Les Frères musulmans d’Egypte, en chute libre, perdent dans un jeu à somme nulle

Hassan al-Banna
Hassan al-Banna

Par Hatem Maher

Hassan al-Banna [1], qui fut encouragé par son zèle religieux et son activisme à fonder les Frères musulmans, il y a plus de 80 ans, est connu pour avoir regretté, au crépuscule d’une existence riche, la déviation du groupe de son cours original en mêlant la religion à la politique.

La puissante formation, «aussi vieille que la Terre», est toutefois toujours parvenue à sortir indemne d’un grand nombre de luttes politiques, laissant une marque indélébile dans l’histoire moderne d’un pays [Egypte] dirigé par une main de fer pendant des siècles.

Plus de 80 ans plus tard, l’ombre du regret d’Al-Banna doit hanter l’un de ses descendants idéologiques: le guide suprême de la Confrérie, Mohamed Badie.

Les détracteurs de la Confrérie sont convaincus que le groupe à conduit la politique dans un véritable désordre lorsqu’elle parvint au sommet du pouvoir, après avoir été forcée d’entrer dans la clandestinité, sujet des tactiques oppressives pendant des décennies – tout d’abord par le roi Farouk (le dernier membre de la dynastie de Mohamed Ali [avant dernier roi d’Egypte, qui régna entre 1936 avant d’être contraint à l’abdication en 1952 lors du coup des Officiers libres], puis par trois autocrates militaires [successivement Nasser, Sadate et Moubarak].

Des critiques affirment que la déposition de Mohamed Morsi – le premier président d’Egypte issu d’une élection libre, qui est membre de la Confrérie – est un produit naturel de la prestation désastreuse de la formation [islamiste] au cours de la première année de ce qui aurait dû être un mandat de quatre ans, si ce n’est huit.

Ainsi que le déclare à Ahram Online le professeur Khaled Fahmy, qui est à la tête du département d’histoire de l’Université américaine du Caire: «Le principal problème des Frères musulmans était qu’ils adoptaient toujours la posture de la victime après avoir disposé du contrôle du pays. Après être entrés au gouvernement, ils ne parvinrent pas à modifier cet état d’esprit.» 

Fahmy ajoute qu’«ils ne purent établir des relations de coopération et de coexistence ni avec des factions islamistes associées, ni avec d’autres qui non-islamistes. Ils étaient méfiants de quiconque élevait des objections vis-à-vis de leurs politiques.» 

Saïd Qotb en prison
Saïd Qotb en prison

Les faucons de la Confrérie

La rigidité des Frères musulmans – qui les amena à revenir sur une poignée de promesses qu’ils firent à l’opposition lorsque Morsi battit aux élections Ahmed Shafik, ministre de l’époque de Moubarak, et devint le premier président librement élu d’Egypte l’année dernière [avec des positions importantes, premier et deuxième rangs, dans certaines villes au nassériste Hamdeen Sabahi] – tient en partie à l’état d’esprit vieux style adopté par les dirigeants influents de la formation.

Les gros bras de la Confrérie sont des partisans de Saïd Qotb [poète, essayiste puis dirigeant des Frères], feu dirigeant de la formation. Il fut exécuté [pendu] en 1966 après avoir été accusé de comploter en vue de renverser le régime de l’ancien président, Gamal Abdel-Nasser. Ce dernier réprima les islamistes lorsqu’il était au pouvoir.

Qotb était accusé par ses critiques d’épouser des positions dures au sujet de la nécessité d’adopter la loi islamique de la charia ainsi qu’en plaidant la résistance contre les «gouvernements infidèles».

Des personnalités plus modérées au sein de la hiérarchie actuelle durent affronter l’opposition des conservateurs, mieux connus sous le nom de «Qotbis». Cette bataille conduit à la démission de deux personnalités dirigeantes avant l’élection de Morsi: l’ancien adjoint du Guide suprême, Mohamed Habib, ainsi qu’à celle d’Abdel-Moneim Abou el-Fotouh, qui fut membre du puissant conseil de guidance.

