Iran. Le régime fait face à une nouvelle crise

Par Yassamine Mather

Au cours des cinq derniers jours, des dizaines de milliers d’Iraniens ont protesté contre la hausse du prix de l’essence, à la suite d’une déclaration officielle publiée par le «Comité de coordination économique» du pays qui a émis les restrictions suivantes: chaque automobiliste est autorisé à acheter 60 litres d’essence, par mois, au prix 15’000 rials (0,13 CHF) le litre; mais chaque litre supplémentaire coûtera alors 30’000 rials. L’annonce a été un choc pour les conducteurs iraniens qui, jusqu’à cette date, pouvaient acheter jusqu’à 250 litres de carburant à 10’000 rials le litre.

Selon le gouvernement, les revenus tirés du carburant seront utilisés pour des paiements en espèces aux ménages à faible revenu. Le président iranien, Hassan Rouhani, a affirmé le 16 novembre 2019 que 75% des citoyens étaient actuellement «sous pression» et que les revenus supplémentaires de la hausse du prix de l’essence leur iraient à eux et non au Trésor.

Cependant, dès le début, il y a eu un problème: personne ne croit aux prétentions officielles d’aider les démunis d’un gouvernement qui préside un système truffé par la corruption et le népotisme. Chaque jour, les Iraniens qui souffrent d’un manque de nourriture, de médicaments et de biens de première nécessité, en raison d’une combinaison de sanctions internationales et de désastreuse gestion économique, entendent parler de cas de corruption portant sur plusieurs milliards de dollars et de sommes importantes envoyées à l’étranger par des capitalistes sans scrupules, dont beaucoup sont des alliés proches de telle ou telle faction du régime.

Le ministre iranien du pétrole et l’ambassadeur de l’Iran au Royaume-Uni ont tous deux affirmé que ces mesures étaient bonnes pour «l’environnement». Bien qu’il ne fasse aucun doute que le trafic routier intense de l’Iran crée de la pollution, qui peut croire de telles affirmations de la part d’un gouvernement qui n’adopte pas une position responsable en matière de déchets nucléaires et de radiations? Un gouvernement dont l’absence de politique environnementale a entraîné des conditions climatiques catastrophiques dans le sud du pays? Un gouvernement qui reste les bras croisés, alors que les grands lacs s’assèchent [drame du lac d’Oumia et les lacs de Bakhtegan, de Maharlou et de Hamoun, dans le SudEst] et que l’eau des rivières est détournée en faveur du plus offrant?

Néolibéralisme

Bien sûr, personne ne doit sous-estimer l’effet des sanctions imposées par les Etats-Unis contre l’Iran, la réduction des exportations pétrolières du pays et la chute (dévaluation) de la monnaie iranienne.

Selon le Fonds monétaire international (FMI), l’économie iranienne devrait se contracter de 9,5 % cette année, principalement en raison des sanctions. Toutefois, nous devons également nous rappeler que les gouvernements iraniens successifs ont fait preuve d’une volonté totale d’adhérer à tous les diktats du FMI et du capital mondialisé. Plus tôt cette année, des centaines de milliers d’Iraniens ont reçu le SMS suivant d’organismes gouvernementaux: «Cher chef de famille, vos subventions ont été supprimées.»

Il s’agissait d’une référence aux subventions mensuelles en espèces versées par le gouvernement à de nombreuses familles. Le gouvernement prétend que pour déterminer si un ménage est encore admissible à les recevoir, il tiendra désormais compte de tous les revenus et des actifs, ainsi que de la capacité de dépense, par exemple, le nombre de voyages effectués à l’étranger.

Les conseillers économiques du gouvernement – principalement des adeptes enthousiastes du capitalisme néolibéral – ont soutenu que la distribution quasi universelle ne constitue pas un filet de sécurité optimal pour les familles à faible revenu. En février 2018, Ali Larijani, président du parlement iranien (Madjles), a déclaré que le leader suprême Ali Khamenei avait personnellement appelé à des «réformes structurelles» [dans le sens néolibéral] du budget de l’Iran. Notons une fois de plus la contradiction entre cette adhésion de l’ensemble du régime (y compris de toutes ses factions) aux diktats du capital mondialisé sur les questions économiques, tout en répétant des slogans anti-américains ad nauseam.

