Référendum en Egypte: le plébiscite de Sissi est un échec

Le décompte des voix... et la réalité socio-politique; ce n'est pas sur la même table
Le décompte des voix… et la réalité socio-politique; ce n’est pas sur la même table

Par Jacques Chastaing

Les interprétations de la situation en Egypte sont multiples. Un tel processus de soulèvement populaire ne peut trouver une analyse univoque. Ainsi, Khaled El Sayed, membre fondateur du mouvement progressiste Front de la voie de la révolution (Front Thuwar, l’une des rares formations politiques à appeler à voter contre le référendum pour la nouvelle Constitution égyptienne et qui s’oppose, à la fois, aux miliaires et aux Frères musulmans), estimait dans un entretien publié dans le quotidien L’Humanité, le 15 janvier: «Tout indique que la participation sera élevée. L’État, les chaînes de télévision et les hommes d’affaires ont dépensé des millions de livres pour faire passer cette nouvelle loi fondamentale.» Les chiffres ne confirment pas exactement ce pronostic. Certains affirment, pas par hasard, que «l’on est retourné» à «la case de départ».

D’autres se posent la question:«Ces contrefacteurs de la conscience [des caciques du régime], comme les surnomme le professeur de sciences politiques Amr Hamzawi, imaginent-ils que la population va continuer à suivre leur pauvre cirque, tout en regardant la situation de l’Etat et de la société n’enregistrer que peu de progrès?» Et Samar Al-Gamal, dans Ahram Hebdo du 22 janvier 2014, conclut son article intitulé «Une révolution qui cherche sont chemin» ainsi: «Car les éléments de crise latente sont toujours là, en matière d’économie surtout, ce qui est loin de stabiliser le futur régime. L’ancienne recette consistant à pousser les gens à accepter l’échange de la liberté contre la sécurité n’est pas garantie. Pour le moment, le ministère de l’Intérieur est occupé aux dernières retouches de «la cérémonie officielle» qui se tiendra sur la place Tahrir, pour célébrer l’anniversaire de la révolution et la fête de la police.» Nous publions ci-dessous une contribution argumentée de Jacques Chastaing à ce débat, d’importance. (Rédaction A l’Encontre)

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Bien que les résultats officiels au référendum n’aient pas encore été donnés (en date du 17 janvier 2014), on en a une idée suffisante pour se faire un avis sur ce qui s’est passé. Comme on pouvait s’en douter à partir des derniers événements en Égypte, la participation au référendum constitutionnel des 14 et 15 janvier 2014 a été extrêmement basse. Et ce n’est pas aux résultats du «oui» ou du «non», qui n’ont aucun sens, mais à la participation que l’on peut juger de la valeur de ce scrutin. Il était conçu comme un plébiscite pour le général Sissi et c’est comme tel qu’il faut le juger.

On ne demandait en effet pas aux Egyptiens ce qu’ils pensaient de la nouvelle constitution – que d’ailleurs quasi-personne n’a lue – mais on leur demandait d’approuver la politique et la personne du général Sissi à la tête du pays, même si, formellement, il n’est que ministre de la défense dans un gouvernement des partis libéraux, sociaux-démocrates et nassériens soutenu par les démocrates, la gauche et le principal parti salafiste.

Bien sûr les déclarations et les chiffres officiels/officieux font état d’une participation historique et d’un succès massif du «oui» qui atteindrait, à ce jour, les 97%. On se demande d’ailleurs pourquoi on n’a pas atteint les 99,9%. Bien sûr aussi, la presse occidentale, sans une once d’esprit critique, reprend à son compte ces chiffres et déclarations. C’est classique dans ce pays et c’est classique pour la presse internationale.

Mais si plus sérieusement, on se réfère aux témoignages et au chiffre donné par des ONG accepté le plus couramment – sans retenir l’estimation de participation des Frères musulmans qui la situe à 10-15% — la participation réelle tournerait autour de 37%. (Les résultats officiels publiés le 19 janvier donnent 98,1% de Oui et une participation de 38,6 [1]. C’est-à-dire un chiffre historiquement bas très proche de la claque qu’avaient pris les Frères musulmans lors du référendum constitutionnel de décembre 2012 où elle était alors d’environ 33%. C’était un référendum, rappelons-le, où après des manifestations massives contre le régime islamiste, sauvé in extremis encore à ce moment par l’armée et l’opposition laïque, ces partis avaient tenté de détourner la colère des Egyptiens dans l’impasse électorale. Les électeurs avaient dit leur mécontentement, en mettant en minorité l’ensemble des partis égyptiens qui avaient quasiment tous appelé à participer au scrutin.