Le départ de ces deux personnes donna à Badie et à ses camarades le champ libre pour mettre en œuvre leur idéologie inflexible, laquelle rencontra le courroux de l’opposition seulement quelques mois après que Morsi accède au pouvoir.

Abdel-Moneim Abou el-Fotouh, président du syndicat des médecins, en 2012 au World Economic Forum
Abdel-Moneim Abou el-Fotouh, président du syndicat des médecins, en 2012 au World Economic Forum

Fahmy explique que «la Confrérie a parfois sous-estimé l’opposition, elle l’a prise à la légère. Les Frères musulmans imaginaient que des conspirations se tramaient contre eux. Le paysage politique a changé profondément après la révolution de janvier 2011. La Confrérie aurait dû prendre la mesure de cela. Elle aurait dû collaborer avec d’autres factions. C’était la seule façon à leur disposition pour apaiser la colère croissante contre leur pouvoir. Au lieu de cela Morsi a agi comme s’il était le dirigeant de la Confrérie et non le président de l’Egypte, suivant seulement les conseils du conseil de guidance, le groupe faucons suivant l’école de Qotb. Morsi lui-même était l’un de ces faucons. Il faisait partie de ceux qui expulsèrent Abou el-Fotouh.» 

Les opposants à Morsi furent enragés lorsque le président refusa de tenir les promesses qu’il fit lors de ce qui fut largement connu sous le nom de «réunion de l’hôtel Fairmont», qui se déroula peu après qu’il ait été élu. Parmi ces promesses figurait celle de la formation d’un gouvernement de salut national.

Un décret émis par Morsi en novembre de l’année dernière, visant à protéger ses décisions de tout contrôle judiciaire, alimenta encore plus les tensions et déclencha des conflits sans précédent entre les partisans et les opposants du président.

Les activistes politiques descendirent dans les rues à plusieurs reprises pour s’opposer à ce qu’ils percevaient comme l’autoritarisme de Morsi. Ils furent finalement rejoints par de nombreux Egyptiens ordinaires, frustrés par les difficultés économiques.

Par la suite, l’armée égyptienne intervint pour renverser Morsi, affirmant qu’il devait s’incliner devant la «volonté du peuple». Les critiques déclarent toutefois que ce n’était pas la seule raison.

Aucun amour perdu

Certaines institutions d’Etat, en particulier la fameuse police égyptienne, constituaient le levier puissant qu’Hosni Moubarak utilisa pendant 30 ans afin de maintenir les Frères musulmans en respect, emprisonnant ses dirigeants les plus francs et harcelant ses candidats avant chaque «élection» parlementaire.

Il n’existait en apparence aucun affrontement direct entre l’establishment militaire et la Confrérie. Les islamistes se plaignaient toutefois de n’avoir le droit d’étudier dans les facultés militaires.

Abdel Fattah al-Sissi et Mohamed Morsi, le 13 avril 2012, au Caire
Abdel Fattah al-Sissi et Mohamed Morsi, 13 avril 2012, au Caire

L’audacieuse décision de Morsi de renvoyer l’ancien ministre de la défense Hussein Tantaoui, lequel fut le dirigeant de facto de l’Egypte au cours d’une transition tumultueuse vers la démocratie, pour le remplacer par Abdel-Fattah al-Sissi moins de deux mois après avoir pris ses fonctions fut acclamée par les partisans des Frères musulmans comme une avancée gigantesque vers l’affirmation d’un contrôle civil sur une armée semi-autonome. Ce n’était pas exactement le cas.

Selon le journaliste égyptien vétéran Mohamed Hassanein Heikal, la relative lune de miel entre l’armée et la Confrérie arriva à une fin anticipée le mois dernier lorsque Morsi, ardent défenseur du soulèvement contre le président syrien Bachar el-Assad, décida de durcir les relations de l’Egypte avec la Syrie sans consulter auparavant Al-Sissi.