Faisant preuve d’une stupidité et d’une ignorance incroyables, certains secteurs de l’opposition iranienne appellent les gouvernements occidentaux et les organisations de défense des droits humains à soutenir les manifestants en Iran. Ils ne semblent pas comprendre qu’il s’agit:

  • dans une large mesure de manifestations économiques devenues politiques en raison de la réaction violente de l’État iranien;
  • et que ces sanctions imposées par l’Occident ont joué un rôle important dans l’appauvrissement des Iraniens «ordinaires», par opposition à ceux qui sont proches des responsables gouvernementaux, et qui ont souvent tiré avantage des sanctions.
  • enfin que les administrations iraniennes successives («réformistes» et conservatrices), qui ont suivi à la lettre toutes les directives du FMI et de la Banque mondiale, ont reçu pour instruction de supprimer les subventions, afin qu’elles puissent vraiment être acceptées comme porte-drapeau d’une économie néolibérale.

Compte tenu de ce qui précède, pensez-vous vraiment que ces gouvernements et leurs organisations de défense des droits de l’homme se préoccupent de l’assassinat d’Iraniens innocents? A votre avis, qui est à l’origine du concept d’abolition des subventions d’État? Où dans le monde ont-ils [ces organisations et ces pouvoirs] soutenu ceux et celles qui manifestaient contre les difficultés économiques causées par l’abolition des subventions?

La réalité, c’est que la plupart des Iraniens n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Le chômage augmente et les diplômés universitaires ne trouvent pas de travail correspondant à leurs qualifications; beaucoup d’entre eux ont trois ou quatre emplois temporaires faiblement rémunérés, y compris souvent un emploi de livreur de type Uber. L’augmentation du prix du carburant aura évidemment un effet sur eux. Le pétrole brut se vend actuellement à 62 dollars le baril (sur le marché mondial) et, bien que l’Iran soit l’un des plus grands producteurs de pétrole au monde, sa capacité de raffinage est limitée (comme d’exportation) et les sanctions ont rendu difficile l’obtention de pièces de rechange pour les usines pétrolières. [Les ressources utilisées pour les opérations des Gardiens de la révolution au-delà des frontières: Irak, Syrie, Hezbollah au Liban sont aussi invoquées, par certains analystes comme un facteur aggravant de la crise du régime de la République islamique].

Il ne fait aucun doute que le déficit budgétaire du pays a laissé peu de marge de manœuvre au gouvernement d’Hassan Rouhani, mais, même dans ces circonstances, l’annonce d’une telle hausse drastique du prix du carburant allait inévitablement susciter des protestations, et il est clair que l’Etat et ses forces de sécurité avaient préparé les inévitables manifestations… [et la brutalité de la répression].

Internet

Rien que le 16 novembre 2019, les Iraniens ont téléchargé des centaines de vidéos de manifestations, allant des voitures bloquant les autoroutes aux manifestants criant des slogans et mettant le feu aux photos de Khamenei. Le lendemain matin, le gouvernement a tenté de fermer Internet, mais sans succès. Le 19 novembre, 65 heures après l’imposition initiale de la fermeture, les derniers réseaux restants ont été coupés et la connectivité avec le monde extérieur est tombée à environ 4%.

L’incapacité du gouvernement iranien à interrompre complètement l’Internet a soulevé d’importantes questions. D’une manière générale, les gouvernements ont besoin de l’aide des fournisseurs de services Internet (FAI) et certains pays, comme la Chine, exercent un contrôle beaucoup plus strict sur la réglementation des FAI, déconnectant régulièrement l’Internet dans diverses régions.

