ne leur proposa ni réforme du logement social, ni encadrement des loyers. On n’évoqua pas plus une politique qui donnerait la possibilité d’accéder à la propriété dans des conditions convenables. Les recommandations en faveur d’une éducation gratuite dès l’âge de 3 ans jusqu’au lycée, ainsi que l’évocation de frais d’université réduits se révélèrent complètement vaines puisque le budget de l’Etat de 2012 ne prévoyait aucun financement.

L’élite financière admit également que le rapport Trachtenberg n’apportait aucune réponse immédiate au désir profond des classes moyennes d’améliorer leurs conditions socio-économiques. Cependant, d’après cette élite, l’essentiel de ce rapport est qu’il a complètement changé le débat public : on a reconnu la nécessité de retourner au «libre marché véritable» pour remplacer les strictes régulations gouvernementales actuelles dont les magnats et les grands monopoles sont les principaux bénéficiaires.

L’élite financière n’a eu de cesse d’attiser les flammes de la contestation des classes moyennes. Le but était de mettre la pression sur le gouvernement afin qu’il concrétise les recommandations de Trachtenberg visant à mettre fin à «l’économie centralisée».

Réalisant que le gouvernement n’avait jamais eu l’intention d’appliquer ses recommandations, Trachtenberg lui-même tenta de convaincre les leaders de la protestation de l’aider dans les efforts qu’il faisait pour influencer les décisions du gouvernement. Dans son désespoir il admit : «Quiconque a espéré que le comité ou son rapport serait un outil du changement s’est menti à lui-même.» [13]

A plusieurs reprises, The Marker a mis en garde : «Tous les magnats chefs des oligopoles et des systèmes de ventes pyramidales doivent absolument cesser cette bataille contre l’intérêt public, sinon la conséquence peut être un mouvement de protestation exacerbé de l’opinion publique contre le monde des affaires. La protestation sociale n’est pas morte, on est juste au commencement.» [14]

De façon paradoxale, on a fait appel à  la protestation des tentes «pour plus de justice sociale» afin de soutenir le monde financier dans sa lutte pour profiter encore davantage du régime néolibéral. Cependant, il n’y avait plus de mouvement de contestation pour apporter son soutien.

Le passage d’un mouvement de protestation à un lobby, à une «compagnie » et la défense de l’intérêt général.

L’étreinte du capitalisme israélien a mené à leur perte les leaders du mouvement des tentes de l’été 2011.

Presque totalement disparus de la scène politique, ils ont décidé d’essayer de fonctionner comme un groupe de pression. En octobre et novembre 2011, Daphni Leef et ses collègues rencontrèrent personnellement les membres de la Knesset et des ministres du gouvernement. « Ils travaillent pour nous », expliquèrent les leaders quand on leur demanda ce qu’ils attendaient d’un gouvernement dont l’approche idéologique était contraire à la leur.

Daphni Leef a tenu sa première réunion avec Eli Yishaï, Ministre de l’intérieur et membre du parti d’extrême-droite Shas. Celui-ci a promptement déclaré soutenir le mouvement de protestation. En sortant de la réunion Leef a déclaré : «Yishaï est l’homme qu’il nous faut». Ainsi, d’un seul coup, Yishaï effaçait tous ses torts, de son opposition au salaire minimum à une législation raciste à l’encontre des citoyens palestiniens en passant par la reconduction à la frontière des enfants de travailleurs migrants.

En décembre 2011, les leaders du mouvement de protestation s’unirent autour de la nécessité de faire campagne pour la mise en œuvre des recommandations Trachtenberg : un minimum indispensable. Y compris Daphni Leef qui avait farouchement combattu contre cette idée. Ils ont toutefois des avis différents sur les diverses formes qu’on pouvait donner au mouvement de protestation de masse.

Daphni Leef, qui fut à l’initiative du mouvement, a créé une société d’intérêt public qui financerait les activités protestataires de différents regroupements, pas seulement les siennes et celles de ses amis partie prenante du projet. Le nouveau mouvement, comme elle le nomme, vendrait aux citoyens des actions au prix de 20/30 shekels et, de cette façon, ceux-ci auraient «une influence sur les décisions».

Itzik Shmoulik et ses collègues ont rejoint un certain nombre de « missions nationales » existantes comme le renforcement de la « périphérie sociale » ou pour aider les survivants de l’Holocauste. Ils rencontrent également des ministres du gouvernement afin de les convaincre de mettre en œuvre des projets d’hébergement et d’éducation accessibles. Shmoulik lui-même est allé vivre à Lydda pour travailler dans un quartier pauvre.