Dans ce dernier référendum, c’est l’armée et la majorité de l’ancienne opposition laïque, aujourd’hui au gouvernement, qui a été désavouée. Le gouvernement et l’armée ont mis des moyens colossaux pour la propagande pour le «oui». Il y avait partout des affiches énormes en faveur du oui, on a produit des T-shirts à l’effigie de Sissi, des tasses, des assiettes, des produits alimentaires, des panoplies pour les enfants, des enfants ont été nommés «Sissi», les médias, les journaux, la télévision, n’ont pas cessé en continu de chanter ses louanges et d’appeler à voter «oui». On a tout repeint, les bordures, les ponts, refait des routes, des logements, les soldats ont été mis à contribution pour ces travaux…

Les militants qui distribuaient des tracts appelant au nom ou au boycott ont été arrêtés, les avoirs des ONG liées aux Frères musulmans ont été gelés pour qu’ils ne puissent pas acheter les votes, comme d’habitude. Des bus ont été affrétés pour amener les électeurs aux bureaux de vote. «On» a mis de la musique, passé dans les rues avec des voitures sono; le vote était organisé le jour de l’anniversaire de Nasser; les églises coptes, les mosquées, les salafistes ont béni le «oui», diabolisé le «non»; 350’000 soldats dans les rues, des chars, ont «sécurisé» les bureaux de vote…

Et pourtant, malgré ce matraquage, les Egyptiens ont boudé les urnes. Bien sûr pas au point que le «non» l’ait emporté. Mais il était peu probable que le «non» puisse être suivi, d’une part, parce que l’armée arrêtait ceux qui tentaient de faire de la propagande pour le «non» et, d’autre part, surtout, parce que le succès du «non» aurait signifié que les Egyptiens voulaient le départ de Sissi, c’est-à-dire qu’ils avaient la maturité politique de le remplacer eux-mêmes.

Or nous n’en sommes pas encore là. La basse participation traduit tout à la fois le fait que le peuple égyptien ne suit pas aveuglément Sissi, qu’il s’en méfie, mais qu’il ne voit pas encore comment et par quoi le remplacer.

Certains pourraient se demander par ailleurs si la faible participation ne serait pas un soutien aux Frères musulmans, d’autant plus que c’est ce que ces derniers vont crier sur leurs chaînes satellitaires, puisqu’ils appelaient à boycotter le scrutin. Mais on ne peut se demander cela que de loin, car s’il y a quelque chose qui domine l’ambiance en Egypte aujourd’hui, c’est bien la haine des Frères musulmans. C’est d’ailleurs là dessus que comptait Sissi en espérant récupérer dans le «oui» l’hostilité aux Frères musulmans, bref faire du «oui» un non aux Frères musulmans. Il a échoué, non pas que les Egyptiens soient devenus moins hostiles aux Frères musulmans, mais paradoxalement parce qu’ils reprochent à Sissi son échec devant les Frères musulmans.

Il faut bien voir que la quasi-totalité de la presse écrite ou télévisée est dans une hystérie totale à l’encontre des Frères musulmans. Des chaînes de télé passent en boucle les appels au meurtre de chrétiens proférés par des cheiks islamistes lors des destructions d’églises et des attaques de chrétiens en juillet 2013. C’était lorsque les Frères musulmans tentaient de détourner la colère populaire contre la politique économique de Morsi, par la haine religieuse. La propagande quotidienne dit que si tout va mal c’est de la faute aux Frères musulmans. Elle attribue tous les attentats terroristes qui ont marqué le pays ces derniers mois aux Frères musulmans, même si ces attentats sont revendiqués par d’autres qu’eux. Et on a vu ces dernières semaines, lors d’attentats aveugles d’un immeuble ou d’un bus qui ont fait de nombreuses victimes civiles, des manifestations massives de la population défilant avec des effigies des dirigeants des Frères musulmans pendues à une potence, réclamant la mort pour ces derniers. On a vu des gens attaquer et brûler des magasins ou des voitures appartenant à des Frères musulmans. Or, même s’il y a eu 2665 morts et plus de 21’000 arrestations chez les Frères musulmans par les militaires ces derniers mois, il continue à y avoir quasi quotidiennement des manifestations, certes très minoritaires, mais réelles, de Frères musulmans, ainsi que des attentats anonymes, qui leur sont attribués et qui défient de facto le pouvoir.