Lorsqu’un gouvernement ordonne aux Internet Service Provider de désactiver leur service, la déconnexion d’Internet peut se produire de plusieurs façons. Ils pourraient éteindre ou débrancher des appareils, comme les routeurs et les serveurs, ou modifier le système des noms de domaine (DNS), qui régit les adresses IP. C’est ce que l’on appelle une «mort numérique», qui peut permettre à des services gouvernementaux sélectifs de rester ouverts (en fonction).

Chaque appareil sur Internet, y compris les serveurs pour les sites Web et les médias sociaux, possède une adresse IP et le DNS agit comme une carte routière, où l’adresse est utilisée pour trouver un emplacement particulier. Lorsqu’un utilisateur veut accéder à un site Web, un transfert se produit entre ce que l’utilisateur a entré dans le navigateur Web de son ordinateur et l’adresse facile à utiliser nécessaire pour traduire la page Web. Si un fournisseur d’accès Internet ou un gouvernement arrête cette carte, cela empêche l’Internet de trouver des adresses.

Il est donc important de tirer les leçons de la façon dont le gouvernement iranien a tenté de fermer Internet. De nombreux militant·e·s de gauche ont des illusions sur le pouvoir mobilisateur des médias sociaux, mais nous devons être conscients que, si et quand l’Etat juge nécessaire d’empêcher la gauche de s’organiser via les médias sociaux ou le courrier électronique, il sera très facile pour les gouvernements des pays capitalistes avancés de le faire, même au-delà de leurs propres frontières.

Il ne fait aucun doute que les protestations actuelles sont très répandues et, de l’avis général, la plupart des manifestants viennent des couches les plus pauvres de la société. Malgré la fermeture d’Internet, j’ai vu des images de manifestations dans plusieurs villes, mais il est surprenant de constater que peu de manifestations ont été signalées à Téhéran – bien que de petites villes proches de la capitale aient été le théâtre de violents affrontements. Les images affichées sur les médias sociaux suggèrent que jusqu’à 200 manifestants ont été tués depuis le 16 novembre.

Le Centre d’urgence pour la sécurité du ministère iranien de l’Intérieur a accusé certains internautes de «propager des rumeurs« et des «mensonges» au sujet des manifestations. Le 18 novembre, Hassan Rouhani a affirmé que les protestations avaient été peu nombreuses et très espacées, ce qui était clairement un mensonge. Il a également averti les automobilistes qui ont bloqué des routes principales que des images de vidéosurveillance seront utilisées pour les poursuivre.

Alors que les premières images de manifestations sont apparues, les partisans d’Ali Khamenei [ayatollah, guide suprême de la Révolution islamique] au sein des factions conservatrices du régime affirmaient que l’initiative «imprudente» prise par le gouvernement de Hassan Rouhani l’avait été parce qu’il voulait reprendre les négociations nucléaires avec les Etats-Unis –et qu’Ali Khamenei n’avait aucune connaissance des dernières actions, selon ces personnes. Rouhani espérait que les manifestations montreraient à quel point les sanctions nuisent à l’économie et qu’elles encourageraient le dirigeant suprême à entamer des pourparlers avec les Etats-Unis et ses alliés.

De telles affirmations ont été réfutées dans la matinée du 17 novembre, lorsque Ali Khamenei est apparu à la télévision pour confirmer son soutien à la hausse du prix du carburant. Il a déclaré que la plupart des Iraniens ont une «vie confortable», par rapport aux autres habitants de la région. Bien sûr, il est difficile de comprendre ce que Khamenei voulait dire par «vie confortable», mais cela a incité à penser qu’il comparait l’Iran à la Syrie et que c’était une menace (pas si voilée) de déclarer un état d’urgence, ouvrant la voie à la prise du pouvoir par les Gardiens de la Révolution [présents en Syrie aux côtés de Bachar el-Assad et du gouvernement irakien, répresseur féroce].

Réaction américaine

Amos Harel, écrivant en Haaretz (22 novembre 2019), représente la figure typique d’un certain nombre de commentateurs quand il a posé la question suivante: «Les protestations de l’Iran sont exactement ce que veut Trump. Alors pourquoi est-il silencieux?»