Cependant, fin décembre 2011, il était évident que le gouvernement n’avait pas la moindre intention de donner suite aux recommandations Trachtenberg. Netanyahou revint sur la décision qu’il avait prise de réduire de 3 milliards de shekels le budget annuel de la défense au bénéfice de l’éducation, de la santé et des aides sociales. Qui plus est, la Knesset, qui confirma cette décision le 28 décembre 2001, décida d’augmenter de 1,7 milliard de shekels le budget de la défense. Dans le même ordre d’idée, Netanyahou n’a pas, à ce jour, encore suivi les recommandations concernant l’affaiblissement des grands monopoles et  «l’ouverture du marché.»

C’est ainsi qu’il a renié la promesse de pure forme qu’il avait faites de mettre fin à la protection gouvernementale des monopoles en ouvrant les importations à la concurrence.

Cueillir les fruits de la contestation : la démocratie sociale du Parti travailliste.

Lors du congrès du 17 octobre 2011, les délégués du Parti travailliste ont élu la députée de la Knesset Shelli Yechimovitz à la tête de leur parti. Quelques heures plus tard, les délégués acceptèrent à la quasi-unanimité la proposition de Shelli Yechimovitz de maintenir son allié Ofer Eini à la tête de la Histadrout.

Quelque 150’000 délégués votèrent en faveur de Shelli Yechimovitz et 120’000 en faveur de l’ancien ministre de la défense Amir Peretz.

Une grande partie des électeurs et électrices étaient de nouveaux membres du parti. Les sondages d’opinion qui avaient eu lieu peu de temps avant le congrès prévoyaient un gain de 22 sièges à la Knesset si Yechimovitz était élue, contre seulement 8 actuellement.

Sans aucun doute, c’est au mouvement de protestation qu’il faut attribuer le renouveau du Parti travailliste et la victoire de Yechimovitz. «C’est la première illustration politique du mouvement social qui a déferlé sur Israël l’été dernier» pouvait-on lire dans l’éditorial de Haaretz.

Les dirigeant·e·s du mouvement de protestation, tout comme les observateurs progressistes, affirmèrent que la plus grande réussite du mouvement des tentes était le changement dans l’opinion publique au sujet de l’importance des questions sociales.

Cependant, pour beaucoup de représentants des «classes moyennes», Kadima [ parti créé par Ariel Sharon en 2005 et à la tête duquel se trouve Tzipi Livni] n’a pas réussi à offrir une alternative à la politique de Netanyahou et la réputation imméritée de Yechimovitz de «sociale démocrate déterminée» peut en séduire beaucoup.

Un rapide coup d’œil sur ses prises de positions passées et actuelles clarifie la signification du supposé « changement » dans l’opinion publique : les classes moyennes apportent de nouveau leur appui aux positions erronées du Parti travailliste qui soutient le régime politique et économique d’Israël.

La conception qu’a Yechimovitz de la « démocratie sociale » est très éloignée de toutes les définitions reconnues de l’expression.

Dans son dernier livre [15], elle explique être en accord avec les fondements du régime néolibéral de privatisation. Certes, elle en combattrait les défauts, mais uniquement dans le cadre des principes fondamentaux.

Dans une interview accordée au Haaretz[16] au paroxysme de la protestation pour « la justice sociale », elle admet que son combat à la Knesset contre les députés représentants du capital et de hauts fonctionnaires du ministère des finances l’avait conduite à une prise de conscience « triste mais lucide » , à savoir « l’efficacité époustouflante des économistes néolibéraux pour prendre des initiatives qui d’habitude caractérisent la pensée social-démocrate »

Yechimovitz est restée fidèle à la «doctrine sécuritaire» [la priorité absolue à la «sécurité» de l’Etat sioniste] et aux politiques de répression historiquement adoptées par le Parti travailliste. Elle a soutenu en 2006 l’opération «Paix en Galilée» ( la Guerre du Liban) et en 2008 l’opération «Plomb durci» contre Gaza, toutes deux menées par des ministres de la défense travaillistes, respectivement Amir Peretz et Ehud Barak.

De plus, elle ne pense pas que les colonies de 1967 dans les territoires occupés sont un crime et tourne en dérision  «tous ceux qui pensent qu’Israël devrait stopper les implantations et se retirer sur les frontières de 1967 en y voyant une condition nécessaire pour un changement au cœur de la société israélienne». [17]

Gideon Levy [18] répondit à juste titre : «On a volé la terre, on opprime ses propriétaires, on bat les gens qui vivent sous un régime tyrannique justement à cause des implantations et Yechimovitz n’y voit aucun crime. La princesse de la démocratie sociale ne s’est jamais intéressée aux souffrances, aux barrages de contrôle («check points»), au quotidien inhumain des travailleurs, aux dizaines de milliers de chômeurs à qui leur nationalité interdit tout accès au travail».