Si bien que l’état d’esprit de pas mal de gens qui était d’adopter l’attitude d’attendre/espérer «quelque chose» de nouveau de la fin du problème Frères musulmans est en train de changer.

En gros, tant que les Frères musulmans continuaient à pourrir la situation, beaucoup se disaient qu’on ne pouvait pas espérer, ni faire grand-chose. En même temps, les plus hésitants trouvaient une auto-justification à leur inaction dans cette situation même! On ne peut rien faire sur le terrain économique et social puisque les Frères continuent à semer le désordre! Beaucoup de partisans «honnêtes» du «oui» au référendum, pas nécessairement pro-armée, mais les moins conscients, espéraient qu’un soutien massif à l’armée mettrait un terme à l’action des Frères musulmans et qu’à partir de là, l’armée pourrait enfin se mettre au travail sur le terrain économique et social, ou qu’on pourrait recommencer à revendiquer sur ce terrain sans être soupçonné d’être un terroriste islamiste.

Des bulletins «oui» ont eu assurément ce sens que la presse occidentale, qui prend ses désirs pour des réalités, traduit comme à son habitude par aspiration à la « stabilité », envie que la période révolutionnaire prenne fin, que l’ordre règne enfin (cela existe aussi bien sûr et a toujours existé dans les milieux bourgeois, mais rien ne dit que ce sentiment soit devenu maintenant majoritaire dans les classes populaires).

«Pain, liberté, justice», le slogan du 25 janvier 2011...  le pain se fait attendre
«Pain, liberté, justice», le slogan du 25 janvier 2011…
le pain se fait attendre

Or ce sentiment change avec (peu à peu) l’idée que le conflit Armée/Islamistes, qui dure et s’enlise, est utilisé comme moyen de gouverner et de repousser à plus tard et même ne pas tenir les tâches urgentes de la révolution, «pain, liberté, justice sociale». C’est cela le contenu d’un certain énervement populaire contre la relative inefficacité de la répression militaire contre les Frères musulmans. Il n’y a pas de retournement de l’opinion en faveur des Frères, mais un retournement de l’opinion contre l’armée qu’on soupçonne de gérer la répression des Frères comme un moyen de gouvernement pour que rien ne change.

Cela explique aussi pourquoi bien des démocrates ou libéraux, comme les dirigeants de Tamarod (Rébellion), par exemple, utilisent et transforment cette hostilité à l’inefficacité de l’armée en demandant, pour leur part, plus de répression. Cercle vicieux… sur lequel l’armée s’appuie pour finir par une répression tous azimuts extrêmement violente. Elle vient de condamner à trois ans de prison des dirigeants du Mouvement révolutionnaire du 6 avril et deux ans des militants des Socialistes Révolutionnaires, espérant ainsi réinstaller la peur qui avait quitté les Egyptiens depuis janvier 2011.

Cela fait que peu à peu germe le sentiment que le conflit ouvert Armée/Frères musulmans est le moyen de «stabilité» qu’ont trouvé ces deux adversaires/partenaires… et donc qu’ils ont tous deux intérêt à le faire durer.

Ce qui est certainement un des sens de la faible participation au référendum qui traduit le fait que mûrit à nouveau l’idée qu’il ne faut rien attendre des uns et des autres. Et qu’il faudra passer soi-même à l’action.

Qu’en est-il des grèves ouvrières?

