Pourquoi les Etats-Unis ne réduiront pas l’aide militaire à l’Egypte

Par Shana Marshall

La récente répression exercée en Egypte contre les organisations non gouvernementales (ONG) financées depuis l’étranger a suscité un nouvel accès de gémissements diplomatiques au sujet du déjà ancien programme d’aide militaire de Washington. Malgré les menaces sans conviction de la Maison-Blanche et du Congrès, il est peu probable que les Etats-Unis mettent fin à une assistance militaire officielle – non pas en raison de préoccupations au sujet du traité de paix de l’Egypte avec Israël ou du désir de Washington de maintenir une influence sur Le Caire – mais parce que l’aide bénéficie à une coterie petite mais influente d’élites présentes dans les deux capitales. Aux Etats-Unis, le programme d’aide représente une source importante et connue à l’avance de commandes pour les exportateurs d’armes, alors qu’au Caire la production d’armements en collaboration avec les entreprises des Etats-Unis permet de subventionner les entreprises économiques et commerciales de l’armée.

Bien que les groupes d’intérêts nationaux soient rarement invoqués dans le débat sur l’aide militaire à l’Egypte, 1,3 milliard de dollars d’aide annuelle représente une importante subvention aux fabricants d’armes américains. Par exemple, l’usine de General Dynamics à Lima (Ohio), où est construit le char M1A1 Abrams, n’aura pas de commandes de l’armée américaine d’ici à 2017, quand la flotte actuelle de chars M1 devra être remise en état. La dernière commande par l’Egypte de 125 M1A1 pour une valeur de 1,3 milliard de dollars (11e commande du Caire depuis la fin des années 1980) permettra de garder ces lignes de production ouvertes jusqu’en 2014 pour la fabrication de pièces détachées qui sont ensuite expédiées et assemblées en Egypte. Même si la vente à l’Egypte de chars entièrement assemblés permettrait d’employer plus de travailleurs étatsuniens, sans le contrat l’usine Lima (dans un Etat crucial au plan électoral) devrait fermer ses portes et les bénéfices de General Dynamics prendraient un sérieux coup. Les réductions imminentes dans le budget américain de la défense ont rendu General Dynamics et d’autres fabricants d’armes encore plus soucieux de maintenir ouvertes de telles sources de financement.

Ali Sabri, actuel ministre de la production militaire, s’est vanté du fait que plus de 95% de l’assemblage des M1A1 se fait dans les usines militaires égyptiennes. S’il est vrai que la plus grande partie du montage se fait au Caire (plutôt qu’à Lima dans l’Ohio), dans l’ère contemporaine d’externalisation le lieu précis de la production est relativement peu important du point de vue des entreprises de la défense. L’externalisation croissante de la production vers l’Egypte peut impliquer la perte d’emplois états-uniens, mais c’est la valeur pour les actionnaires (et pas les heures de travail pour les cols bleus américains) qui dicte les choix industriels de General Dynamics. C’est également le transfert d’une plus grande quantité de travail au Caire qui garantit que l’armée égyptienne reste fortement investie dans le projet et qu’elle continue de consacrer les dollars de l’aide à se procurer toujours plus de chars en pièces détachées. En fait, les fabricants d’armes préfèrent externaliser l’assemblage des pièces détachées parce que cela augmente le prix unitaire du matériel et donc aussi les profits de l’entreprise.

General Dynamics n’est qu’un des nombreux entrepreneurs de niveau 1 qui vont bénéficier de la vente récente de M1A1 en Egypte; parmi les autres, on trouve Honeywell (Arizona) et Allison Transmission (Indiana). Un télégramme de l’ambassade des Etats-Unis au Caire publié par Wikileaks montre l’intérêt que le gouvernement des Etats-Unis trouve dans l’aide à l’Egypte afin de promouvoir les intérêts des producteurs d’armes nationaux. Dans le télégramme, il est dit que les planificateurs militaires étatsuniens sont «particulièrement préoccupés» par le fait que, sans la vente de chars à l’Egypte, Allison n’est peut-être pas capable de «maintenir la rentabilité de sa ligne de boîtes de vitesses automatiques». Mais comme lier ouvertement l’élaboration de la politique de défense à une préoccupation à l’égard des bénéfices des entreprises privées est un exercice plutôt vulgaire, le télégramme répertorie également une foule de raisons géostratégiques (plutôt douteuses) pour justifier l’aide financière au transfert des chars. Les préoccupations affichées incluent la capacité de l’Egypte à dissuader des voisins agressifs, mais l’Egypte possède déjà plus de chars que l’ensemble des pays d’Amérique latine et d’Afrique subsaharienne réunis et dispose de l’un des plus importants parcs de chars dans le monde.

