La révolution égyptienne se poursuit…

Entretien avec Hossam el-Hamalawy

Hossam el-Hamalawy

Hossam el-Hamalawy est un important journaliste, photographe et militant socialiste égyptien établi au Caire. Il anime un blog très lu: 3arabawy [http://www.arabawy.org/]. Il est très impliqué dans l’organisation des Socialistes Révolutionnaires, le Centre pour les études socialistes. J’ai eu l’heureuse possibilité de discuter avec lui de ses vues sur l’état actuel de la révolution égyptienne à la suite de la dernière révolte, en novembre, sur la place Tahrir. Cette révolte fut sans doute la plus dure et la plus importante de la résistance populaire au pouvoir du régime militaire en place depuis que le soulèvement du 25 janvier renversa l’ancien président Hosni Moubarak il y a quelque dix mois.

 

Ali Mustafa: Les premières élections parlementaires de l’ère post-Moubarak ont été organisées dans un contexte d’affrontements meurtriers entre les forces de sécurité et les manifestant·e·s dans et autour de la Place Tahrir. Ils ont laissé au moins 42 personnes tuées et plus de 3000 blessées. Qu’est-ce qui a été précisément à l’origine de cette récente flambée de violence et comment penses-tu que ce contexte affecte la légitimité d’ensemble des élections?

Hossam el-Hamalawy: Les éléments déclencheurs de ce soulèvement sont les mêmes que ceux qui ont provoqué l’insurrection de janvier 2011. Il n’y a pas beaucoup de choses qui ont changé ces derniers mois. Dès lors, les conditions objectives pour la révolte étaient toujours présentes; tout ce dont nous avions besoin était d’un déclencheur, quelque chose qui arrive et qui enflamme tout à nouveau. Nous avons déjà eu cela avant. Ce n’est pas la première fois que nous avons ce type d’affrontements. Nous les avons eus les 28 et 29 juin, et le déclencheur principal est toujours la brutalité policière. La brutalité policière ne disparaîtra pas de si vite, parce que le ministère de l’Intérieur est toujours tel qu’il a été, que le régime est toujours ce qu’il a été. Ce soulèvement ne va pas durer éternellement et il s’effiloche à l’heure où nous parlons. Mais je crois que cela ne sera pas le dernier. Il y aura encore d’autres soulèvements dans le futur.

Comment cela a-t-il affecté la légitimité des élections ? Car il est certain qu’elle l’a été. J’avais pris position, avant même ce soulèvement, pour le boycott des prochaines élections parce qu’elles se tenaient alors que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) est toujours au pouvoir. Vous ne pouvez pas avoir des élections régulières alors que les généraux de Moubarak sont en train de les organiser ou lorsque l’armée, en concertation avec la police, venait juste de massacrer des gens sur les places Tahrir et Maspero [sur cette place, le 9 octobre dernier, des blindés de l’armée foncèrent sur une manifestation de Coptes, faisant au moins 27 morts et plus de 300 blessés]. Ils ne furent même pas tenus pour responsables de cela et ils sont supposés être en charge de la supervision de l’ensemble du processus [électoral]?

Plus important : il ne s’agit pas de savoir pour quels candidats à ce parlement inepte vous votez. Mon argument était que même si vous élisiez 100% de Socialistes Révolutionnaires au parlement – laissez de côté les Salafistes ou les Ikhwan [les Frères Musulmans] – vous ne serez pas même en mesure d’atteindre les objectifs de la révolution. Si vous placiez aujourd’hui un prophète ou un saint au poste de Premier Ministre, il serait toujours une marionnette dans les mains du CSFA. Si vous élisiez actuellement un président, alors que la situation est celle que nous connaissons, il serait aussi une marionnette dans les mains du CSFA. Le CSFA a adopté un modèle du même type que l’ancien modèle turc. Celui-ci se caractérisait par un peuple ayant le pouvoir d’élire, élisant des politiciens civils en costume et avec un gouvernement civil, mais avec des lignes rouges, précises, qui ne pouvaient pas être franchies; car si elles l’étaient, vous receviez un coup de fil de l’armée – ou vous aviez un coup d’Etat.