J’écrivais dans un précédent article qu’une basse participation au référendum combinée à de fortes luttes ouvrières pouvait favoriser la prise de conscience des opprimés que leur propre lutte pouvait devenir une perspective politique.
Encore faut-il qu’il y ait suffisamment de grèves et luttes. Et c’est ce qui est difficile d’apprécier. La quasi-totalité de la presse d’opposition nassérienne, libérale, démocrate, socialiste, est passée au service du régime et parle évidemment encore moins des luttes ouvrières qu’hier. Quand aux Frères musulmans, ils ont encore plus peur des conflits sociaux que l’armée. Il y a donc une conspiration du silence à ce propos.

Les statistiques officielles donnent une forte baisse du nombre de grèves par rapport au printemps. Le nombre de grèves a fortement diminué également pour les ONG depuis la chute de Morsi puisqu’on en compterait, selon elles, 243 en 5 mois, depuis juillet à novembre, contre 2243 pour un an de gouvernement Morsi.

Cependant le front social n’est pas calme malgré les apparences et surtout pourrait bien s’enflammer. Certains témoignages font état de fort nombreuses grèves. On n’en est probablement pas là, mais cela donne toutefois une idée du climat tel que certains le perçoivent

Dans les grèves récentes dont la presse a dû parler, il y a d’abord celle des médecins du public.

La participation à la grève des médecins du public (sauf les urgences) les 1er et 8 janvier 2014 pour la hausse de leurs salaires a été de 80% à l’échelle du pays, selon les organisateurs. Bien sûr, le gouvernement nie ces chiffres et prétend que seulement 10 des 27 gouvernorats du pays ont été touchés par la grève avec une participation qui dépassait rarement, selon lui, les 30%. Quelle était la participation réelle? On ne sait pas, mais elle était assurément forte. Par ailleurs signe de son impact, les pharmaciens (à 85%), dentistes, vétérinaires et tout dernièrement, le 9 janvier 2014, les infirmiers, ont décidé de suivre les médecins dans leur lutte.

Cette grève suit les élections professionnelles chez les médecins qui ont montré il y a peu, un effondrement électoral des Frères musulmans, alors que c’était un de leurs fiefs. Les médecins ont élu une femme à leur tête, Mona Mina, ce qui est aussi significatif tout comme le fait que les tendances les plus radicales – «Médecins sans droits» et «Médecins de Tahrir» – ont été les grands vainqueurs du scrutin. Cependant, en même temps, on a vu se développer une forte tendance au refus de mélanger le syndicalisme et la politique, comme réponse aux manœuvres politiciennes des Frères musulmans et par la pression de la situation. Ce qui fait que le mouvement des médecins se montre particulièrement sensible aux accusations de politisation lorsque les autorités lui reprochent ou l’accusent de faire le jeu des Frères musulmans. On a vu des responsables du mouvement quasi s’excuser en niant qu’ils attaquaient le gouvernement et une partie de la direction du mouvement de grève, sous les pressions, a renoncé à la lutte. Il en va de même pour les autres grèves ou on a vu des représentants du syndicat officiel user de la menace de la politisation, et de l’accusation de «faire le jeu des Frères musulmans», contre des militants d’extrême-gauche venus soutenir des grèves.

Un des effets de l’abstention au référendum devrait toutefois renforcer les grévistes dans le fait que s’opposer au gouvernement n’est pas synonyme de soutien aux Frères musulmans.

Des mouvements pour le salaire minimum au mouvement contre le gouvernement

Un des autres sujets sociaux d’actualité est la promesse du gouvernement de faire passer le salaire minimum de 700 LE à 1200 LE [100 euros = 963 LE] en janvier 2014 dans la fonction publique. Ce qui n’est pas négligeable d’autant plus que c’est une revendication des ouvriers de Mahalla en 2008, même si depuis l’inflation exigerait plus. Et surtout si c’est bien de cela dont le gouvernement parle.

On sent le gouvernement fébrile sur le sujet à ce qu’il s’est senti obligé ces derniers jours de rassurer les instituteurs contre une rumeur qui les excluait de cette hausse et qu’il promet des hausses à ceux qui gagnent juste 1200 LE ou à peine plus qui râlaient parce que eux n’avaient rien. D’autant plus que les travailleurs de l’université exclus de cette mesure ont menacé de se mettre en grève le 18 janvier et de rejoindre les médecins dans leur mouvement si la hausse ne leur était pas appliquée. On a vu aussi une manifestation de fonctionnaires exclus de la mesure dans les rues du Caire, le 13 janvier, la veille du référendum, assez indifférents donc aux pressions de la situation politique.