Heikal, qui fut en contact régulier avec Al-Sissi au cours de la période qui précéda l’expulsion de Morsi, a déclaré lors d’une interview télévisée que: «le jour de cette conférence sur la Syrie [15 juin], Morsi a téléphoné à Al-Sissi pour l’informer qu’il avait pris la décision de durcir ses rapports avec la Syrie. Ce dernier lui dit qu’une telle décision ne ferait aucune différence dans la situation compliquée que connaissait ce pays, soulignant l’importance de maintenir des relations. Morsi lui dit cependant qu’il avait déjà pris sa décision et qu’il souhaitait uniquement informer Al-Sissi.»

Alors qu’il n’y avait aucun amour entre la police et l’armée, d’un côté, et la Confrérie, de l’autre, les appels à manifester contre Morsi – pour le premier anniversaire de son arrivée au pouvoir – donna aux directions sécuritaires une occasion en or de devenir une épine dans le pied d’une Confrérie en décomposition.

Shadi Hamid, directeur de recherche au Brookings Doha Centre, écrit qu’au «lieu que Morsi occupe l’Etat, les institutions étatiques restèrent assez autonomes et rejetèrent efficacement le président. Morsi était incompétent, coincé dans une bulle, mais la force de “l’Etat” pose des questions au sujet de savoir si un quelconque gouvernement est en mesure de mener de réelles réformes institutionnelles.»

Défi existentiel

Que la Confrérie retourne ou non dans le champ la mêlée politique est une chose qui devra se vérifier. Leur acharnement vis-à-vis d’une armée aussi déterminée qu’eux peut toutefois avoir un effet inverse au moment où il a provoqué un torrent de colère sans précédent parmi des millions d’Egyptiens.

Mohamed Badie, trois jours avant son ordre d'arrestation le 10 juillet 2013
Mohamed Badie, trois jours avant son ordre
d’arrestation le 10 juillet 2013

Un sit-in illimité dans un quartier suburbain du Caire conjugué à des batailles de rues récurrentes entre les partisans des Frères musulmans et ses opposants – qui a fait plus de 100 morts depuis le 30 juin – laisse penser que la formation islamiste n’a pas la volonté de céder dans un avenir proche.

Un affrontement sanglant entre l’armée et des manifestants pro-Morsi près de l’enceinte de la Garde républicaine au Caire a fait plus de 50 morts lundi [8 juillet], réveillant le spectre d’un conflit plus ample dans un pays luttant pour rétablir l’ordre.

Les autorités, de leur côté, ont décrété l’arrestation de certains dirigeants influents de la Confrérie, parmi lesquels l’adjoint du Guide suprême (Badie), Khairat al-Chater (l’homme détenteur d’un capital important), ainsi que le chef du bras politique de la formation, Saad el-Katatni.

Fahmy conclu: «Les Frères musulmans font face à un défi existentiel sérieux. Ils peuvent soit adopter une attitude critique et se demander ce qui s’est mal passé ou blâmer les autres forces politiques ainsi que l’ensemble du système démocratique de leurs propres défauts.» (Article publié le 10 juillet 2013 sur ahramonline. Traduction A l’Encontre.)

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[1] Hassan al-Banna, 1906-1949, assassiné en 1949. Son père était horloger; ce dernier étudie à l’Université al-Ahzar. Hassan al-Banna – aîné de cinq frères – est formé à l’horlogerie et à la reliure, puis il devient instituteur, formé à l’école normale du Caire; à 27 ans il est nommé instituteur à Ismâ’îliyya. En 1928, il fonde l ‘association des Frères musulmans et est un prédicateur dans les lieux populaires. En 1933, il forme l’association des Sœurs musulmanes; une année auparavant, il avait déplacé le centre des Frères musulmans au Caire où, dès lors, il enseignait. Il crée des écoles, des bibliothèques, des dispensaires, des institutions de charité. En 1948, la Confrérie réunit 2 millions de membres; la monarchie s’en inquiète. Des assassinats de dirigeants politiques ont lieu; ils sont attribués aux Fères. Sur ordre de Farouk 1er, Hassan al-Banna est assassiné en février 1949. Son gendre, Saïd Ramadan, poursuit sur la base de son «œuvre» fondée sur des enseignements pratiques «étayés» sur des interprétations du Coran, interprétations couvrant toutes les strates de la vie sociale et personnelle. (Rédaction A l’Encontre)

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