A la différence d’autres militants qui vous diront que le CSFA ne souhaite jamais quitter le pouvoir et qu’il veut y rester pour toujours, je suis sincèrement convaincu qu’il veut le quitter. Mais, les militaires retourneront vers leurs casernes une fois qu’ils seront certains qu’ils pourront conserver leurs privilèges, leur indépendance, leur immunité face au gouvernement et leur contrôle sur les budgets de l’armée afin d’être certains qu’ils ne seront pas affaiblis. Pourquoi voudriez-vous vous encombrer de la gestion des affaires courantes du pays alors que vous pouvez y placer vos propres marionnettes pour s’en occuper et conserver vos prérogatives? Ainsi, en fait, les personnes qui tenaient le plus ardemment à ces élections étaient les membres du CSFA! Tout le contraire de ces théories du complot que l’on entend et qui disent que les militaires sont à l’origine de cette violence afin de pouvoir repousser les élections. Non! Ils voulaient ces élections !

Ali Mustafa: De nombreuses comparaisons ont été établies entre le soulèvement récent et celui du 25 janvier. Quelles sont les similitudes et les différences les plus importantes qui méritent d’être soulignées entre novembre et janvier?

Hossam el-Hamalawy: Au cours des deux premiers jours de ce soulèvement, je faisais posément un parallèle avec les 28 et 29 juin. Mais lorsque le soulèvement arriva à son troisième jour, je me suis vraiment souvenu de janvier. Le degré de violence dans les affrontements avec la police était sans précédent depuis cette époque. On peut faire des analogies avec ce qui s’est passé en janvier. D’abord parce que la brutalité policière était à l’origine du soulèvement, mais aussi parce qu’il y a des similitudes dans les tactiques de l’occupation de la Place et même dans la répétition des mêmes batailles dans la rue Mohamad Mahmoud [près du ministère de l’Intérieur]. C’est dans cette rue s’est produit, le 29 janvier, un massacre, au lendemain du «Vendredi de la colère». Mais il y a, bien sûr, des différences. Contrairement à janvier où la participation au soulèvement était très élevée, cette fois-ci toutes les couches de la population n’y prirent pas part.

L’autre différence qualitative majeure est qu’alors on se révoltait contre Moubarak. Maintenant on se révolte contre ses propres généraux d’armée. C’est un progrès. Cela signifie que nous avons parcouru un long chemin. En février ou mars, si quelqu’un avait scandé des slogans contre les généraux dans une manifestation, il aurait été lynché par les gens eux-mêmes, pas par la police militaire. Je dis bien par les gens. Beaucoup de personnes croyaient dans les mensonges et la propagande selon lesquels l’armée, à cette époque, protégeait la révolution ou que la Place Tahrir était la cause de toute l’instabilité. Mais, dix mois plus tard, lorsqu’on voit un soulèvement d’une telle ampleur, axé principalement contre l’armée et avec une forte occupation qui a duré plusieurs jours avec l’unique revendication de jeter en prison les généraux, alors on peut comprendre que l’on a parcouru un long chemin en termes de conscience par le peuple.

Certes, le soulèvement s’est terminé par une défaite: les généraux tiennent toujours les rênes du pays. Mais ce ne sera pas le dernier soulèvement. Nous aurons, je pense, au moins, pour trois à six ans de flux et de reflux, de batailles qui s’achèveront par des victoires et d’autres par des défaites. Mais je suis en général optimiste. Je ne suis pas pessimiste à ce sujet.

Ali Mustafa: L’armée égyptienne, dirigée par le CSFA, est une institution centrale dans le pays depuis maintenant plusieurs décennies. Comment décrirais-tu la place de l’armée dans les sphères politiques, économiques et sociales de l’Egypte? Quelle est la base historique du profond soutien dont elle jouit encore auprès de nombreux Egyptiens ordinaires?

Hossam el-Hamalawy: Le discours selon lequel l’armée est la plus populaire des institutions en Egypte est un mensonge complet. Comment peut-on le juger, le mesurer? Lors de la conscription, est-ce que l’on voit des centaines de milliers de jeunes égyptiens courant et affluant vers les camps militaires afin de s’enrôler? Non, tout le monde essaie de soudoyer les recruteurs ou d’éviter le recrutement. C’est cela le baromètre réel: quel est le comportement des Egyptiens lors des conscriptions ?