Beaucoup plus grave pour le gouvernement, c’est la grève d’un jour le 3 janvier des travailleurs du groupe Lotus à Suez qui gagnent de 400 à 700 LE et qui réclament un salaire minimum du privé égal au minimum du public, donc 1200 LE, ou tout au moins pour eux, de 1075 LE. Ils ont installé une banderole laissée sur l’usine le stipulant. Si cette grève est significative d’un l’état d’esprit dans le privé, le gouvernement n’est pas au bout de ses peines.

D’autant plus qu’on comptait des grèves, ces derniers jours, dans les entreprises Santamora (couvertures, couettes, 1300 salariés), depuis 25 jours au 2 janvier pour la participation rétroactive aux bénéfices depuis 1992, Samanoud (1200 salariés), Platinium depuis 5 jours à la date du 4 janvier, les huiles végétales, Varco dans les médicaments, Nil Arrimage, toutes pour des augmentations de salaires ou pour qu’on leur paye la participation aux bénéfices auxquels les salariés ont droit et qui représente une bonne part de leurs revenus. Il fallait ajouter le 1er janvier une nouvelle manifestation des travailleurs d’Hadisolb (Iron and Steel, 13’000 salariés) avec occupation de l’entreprise pour que leur soit versé tout ce qu’ils avaient obtenu le 13 décembre après le succès de leur grève de 19 jours; et aussi pour que la promesse donnée de dégager leur directeur soit effective ainsi que la réembauche de salariés licenciés précédemment. Il faut encore mentionner: la grève d’un jour, le 9 janvier, couronnée de succès, des travailleurs du lin à Tanta pour des hausses de salaire; des assemblées générales des travailleurs du textile de l’entreprise du Nil et des transporteurs de la région d’Helwan – créant en ce début d’année leurs syndicats indépendants – pendant que le syndicat du gaz et du pétrole a rompu avec le syndicat officiel. Enfin, les salariés de Pétrotrade proclamaient dans un texte qu’ils voteraient «non» au référendum.

La fronde sociale est latente, l’objectif initial de la révolution « pain, liberté, justice sociale »  et dégager tous les petits Moubarak est toujours dans les esprits. La hausse promise du salaire minimum est suffisamment conséquente pour donner envie à tous – en particulier dans le privé – de se battre pour en bénéficier, mais elle risque aussi d’en mettre en colère fin janvier beaucoup de ceux qui y ont droit lorsqu’ils constateront ce qu’ils vont toucher réellement. En effet, ce que le gouvernement a réellement promis n’est pas une hausse du salaire minimum mais seulement du revenu minimum. Et comme une bonne partie des salaires égyptiens est constituée par des primes et bonus divers, hors salaire, la hausse se réduira pour beaucoup comme peau de chagrin. Ce qui pourrait provoquer bien des colères.

Déclin et fin du bonapartisme militaire. Vers la dictature ou une nouvelle révolution?

En cette fin janvier donc, deux des éléments qui ont fait que le gouvernement et l’armée ont bénéficié d’un certain attentisme de la part de la population pendant quelques mois, la promesse de hausse du salaire minimum et la haine contre les Frères musulmans viennent ou vont en prendre un coup.

En fait, ce sont les deux éléments au fondement du bonapartisme militaire qui s’effritent. Sissi n’est pas Nasser, même si sa publicité a été organisée dans ce sens, et si certains ont pu l’espérer un instant. Sa démagogie de protecteur révolutionnaire du peuple contre le terrorisme des Frères musulmans est en passe d’être usée et sa démagogie révolutionnaire d’homme qui donne aux pauvres est devant l’épreuve de vérité avec l’affaire du salaire minimum.

Sissi espérait que le plébiscite qu’il proposait lui permette ensuite d’être élu comme président. Il avait dit qu’il se présenterait aux présidentielles s’il y était appelé par le peuple. Il n’y est visiblement pas appelé.