Selon Amos Harel, l’administration de Trump semble ne plus être impliquée dans cette situation, du moins pour le moment. Le président serait préoccupé par le tweeting contre les démocrates qui ont entamé des procédures de destitution contre lui. Il n’a donc pas eu le temps de s’occuper des questions liées à l’Iran.

Toutefois, cela ne signifie pas que les partisans d’un changement de régime «à l’américaine» en Iran soient restés silencieux.

Les commentaires sur les chaînes de télévision saoudiennes, américaines et israéliennes, financées par l’Etat d’Arabie saoudite [dont l’ennemi prioritaire est l’Iran], les Etats-Unis et Israël ont en permanence donné la parole à des dits experts. Ecouter leurs commentaires, c’est comme regarder la peinture sécher. Ils n’ont pas de véritables informations sur ce qui se passe réellement en Iran. Ils ne cessent de répéter leurs points de vue dépassés et hors de propos, continuant à soutenir les sanctions – et, dans le cas des royalistes [pro-shah] purs et durs, il s’agit plutôt d’une guerre – contre l’Iran, comme si les sanctions n’avaient aucun rôle dans la situation économique dévastatrice qui a conduit à une pauvreté et à des difficultés croissantes pour la population. [Lors d’un débat sur la chaîne Arte – émission 28 minutes du 19 novembre 2019 – Mahnaz Shirali, Iranienne, enseignante à Science Po Paris et à l’Université catholique, a osé prétendre que dans toutes les manifestations le nom du fils du shah était cité: quand les voeux «d’experts» se transforment en faits! Réd.]

Comme je l’ai rapporté, il y a des centaines de vidéos de manifestations en Iran, montrant des gens criant «Mort à Khamenei», et des vidéos des forces de sécurité ouvrant le feu sur des manifestants. Mais je n’ai vu qu’une seule vidéo montrant des gens criant des slogans pro-shah. Ils étaient une vingtaine et ils n’avaient pas l’air très enthousiastes;c’est presque comme s’ils avaient été payés pour le faire. Et aucun des spectateurs autour d’eux ne répétait leurs slogans. Tout cela est très bizarre, mais les royalistes continuent d’afficher la même vidéo, prétendant que de nombreuses protestations sont pro-shah.

Pensent-ils que les gens sont stupides? Par-dessus tout, ne se rendent-ils pas compte que les gens les blâment – ces partisans du «changement de régime par en haut» – du fait de soutenir les sanctions existantes et d’en demander encore plus, tout autant qu’ils émettent des reproches contre Rouhani et le reste du régime.

A ce stade, il est difficile de prédire ce qu’il adviendra de ces manifestations à l’échelle nationale. Si le gouvernement iranien avait espéré que le fait d’imposer la censure en bloquant l’Internet aboutirait à arrêter la propagation des émeutes, il a déjà été prouvé en ce domaine qu’il avait tort. De plus, dans l’hypothèse où des agents de la CIA font partie de ceux qui transforment les «manifestations pacifiques» en actes de destruction violents [selon les formules du pouvoir], l’Iran pourrait se diriger vers une guerre civile: entre le régime islamique et les réactionnaires [les forces se référant à l’ancien régime du shah et à leurs alliés], en «intégrant» les véritables protestataires contre le régime. (Article publié dans Weekly Worker en date du 23 novembre 2019; traduction rédaction Alencontre.org)

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[1] Voir www.haaretz.com/middle-east-news/iran

Yassamine Mather, militante de longue date contre le régime théocratique d’Iran, est corédactrice de la revue Critique initiée par le marxiste-révolutionnaire d’origine sud-africaine Hillel Ticktin et publiée par Taylor and Francis. Elle est spécialisée dans le domaine de l’informatique (computing) et travaille à ce propos dans le cadre d’Antony College; elle est associée aux travaux du Middle East Center de l’Université d’Oxford.

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