L’armée est l’institution à la tête du pays depuis 1952. Tous les présidents en sont issus. Beaucoup de ministres étaient aussi des généraux. Beaucoup de gouverneurs viennent également des milieux similaires. De nombreux PDG du secteur public sont des militaires à la retraite qui ont obtenu ces postes à titre de récompense après qu’ils ont pris leur retraite. Par conséquent, l’armée est complètement encastrée dans notre vie civile. Elle contrôle entre 25 et 40% de notre économie. Vous ne pouvez obtenir de statistiques précises à ce sujet, car l’armée a tiré un grand rideau de fer autour de ses activités au cours des dernières décennies. Le CSFA reçoit 1,3 milliard de dollars chaque année des contribuables américains et l’armée est le second bénéficiaire de l’aide étrangère américaine, juste après Israël.

De nombreux Egyptiens – ou de larges couches de la population égyptienne – ont soutenu l’armée en février, mars, avril et jusqu’à l’été pour plusieurs raisons: nombre d’entre eux croyaient dans les mensonges de l’armée qui disaient qu’elle protégeait la révolution. D’autres craignaient l’insécurité. Mettons-nous seulement dans la peau du citoyen égyptien ordinaire qui n’est pas politisé, qui vit simplement sa vie et qui, subitement, fait face à un effondrement de tout autour de lui et, cela, alors qu’il n’y pas d’alternative claire. Pour beaucoup d’Egyptiens, l’armée, comme la propagande le disait, était la seule institution encore debout en Egypte. Si l’armée s’effondrait, Israël envahirait l’Egypte ou l’Egypte elle-même s’effondrerait. En fait, l’armée est en train de jouer la même carte de l’anarchie que Moubarak, disant que si l’armée se retire l’anarchie reprendra partout. Enfin, le peuple était épuisé. Au sens propre du terme, tout le monde était épuisé. Nous sortions d’une insurrection de 18 jours dans laquelle tant de personnes sont mortes – c’était épuisant de garder la Place Tahrir et toutes les autres places occupées, contrôlées lors de ce vaste mouvement. Tout le monde avait besoin de reprendre son souffle un instant. J’attribuerai à ces raisons le soutien que l’armée a reçu.

Maintenant, il est clair que l’armée ne protégeait pas la révolution. La seule raison pour laquelle l’armée n’a pas fait feu sur les manifestant·e·s sur la Place Tahrir et ailleurs c’est qu’il y avait deux armées. Celle des généraux et celles des pauvres conscrits et jeunes officiers qui partagent les mêmes conditions et difficultés que tous les autres Egyptiens. Les généraux ont bien compris que s’ils avaient donné l’ordre aux chars d’assaut de nous tirer dessus, avec leurs canons, sur la Place Tahrir, cette armée se serait effondrée. Il y aurait eu une mutinerie ou des refus d’obtempérer aux ordres. Par conséquent, les généraux espéraient qu’en restant neutres ils laisseraient le temps à la canaille de venir à bout du soulèvement. Comme cela s’est passé lors de la «bataille des chameaux» [allusion au mercredi 2 février, lorsque la police s’est retirée et que les prisons ont été ouvertes pour laisser des prisonniers de droit commun et des personnes payées par le régime aller casser, avec une brutalité inouïe, les manifestations]. L’armée a désormais perdu tout crédit au cours des derniers mois. Le peuple égyptien n’est pas idiot! Il pense ainsi: oui, j’ai pu soutenir l’armée, mais si je vois qu’elle ne se retire pas et que ma propre vie est aussi mauvaise qu’elle l’était ou même qu’elle est devenue pire qu’avant la révolution, je perdrai mes illusions après quelque temps. Dès lors, je dirai que nous sommes dans une situation meilleure, pour ce qui a trait à la conscience des gens, que celle que nous avions en février.

Ali Mustafa : On s’attend à ce que le Parti de la justice et de la liberté (PJL) des Frères Musulmans réalise de bons scores lors des élections, plus encore que l’on pouvait le penser initialement. Cela notamment du fait que beaucoup de gens ont décidé de s’abstenir ou de boycotter le vote. Quel est le rôle, selon toi, que les Frères Musulmans sont en train de jouer maintenant dans la révolution et comment cela contraste-t-il avec la période de janvier et février?