On avait vu Sissi perdre peu à peu de son prestige — tout relatif et plus de l’opposition que du peuple — gagné le 3 juillet 2013 en renversant Morsi. Fin juillet, il y avait des millions d’Egyptiens qui manifestaient dans les rues pour le soutenir. En novembre 2013 il n’y avait plus personne pour participer aux cérémonies de commémoration gouvernementale des massacres de novembre 2011 rue Mohamed Mahmoud. Alors qu’au contraire, pour la première fois depuis juillet, même si c’était encore symbolique, des manifestants révolutionnaires emmenés par les militants Socialistes Révolutionnaires ou du Mouvement du 6 avril, réoccupaient la rue, illustrant par là le début de basculement de la période.

Il ne lui reste plus à Sissi que de renforcer la répression et d’accélérer le passage d’une dictature bonapartiste avec un relatif soutien populaire déclinant en une dictature militaire classique, ne reposant que sur la répression. La perte de soutien populaire qu’il a déjà subi explique le début du glissement en novembre de la dictature bonapartiste à la dictature tout court par la mise en place le même mois d’une loi supprimant de fait toutes manifestations, grèves et même tout simplement la liberté d’expression.

Mais si la répression contre les Frères musulmans est féroce depuis juillet, puis féroce contre les militants politiques de tous bords depuis novembre, la répression à l’encontre des mouvements sociaux a été jusqu’à présent beaucoup plus mesurée. Le gouvernement l’a bien sûr tenté, mais a le plus souvent reculé lorsque le mouvement social tenait bon.

Or là, il faudrait à Sissi passer à la répression tous azimuts du mouvement social lui-même, c’est-à-dire montrer son vrai visage de dictateur contre-révolutionnaire, affronter la révolution de front pour tenter de la briser. Jusqu’à présent, l’armée s’y est essayée plusieurs fois mais a toujours reculé craignant qu’une répression trop brutale ne provoque l’insurrection.

Ces derniers mois, l’armée a profité de la situation d’attente, pour renforcer considérablement ses positions dans la sphère économique. Tant que certains pouvaient penser qu’il y avait là une possibilité de nassérisme, cela pouvait passer. Mais aujourd’hui, avec l’interpénétration croissante entre l’armée et l’économie ça peut se transformer en l’inverse car bien des soldats sont des travailleurs particulièrement exploités et sans droits. Les travailleurs des usines militaires, des immenses fermes de l’armée ne seront-ils pas d’autant plus incités à réclamer le salaire minimum, à contester de front le pouvoir de l’armée qu’il se confond avec celui de patron libéral au fur et à mesure que l’armée perd son aura nassérienne?

Or jusqu’à présent, si les travailleurs ont été trompés, baladés, ils n’ont pas été battus. Pour le pouvoir ça reste encore à faire, et ce n’est pas gagné. D’autant plus que les travailleurs et la jeunesse sont armés de la conscience et l’expérience de trois ans de révolution.

Il ne s’agit pas de lire dans le marc de café. Mais on voit en Tunisie, la révolution, dans des circonstances politiques certes différentes, suivre globalement la même trajectoire et que les luttes n’arrêtent pas en cet hiver 2013-2014 malgré l’union nationale de tous les partis et syndicats contre elles.

Tout mène à penser que ceux qui, comparant à la révolution française, estiment que nous avons passé Thermidor, bref que la révolution a commencé son reflux, se trompent. Ce n’est pas nouveau, à chaque pause de la révolution, en 2011 comme en 2012, on a entendu le même refrain: les gens sont lassés, fatigués, ils veulent de la stabilité. Le référendum a dit non à ce mythe.

Il est vrai que bien des membres des classes moyennes et des militants démocrates révolutionnaires sont découragés. Et il y a de quoi puisque leurs idées et leurs partis ont fait la preuve de leur impuissance en finissant par soutenir la dictature militaire. Confondant cette fois-ci la répression des militants politiques démocrates avec celle du mouvement social, ils reflètent seulement leur éloignement des classes populaires.

