La place d’Al Tahrir, place de la libération

La place Al Tahrir, le vendredi 4 février 2011.

Par Yassin Temlali

La place Al-Tahrir était le mercredi après-midi 2 février 2011 la cible d’une attaque organisée par des partisans du régime encadrés par des policiers. Des hommes en dromadaires et à cheval tentent ainsi de faire taire ce cœur palpitant de la révolte égyptienne. Là, l’Egypte, avec ses différences de classes, de confessions, d’idéologies et de looks, se rassemble pour réclamer avec entêtement le départ de Moubarak et de son régime. Reportage écrit avant l’attaque des baltaguis par Yassim Temlali.

Aujourd’hui, 4 février 2011, la place de la Libération et ses environs sont occupés par centaines de milliers de manifestants pour qui c’est le «jour du départ de Moubarak». Nous reviendrons sur ce jour de mobilisation. Il nous paraissait important de publier ce reportage d’un connaisseur de l’Egypte dont nous avons déjà publié un article. (Réd.)

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A l’ombre du «Mogamaâ», gigantesque bâtiment administratif du centre-ville, se trouve Maydan al Tahrir, principal carrefour du Caire. D’ici, on peut aller partout dans la grouillante capitale et, surtout, probablement, vers un nouveau système politique. La «Place de la Libération» est devenue le cœur battant d’une Egypte qui ne veut plus vivre dans l’injustice, la corruption et l’arbitraire policier. La dernière blague égyptienne ? Une banale annonce qu’on entend dans les galeries du métro: «Si vous allez à Al-Tahrir, changez à Hosni Moubarak !».

La place accueille depuis quelques jours les manifestations les plus massives et les plus radicales depuis l’arrivée du président égyptien au pouvoir, en 1981. Les caméras de toutes les télévisions du monde sont focalisées sur son incessant mouvement. Y compris ceux de la télévision publique qui, pour faire (mauvaise) bonne mesure montre, en même temps que le rassemblement qui s’y tient, d’autres, infiniment plus petits et plus éphémères, favorables au chef de l’Etat.

Le sit-in ininterrompu se tient sous bonne garde militaire. Les rues adjacentes, qui abritent plusieurs institutions, dont les deux Chambres du Parlement, ainsi que des ambassades étrangères, sont fermées par des blindés et interdites au trafic automobile. Les soldats et les officiers ne montrent pas de signe de nervosité: on ne leur a jamais offert autant de fleurs et de sourires.

Moubarak a unifié le pays entier contre lui

Rarement un président a suscité contre lui une telle unanimité. Ici, les frontières de classes s’estompent momentanément et font connaissance des gens qui, ailleurs, se tiennent les uns des autres à une distance respectueuse. Les gallabias des paysans frôlent les derniers cris de la mode masculine. Les foulards de couleurs et les niqab réglementaires cohabitent avec les cheveux au vent et les pull-overs négligemment noués autour de la taille, comme dans une promenade paisible au bord du Nil. Des gens de toutes obédiences se parlent et même se sourient. Les libéraux se serrent les coudes avec des militants de la gauche radicale, des Nassériens, des Frères musulmans et des Salafistes. Un écriteau authentiquement marxiste, «Non à la société de classes: nous sommes tous égaux», est paradoxalement arboré par une jeune fille voilée.

Les deux principales confessions du pays, l’islam et le christianisme, sont aussi ostensiblement représentées ici. Les oulémas azharites, avec leur turban blanc enroulé autour de leurs taqia rouges, lèvent vers le ciel le même poing énergique que quelques ecclésiastiques coptes avec leur énorme croix pendant sur leur soutane. Une banderole résume «l’unité interconfessionnelle contre le despotisme»: «Les cheikhs et les qissis (prêtres) contre le raïs (le président)».