Considérant que les officiers égyptiens eux-mêmes ont reconnu devant les fonctionnaires du gouvernement étatsunien qu’ils ne considèrent pas Israël comme une menace militaire et que des délégations militaires visitent actuellement la Libye afin d’examiner les éventuels contrats de «reconstruction» avec le nouveau gouvernement de Tripoli, on ne sait pas vraiment où ces «voisins agressifs» pourraient bien se terrer…

Le câble de l’ambassade cite aussi le «maintien de l’emploi» et «la formation technique» pour les travailleurs égyptiens impliqués dans l’assemblage du M1A1, que les auteurs qualifient d’«importants, compte tenu du taux de chômage estimé de 15-25% en Egypte». Bien que l’armée égyptienne affirme employer environ 40’000 personnes au sein de son complexe industriel, d’autres sources mentionnent un chiffre deux fois plus important. L’Organisation arabe pour l’industrialisation (AOI), l’un des conglomérats industriels de l’armée, affirme employer 17’000 égyptiens, un nombre qui ne tient pas compte de la douzaine d’usines fonctionnant sous l’égide du Ministère de la production militaire, pas plus que des importantes activités chimiques, agricoles et de services aux consommateurs du National Service Projects Organization (également sous contrôle militaire). Le chiffre fourni par le gouvernement des Etats-Unis relatif au nombre d’emplois induit par le programme M1A1 est de 2200 (le programme de coproduction avec la Chine de l’avion K-8 aurait permis d’employer environ 1000 soldats égyptiens).

Employant seulement 3200 Egyptiens, ces deux collaborations à relativement grande échelle ne sont pas vraiment un élément d’un programme national de travaux. Les ressources utilisées pour produire nationalement ces systèmes d’armes généreraient un beaucoup plus grand nombre d’emplois si elles étaient utilisées pour stimuler la production civile.

Mais les projets de cotraitance militaire comme le M1A1 et le K-8 procurent plus que des emplois et du matériel sophistiqué aux Forces armées égyptiennes. L’équipement en matériel de défense a joué un rôle essentiel dans la croissance des entreprises commerciales de l’armée égyptienne, notamment dans la fabrication d’automobiles civiles, ce qui offre un cas intéressant pour comprendre la valeur que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) accorde à l’aide continue des Etats-Unis. La société américaine Chrysler – qui était le producteur original du char M1 avant que la branche ne soit vendue à General Dynamics en 1982 – détient une participation de 49% dans l’Arab American Vehicles Company (AAV), où l’armée égyptienne produit non seulement des versions blindées de véhicules Jeep mais aussi les versions civiles pour la vente commerciale, y compris la Jeep Liberty et la Jeep Wrangler.

L’usine AAV a produit en moyenne 2700 véhicules par an entre 1979 et 2009 mais a dépensé depuis 27 millions de dollars pour moderniser ses lignes d’assemblage et prétend produire actuellement des véhicules à une cadence de 17’500 par an. Si nous comparons ceci aux chiffres nationaux fournis par l’Association Automobile Egyptienne, AAV produit presque un quart des voitures de tourisme assemblées localement en Egypte. En 2010 AAV a signé un nouveau contrat avec Chrysler (en utilisant l’aide militaire américaine), soit 33 millions de dollars supplémentaires pour des Jeep en pièces détachées, des outils et des pièces de rechange. Les installations de l’entreprise, son équipement et ses ingénieurs qualifiés – financés par des contrats d’approvisionnement militaire précédents – ont également permis à AAV de devenir un partenaire attrayant pour d’autres constructeurs mondiaux soucieux de percer sur le marché égyptien. AAV produit actuellement des véhicules sous licence Peugeot, KIA, Citroën, Hyundai et pour le fabricant chinois Zhongxing (Auto ZX). Les camionnettes (pickup) et Véhicules Utilitaires Sport (VUS) produits par Auto ZX ont également été fréquemment à la Une pendant les soulèvements récents en Libye, même s’il n’est pas certain qu’ils aient été fabriqués par AAV. Toutes ces collaborations ont débuté ou se sont développées dans les années 2000.

Les installations de fabrication des chars M1A1 fournissent un autre exemple. Ici, dans la même usine construite par General Dynamics, l’armée égyptienne fabrique des véhicules utilitaires et des engins de chantier qui sont vendus sur le marché intérieur. L’armée égyptienne retire des bénéfices considérables grâce aux retombées commerciales de ces joint-ventures (coentreprises). Comme pour les autres activités industrielles de l’armée, les recettes de ces ventes vont directement dans les coffres des militaires, puisque l’institution (militaire) est exonérée d’impôt. Ajoutez la main-d’œuvre bon marché (souvent fournie par les conscrits dans les derniers six mois de service militaire) et d’autres subventions publiques considérables (telles que des prix réduits pour les intrants énergétiques) et ces entreprises commerciales constituent une partie importante de l’empire économique de l’armée.