Or les classes populaires sont elles aussi très loin de ce monde et n’en subissent en rien la pression. Leurs préoccupations sont d’abord la démocratie économique: elles ont faim, veulent du travail, un revenu, un logement. Sans ça, il n’y a pas de démocratie réelle, ni même de discussion réelle sur la démocratie. La démocratie représentative qui fait faillite n’est pas la leur. La leur c’est la démocratie directe des luttes et de la rue. On estime parfois à 40% de la population globale du Caire les habitants des bidonvilles, qui n’ont le plus souvent pas d’eau, pas d’électricité, pas de tout à l’égout et «ont» seulement un travail épisodique au jour le jour. En ne participant pas à 62% au référendum, c’est non seulement Sissi que les classes populaires désavouent, mais aussi les partis gouvernementaux «socialistes», nassériens, démocrates, libéraux et leurs programmes.

C’est là que réside le problème pour les autorités. Ils connaissaient bien les anciens partis d’opposition maintenant au gouvernement. Mais en trois ans de révolution, une nouvelle génération s’est levée dans les milieux populaires. Ceux qui avaient 15 ans en 2011 en ont 18 aujourd’hui et sont nés politiquement avec la révolution. Ils ne votent pas, mais ils ont fait trois ans de révolution ininterrompue. Ils en ont été l’âme, le fer de lance et ont initié une multitude de nouveaux groupes politiques que les autorités ne connaissent d’ailleurs même plus et ne peuvent plus intégrer, assimiler. On peut en tenir comme illustration l’immense succès populaire actuel du «Mahraganat», une musique née dans la rue, chantant tout à la fois la misère ouvrière, celle des bidonvilles, des champs et des usines mais aussi l’espoir de la révolution. Cette musique et ses thèmes envahissent les salles et les rues jusque dans les quartiers et les salons chics. A défaut encore de parti, on chante dans les rues la révolution ouvrière.

La situation chez les étudiants est révélatrice

Cette rupture générationnelle est aussi en train de se voir chez les étudiants. Or ce qui se passe là inquiète les autorités, craignant que ce soit révélateur de ce qui peut se passer ailleurs si elles usaient de la répression partout. Depuis septembre, on compte plus de 500 mouvements de grève dans les universités. La police a beau réprimer aveuglément, envahir les campus, elle n’arrive pas à y faire cesser la contestation qui y est quotidienne. Lorsque, croyant décapiter le mouvement, elle a arrêté et condamné 3 dirigeants connus du Mouvement du 6 avril, les jeunes ont crié: «vous vous êtes trompés, ce ne sont pas eux nos responsables, vous ne les connaissez pas.» Attitude de défi certes, mais certainement significative aussi.

Pour se rassurer et discréditer le mouvement étudiant, le gouvernement, la presse et la police désignent les Frères musulmans comme seuls responsables de l’agitation dans les facultés.

Evidemment, la situation politique est confuse dans les universités, puisque ce sont les étudiants des Frères musulmans qui y ont effectivement lancé la contestation déniant au gouvernement en place sa légitimité pour avoir renversé Morsi. Mais la violence utilisée par les forces de police qui matraquent, arrêtent, condamnent, sans guère de discernement, les étudiants grévistes comme les non grévistes, les Frères musulmans comme les autres, et qui investissent brutalement les locaux universitaires sans aucun respect de l’immunité de ces lieux, a fait se lever toutes les catégories d’étudiants contre la répression et leur a fait étendre leur protestation à la loi liberticide passée en novembre.

L’arrestation massive des dirigeants des Frères musulmans a ouvert dans leurs rangs la porte à une nouvelle génération de militants beaucoup plus jeunes et plus radicaux, peu ou pas connus. Il en va de même dans les jeunesses nassériennes, démocrates, socialistes, libérales à qui la participation ou le soutien de leurs partis au gouvernement a donné plus d’indépendance tout en les radicalisant. Ainsi c’est la jeunesse d’Al Dostour, qui a rompu avec sa maison mère, qui anime et dirige la lutte chez les étudiants refusant à la police de pénétrer dans les locaux universitaires, demandant la démission des ministres de l’intérieur et de l’enseignement supérieur.

Ainsi le jeune nassérien Badran qui avait été élu au printemps dernier aux élections universitaires à la tête du mouvement étudiant en renversant les Frères musulmans, se trouve maintenant isolé, contesté, après avoir fait campagne pour le «oui» au référendum et refusé de dénoncer les tribunaux militaires pour civils. C’est maintenant le RFS, le front uni des étudiants, lié au Front du chemin révolutionnaire qui joue le rôle de fer de lance du mouvement; et il regroupe les Socialistes Révolutionnaires, le Mouvement du 6 avril et le Parti Fort d’Abdel Fotouh.