Logistique improvisée mais impressionnante

Le système logistique a beau avoir été mis en place dans l’urgence, le résultat de tant d’improvisations conjuguées est impressionnant d’efficacité. Une commission s’occupe de procurer aux manifestants nourriture et couvertures. A côté d’appelés du contingent épuisés mais affables, des jeunes vigiles des deux sexes fouillent au corps tous ceux qui veulent rejoindre le sit-in. «Nous avons peur que la police nous infiltre», s’excusent-ils. La rupture est totale entre l’armée, qui supervise ces contrôles, et les corps de sécurité dépendant du ministère de l’Intérieur. Elle semble également totale entre elle et la Présidence, à en juger par ces «A bas Moubarak» griffonnés en gros caractères sur les chars et qui n’ont pas trouvé d’officiers zélés pour ordonner de les effacer.

Des vendeurs ambulants font probablement fortune en proposant aux manifestants kochari, sandwichs de toutes sortes et bouteilles d’eau minérale. Les consignes anonymes, circulant de bouche à oreille mais aussi sous forme de tracts, n’ont pas omis le chapitre diététique: les repas gras sont vivement déconseillés et les collations légères recommandées. Comme les abords de la mosquée Omar Makram – et les salles de prière elles-mêmes, où l’on dort à tour de rôle -, les terre-pleins et les pelouses devant le Mogamaâ font office de lieux de repos temporaire. Quelques tentes y sont plantées mais la majorité des dormeurs sont allongés à même le sol.

«Hosni, tu ne pourras plus fermer l’œil»

La convivialité à Al Tahrir se manifeste aussi sous la forme d’une coexistence heureuse entre banderoles et écriteaux divers, qu’on arbore au-dessus de sa tête comme dans une joute rhétorique amicale. A «Nous voulons la fin du régime» a vite succédé ces derniers jours «Le peuple veut la chute du président», celui-ci ayant affirmé, selon la dernière rumeur malicieuse, qu’il ne s’appelait pas «Régime». Ce slogan se décline en une infinité d’autres, bien plus spirituels: «Nous sommes désolés, votre crédit est épuisé !», «Attention, la date de péremption du système a été largement dépassée ! », «Va-t’en, j’ai mal aux bras !» ou l’irrespectueux «Même les bébés-veaux veulent ton départ !».

Il se décline également en pronostics sur le sort réservé au chef de l’Etat lorsqu’il aura été déchu (l’échafaud ou l’exil, etc.) et sur l’avenir de l’Egypte une fois libérée du «Tyran»: «Elections démocratiques», «Révision de la Constitution», «Etat islamique, égalité et justice», «Ni pouvoir religieux ni pouvoir militaire: pour un gouvernement civil»

Les Egyptiens n’ont pas perdu leur humour en ces circonstances de crise.

Certaines pancartes sont des jeux de mots sur des répliques célèbres. Ainsi, «Hosni, tu ne pourras plus fermer l’œil» rappelle «Avec (la chaîne de télévision) Rotana, vous ne pouvez avoir sommeil» tandis que «Je ne vous ai pas encore compris ! » renvoie au discours désespéré du président Ben Ali annonçant aux Tunisiens qu’il a entendu leurs doléances.

D’autres pancartes moquent les lauriers du chef d’Etat vieillissant, qui a commandé l’aviation égyptienne lors de la guerre d’octobre 1973, lui hurlant que «akher talâa jawia, ila al mamlaka al saâoudia» (Votre dernière sortie aérienne sera pour l’Arabie Saoudite). D’autres encore mettent en évidence ce que les Egyptiens qualifient de «lenteur d’esprit» de l’homme qui dirige leur pays depuis trente ans. Elles lui épellent les revendications comme «I.R.H.A.L.» (Va-t’en) ou les lui rappellent en d’autres langues comme l’inattendu «Log Dof: dégage en nubien !».

Par ces temps d’intifada, la place de la Libération ne ressemble pas à ce lieu impersonnel et hostile qu’on traversait au péril de sa vie, au milieu de flux continus de véhicules. Elle n’a jamais aussi bien porté son nom. «J’avais peur, je suis devenu Egyptien», énonce un écriteau qui, une semaine plus tôt, n’aurait pas pu être brandi ici, à quelques centaines de mètres du ministère de l’Intérieur, pas plus que n’aurait pu être dressée cette potence à laquelle pend, au bout d’une corde de fortune, un mannequin effiloché à l’effigie du «raïs».

*Yassin Temlali a fait cette contribution depuis Le Caire pour la revue le Maghreb Emergent.

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