Hossam el-Hamalawy: Leur rôle n’est pas différent de celui qui a été le leur en janvier et février. Souvenons-nous que la direction des Frères n’a pas soutenu l’insurrection durant ces trois premiers jours. Ils ne le firent que lors du «Vendredi de la colère», le 28 janvier, lorsqu’il devint clair que – avec leur soutien ou sans leur soutien – il y aurait de toute façon un soulèvement. Mais leurs jeunesses y ont pris part dès le départ, dès le premier jour ; ou au moins des fractions de leurs jeunesses [organisées]. Les prouesses qu’ils réalisèrent sur la Place Tahrir et ailleurs, lors des 18 jours, n’étaient pas différentes d’aujourd’hui. Les jeunes ont joué un rôle héroïque dans les heurts et batailles avec la police dans la défense de la Place et nombreux en furent des martyrs. Mais la direction des Frères essayait toujours de réaliser des compromis durant les 18 jours de l’insurrection.

Depuis la chute de Moubarak, le 11 février 2011, leur direction n’a appuyé aucune des manifestations qui se sont déroulées durant les derniers mois, à l’exception de trois: une manifestation célébrant le renversement de Moubarak, qui s’est tenue une semaine plus tard ; celle du 29 juillet et la dernière, le 18 novembre. Ce sont les trois seules manifestations que les Frères ont soutenues. Mais les jeunes membres ont pris par à nos manifestations et il y a des personnes qui sont en train de démissionner et de perdre leurs illusions. Par conséquent, bien que la direction des Frères soit réactionnaire et contre-révolutionnaire, leurs jeunesses, c’est une autre affaire. C’est la raison pour laquelle j’essaye, ainsi que d’autres personnes de la gauche laïque, de miser sur le fait que si cette radicalisation se poursuit, il y aura d’autres divisions au sein de l’Ikhwan, ainsi que d’autres groupes religieux.

Ali Mustafa : Actuellement, les Egyptiens sont présentés comme étant pris entre le marteau des «islamistes» et l’enclume de la dictature militaire du CSFA, comme s’il n’existait pas d’autres options possibles pour l’Egypte que celles-ci. Quel rôle penses-tu que les libéraux, les masses laborieuses aussi bien que les radicaux devraient jouer dans cette phase critique de la révolution?

Hossam el-Hamalawy: C’est le même scénario que Moubarak essayait de proposer lorsqu’il était au pouvoir, on le connaît: c’est moi ou ces «monstres» barbus; c’est moi ou l’anarchie. Politiquement, lorsqu’on y songe, en termes d’élections, cela peut être le cas – vous élisiez soit le Parti national démocratique [le parti de Moubarak] soit les «islamistes» – mais je parle ici de la politique sur le terrain. Non, il y a d’autres alternatives. La gauche révolutionnaire a fait des gains, des gains massifs, entre janvier et aujourd’hui en termes de croissance, d’étendue de son influence et de sa présence physique sur le terrain. Notre intervention lors de grèves et d’actions sur les entreprises devient vraiment plus mûre et mieux organisée qu’auparavant. Lors du soulèvement en cours, en tant qu’adhérents aux Socialistes Révolutionnaires, je puis dire que mon groupe a joué un rôle bien mieux organisé et effectif que lors des premiers jours du soulèvement de janvier, alors que nous étions tous pris de cours. Cette fois-ci notre intervention était plus rapide, beaucoup plus rapide.

Pour ce qui concerne les libéraux, c’est une histoire tout à fait différente. Les libéraux sont divisés. Il y a des gens comme Naguib Sawiris, le Rockefeller égyptien [1], qui était un allié proche de Moubarak et qui dirige maintenant le Parti des Egyptiens libres. Selon un infâme entretien accordé à Bloomberg l’été dernier, lorsqu’on l’interrogeait sur les raisons qui l’avaient amené à lancer ce parti, il répondit que c’était en raison de la prédominance des idées socialistes au sein de la jeunesse. Il ne mentionna ni les Salafistes, ni les Ikhwanis. C’est un homme d’affaires qui sait fort bien où se situent ses propres intérêts.