Depuis le début de la révolution, il y a toujours eu un fossé entre les forces révolutionnaires et les forces sociales du mouvement ouvrier et populaire. La hantise de tous les pouvoirs qui se succèdent depuis 2011 a toujours été que cette jonction se fasse. Leur objectif a toujours été d’empêcher leur rapprochement. Mais après trois ans de maturation révolutionnaire, jamais elles n’ont été aussi proches.

Il est infiniment plus probable, au vu des luttes passées, des luttes actuelles, du fait que les travailleurs n’ont pas été battus, que le mécontentement est toujours là et que la méfiance à l’égard de ceux d’en haut est toujours bien présente comme vient de l’illustrer le référendum, qu’on aille vers des formes d’explosion sociale plutôt que vers une extinction progressive de la révolution. Seule la date de cette explosion est inconnue.

Il est possible que dans ce contexte, le pouvoir soit tenté par une répression violente préventive tous azimuts, que le bonapartisme d’origine se transforme, comme il est dans sa logique, en pure dictature militaire. Mais il est bien possible aussi que ce soit cette répression qui mette le feu aux poudres et que naisse de là cette jonction entre les franges révolutionnaires démocrates les plus radicales et le mouvement populaire massif tel qu’on l’a vu surgir par millions le 30 juin, gage d’une nouvelle étape dans la révolution. En 2011 Moubarak a été dégagé, en 2012 le CSFA (Conseil supérieur des Forces armées). Et en 2014.

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Les jeunes Egyptiens ne plébiscitent pas Sissi

Moins de 16% des jeunes égyptiens de 18 à 30 ans ont participé au référendum/plébiscite des 14 et 15 janvier 2014. Or, ce sont eux qui ont été le noyau de la révolution depuis 2011 et ont constitué la masse des millions de manifestants du 30 juin 2013. «Adieu Bonaparte» titrait en conséquence sur son blog le plus respecté des journalistes égyptiens Hani Shukrallah.

Comme illustration de cette désaffection de la jeunesse à l’égard de Sissi, il y a deux jours les Ultra Ahlawi, du club de foot «rouge» du Caire ont publié une déclaration considérant qu’ils devraient considérer le pouvoir en place comme des «terroristes» à partir de ce jour-là et reprendre leurs actions comme du temps de Moubarak, si le gouvernement ne libérait pas leur leader arrêté précédemment.

Ce défi, cette distance et cette hostilité affichée publiquement au pouvoir sont quelque chose né de la faible participation au référendum. Une partie de la population a pris conscience que le roi est nu, que l’immense propagande faite pour lui dans l’ensemble des médias, ne provoque pas l’adhésion populaire mais ne faisait que masquer sa méfiance voire son hostilité: le référendum a fait tomber les masques.

Le même jour, un comité des enseignants du supérieur de l’université du Caire demandait au ministère de l’éducation de faire retirer la police des universités pour qu’elles puissent retrouver leur calme, puisque, selon eux, la police censée y traquer les terroristes des Frères musulmans ne faisait qu’attiser le feu et plonger toute la jeunesse estudiantine dans la contestation.

Ces chiffres et ces quelques faits symptomatiques confirment que la faible participation au référendum (qui doit se trouver entre les 8% donnés par les Frères musulmans et les 38% donnés par les autorités) est un désaveu de la révolution à l’égard de Sissi. Lui qui espérait pouvoir faire d’un large appel du peuple au référendum un tremplin personnel vers les présidentielles, pourrait bien tout perdre s’il décidait de se lancer dans la course à la présidence. La situation est à nouveau ouverte.

La révolution est un processus long. Après une pause, la révolution reprend son cours.

(Ecrit le 21 janvier 2014)

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[1] Ci-dessous le tableau comparatif des résultats officiels de 2012 et 2014: http://english.ahram.org.eg/NewsContent/1/64/91957/Egypt/Politics-/Table-Official-results-of-Egypts–constitutional-r.aspx

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