Si le robinet de l’aide étatsunienne devait fermer, bon nombre des entreprises qui transfèrent de la technologie aux industriels militaires égyptiens (comme Chrysler) devraient probablement y mettre un terme. L’arrêt de l’aide pourrait mettre en péril la possibilité de contrats de suivi qui garantissent que les technologies et les équipements fournis par ces entreprises servent à assembler et à modifier leurs propres produits. En effet, l’assemblage des Jeeps militaires de qualité dans les usines égyptiennes a relancé la division militaire de la marque qui avait été supplantée par l’adoption généralisée de la Humvee construite par AM General. Depuis que les premières Jeeps coproduites sont sorties des lignes d’assemblage AAV, elles ont aussi surgi dans des usines en Israël et sont également disponibles en nombre limité aux Etats-Unis, grâce à une société nommée American Expedition Vehicules. Sabrer l’aide aurait aussi le potentiel de rendre les généraux égyptiens plus économes et par conséquent moins disposés à payer des prix élevés pour la cotraitance (ou pour du matériel américain relativement plus cher).

Bien sûr, les Etats-Unis ne sont pas le seul Etat dont les entreprises nationales approvisionnent en équipement et ressources les usines militaires égyptiennes. En 2000, l’Egypte commença à travailler à l’assemblage des chasseurs à réaction K-8 de conception chinoise, une collaboration qui comprenait une deuxième phase d’assemblage de chasseurs en 2005 et la création d’un centre de recherche aéronautique au Caire. (Ironiquement, les K-8 montés en Egypte sont équipés avec des moteurs de Honeywell, la même entreprise qui fournit des pièces pour le char M1A1 de conception étatsunienne). Lors d’une cérémonie en 2010, le président de l’AOI a annoncé qu’un nouvel accord de coopération entre les deux pays permettrait bientôt la production conjointe de nouveaux appareils de combat (peut-être l’assemblage du JF-17, un avion à réaction de conception conjointe chinoise et pakistanaise). Ces collaborations dans la production d’armes ont vu des partenariats parallèles dans les entreprises industrielles de l’armée égyptienne, dont l’usine 360 – la Helwan Metallic Appliances Company – a une toute nouvelle installation de production d’appareils d’air conditionné fabriqués sous licence de la société d’Etat chinoise HISENSE.

Les intérêts pétroliers chinois ont également suscité au moins deux joint-ventures avec Tharwa Petroleum, une entreprise du secteur public égyptien dans lequel le Ministère de la production militaire a une participation minoritaire.

Les investissements chinois sont évidemment d’une importance croissante pour le bilan financier de l’armée égyptienne, mais cela aussi pourrait être compromis par une coupe sévère dans l’aide des Etats-Unis. Les usines militaires égyptiennes ont été périodiquement réprimandées pour des violations des règles de l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR), dont plus d’une fois pour avoir permis à des officiels chinois de visiter les installations égyptiennes où sont assemblées les armes étatsuniennes. Les fabricants d’armes chinois sont célèbres (ou tristement célèbres!) pour «le vol» de technologies étrangères afin de fabriquer des variantes moins chères des systèmes populaires d’armement. Si des programmes de fabrication en cotraitance comme le M1A1 étaient abandonnés en raison d’une réduction des aides, les Chinois seraient peut-être moins désireux de poursuivre leur coopération actuelle. Etonnamment, le câble de l’ambassade des Etats-Unis référencé ci-dessus a également mentionné le partenariat de défense en plein essor entre la Chine et l’Egypte comme un dilemme géostratégique qui pourrait être dépassé par une autre tranche d’aide au financement de l’assemblage de chars, même si la cotraitance Chine-Egypte dans la fabrication des réacteurs K-8 avait commencé quand l’assemblage des M1A1 était déjà dans sa 12e année.

Ces détails économiques triviaux vont nourrir les principales intrigues de la confrontation publique spectaculaire à propos de l’aide militaire américaine à l’Egypte. Certes, la «grande politique» a une importance certaine: Israël s’inquiète de l’avenir de son traité de paix avec Le Caire et la dispute au sujet des ONG américaines pourrait devenir hors de contrôle, ce qui compliquerait les relations entre Washington et un partenaire régional influent. Mais tant que des intérêts puissants tirent des avantages substantiels de la poursuite du programme d’aide et tant que leurs lobbyistes au Congrès justifient le transfert d’argent par la création d’emplois et le soutien à des alliés régionaux, il est peu probable que les flux d’armes et de dollars prennent fin. (Traduction de Pierre-Yves Salingue pour A l’Encontre)

______

Shana Marshall est chargée de recherche au Crown Center for Middle East Studies à l’Université Brandeis (Etat du Massachusetts). L’article a été publié dans la revue Foreign Policy, 29 février 2012.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*