Et Gideon Levy mit en garde les protestataires : «Tous les partisans d’une justice sociale devraient éviter cette ennemie de la justice.»

Mais cela ne servit à rien. En l’espace de deux mois, des dizaines de milliers de protestataires rejoignirent les rangs du Parti travailliste et donnèrent leur appui au camp de Shelli Yechimovitz.

Le fait d’ignorer délibérément la relation entre le néolibéralisme d’Israël et ses politiques répressives à l’égard des Palestiniens collait bien avec la stratégie du «tout mais pas de politique» adoptée par «le mouvement des tentes ».Tout comme le fait d’ignorer délibérément la relation entre le régime économique israélien et son rôle central dans le renforcement des intérêts impérialistes des Etats-Unis au Moyen Orient.

Une attaque programmée par les Etats-Unis et Israël contre l’Iran, Gaza ou le Liban permettrait, en prétextant la sécurité d’Israël, de faire taire toute velléité de protestation contre les politiques néolibérales qui s’intensifient. Le Parti travailliste et les protestataires des «classes moyennes» s’uniraient à l’extrême droite pour défendre «l’existence d’Israël» comme ils le firent par le passé.

La triste histoire du mouvement de protestation des tentes prouve une fois de plus que le fait de rester prisonnier du cadre de l’Etat colonial sioniste bloque l’émergence de véritables forces de gauche – démocratiques ou socialistes-, seule alternative pour débarrasser les Palestiniens et les Israéliens ainsi que le Moyen Orient tout entier du joug du néo libéralisme et de l’impérialisme Etats-unien. (La rédaction de A l’Encontre remercie pour cette traduction Annie Salingue et Pierre-Yves Salingue)

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L’article de Tikva Honig-Parnass a été publié en langue anglaise dans Israel Occupation Arvchive, en date du 9 janvier 2012. Elevée dans la communauté juive présente en Palestine avant 1947, Tikva Honig-Parnass a participé à la guerre de 1948. Elle a été secrétaire du Mapam (alors parti de la gauche sioniste radicale) à la Knesset. En 1960, elle a définitivement rompu avec le sionisme et a rejoint les rangs des partisans du Matzpen : l’Organisation Socialiste israélienne, à laquelle participa aussi Moshe Machover. Depuis, elle a joué un rôle actif dans le mouvement contre l’occupation de 1967, ainsi que dans la lutte pour les droits nationaux des Palestiniens. Le dernier livre de Tikva Honig-Parnass s’intitule « les faux prophètes de la paix »False Prophets of Peace. http://www.israeli-occupation.org/2012-01-09/tikva-honig-parnass-the-2011-uprising-in-israel/

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[1] Voir Adam Hanieh, «From State led Growth to Globalization: The Evolution  of Israeli capitalism» , Journal of Palestinian Studies, 32, No. 4. Voir aussi Amir Ben-Porat , How Has  Israel Become Capitalist, Pardes Publishing, 2011.

[2] De façon générale, les Ashkénazes sont des juifs appartenant aux – ou en provenance  – des communautés parlant Yiddish et qui ont vécu en Europe centrale et orientale.

[3] De façon générale, les Mizrahim sont des juifs appartenant aux – ou provenant des – communautés qui ont vécu pendant plusieurs siècles dans les pays musulmans ; une grande partie parlaient arabe en arrivant en Israël.

[4] Voir Ehud Ein-Gil and Moshe Machover, «Zionism and Oriental Jews: Dialectic of Exploitation and Co-Optation», dans la revue  Race & Class, Vol. 50, No. 3, 62-76 (2009)

[5] Ein-Gil and Machover, 2009

[6]  Salman Masalha «What people, What Justice»? in Haaretz, 5 septembre 2011

[7] Roi Bel, «The Change Would Not Come Quietly»  HaOketz,  23 septembre 2011

[8] Oren Majar, The  Marker, 9 août 2011

[9] The Marker Magazine, 3 novembre 2003

[10] The Marker Magazine , 11 octobre 2011

[11] Voir Haaretz 26 septembre 2011

[12] The Marker, 27 septembre 2011

[13] The Marker, 16 septembre 2011

[14] Gai Rolnik,  The Marker, 11 octobre 2011

[15] Sheli Yechimovitz,  «We: On Economy, Ethics and Nationalism in Israel», Am Oved Publishing, 2011

[16] Gidi Weitz, «Shelli Yechimovitch Miss Mainstream», Supplement Haaretz, 18 août 2011

[17] Gidi Weitz Op. cit

[18] Gideon Levy, «The Corrupted Left of Yechimovitch». In Haaretz, 21 août 2011

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