Il y a toutefois un problème de terminologie parce que nombre de ces libéraux, de ces personnes qui se définissent elles-mêmes comme libérales, sont en fait des radicaux de gauche, mais qui ne le savent pas – de la même manière où de nombreux « gauchistes » que je considère comme étant libéraux et qui n’ont rien à voir avec la gauche.

Mais je suis convaincu que les grèves et les actions dans le secteur industriel qui vont se développer dans les prochains mois seront encore plus militantes que jusqu’ici. Pourquoi ? Parce que le CSFA est parvenu à augmenter les attentes des travailleurs envers le nouveau parlement : vous nous avez dit d’arrêter nos manifestations ; vous nous avez dit de stopper les grèves ; vous nous avez dit que Tahrir était une mauvaise chose ; vous nous avez dit d’attendre tout ce temps et que nous obtiendrons alors un gouvernement civil qui résoudra miraculeusement l’ensemble de nos problèmes. Fort bien : nous avons notre gouvernement civil mais il ne peut rien faire ! Ceci va provoquer, j’en suis convaincu, une vague de renouveau des grèves et des actions collectives dans le secteur industriel.

Ali Mustafa: Peux-tu nous donner un aperçu des différents partis, groupes et coalitions de gauche qui se sont constitués depuis la révolution du 25 janvier ? Quelle est ton opinion sur les progrès réalisés sur le front des organisations politiques par rapport au niveau des résistances populaires sur le terrain?

Hossam el-Hamalawy: L’éventail des organisations de la gauche est assurément plus vaste qu’il l’était avant le 25 janvier. A gauche, se trouve maintenant l’Alliance populaire socialiste qui est un rassemblement de plusieurs groupes de gauche [2]. Il y a nous, les Socialistes Révolutionnaires, qui représentent le plus important groupe au sein de la gauche radicale égyptienne.

Il y a aussi le Parti démocratique des travailleurs, dont les Socialistes Révolutionnaires constituent une partie et y contribuent à sa construction (mais il ne s’agit pas de notre parti, tel qu’on le dit souvent). Le Parti communiste égyptien a récemment été relancé. Il est apparu en public lors du 1er mai avec des drapeaux rouges, mais je sais qu’ils sont face à des problèmes parce que nous sommes en train de gagner nombre de leurs jeunes… Il y a aussi le Parti socialiste égyptien, lancé par certaines figures de la génération militante étudiante des années 1970. Enfin, il y a le Parti social-démocrate égyptien. Il s’agit donc plus d’une mosaïque, d’une mosaïque qui le devient plus, si l’on peut utiliser cette formule.

On trouvera toujours certaines personnes qui verseront des larmes sur le manque d’unité au sein de la gauche. Mais, tu sais, je n’en ai vraiment rien à faire à ce sujet. Pourquoi? Parce que nous avons 85 millions d’habitant·e·s qui ont vécu sous un couvercle pendant très longtemps; une fois que l’on soulève ce couvercle, il est tout à fait normal que tout le monde souhaite sortir, que les gens commencent à former des groupes et peut-être que ces groupes fusionneront ou même qu’ils scissionneront ou qu’ils se transformeront en quelque chose de plus vaste. Ce n’est pas comme au Canada [l’entretien a été publié au Canada] où, lorsque tu vas à n’importe quel événement militant tu trouveras des stands de douze groupuscules gauchistes. Oui, on pourrait se moquer d’eux et dire que ce groupuscule réunit sans doute trois personnes dans tout le Canada, mais c’est un microcosme. Si on a 85 millions d’habitant·e·s, pourquoi n’aurait-on pas 12 partis socialistes différents? Bien sûr que c’est possible !

Ali Mustafa: Et pour ce qui touche aux relations entre les organisations politiques et la résistance populaire?

Hossam el-Hamalawy: Ce serait un pur mensonge que d’essayer de prétendre que les forces socialistes qui existent en ce moment, y compris nous, sont en train de diriger la vague de grèves ou la résistance populaire sur le terrain.

Nous sommes véritablement en présence de la plus grande vague de grèves que le pays a connue depuis 1946. Cette vague de grèves, qui se poursuit depuis décembre 2006 jusqu’à aujourd’hui, est la plus durable, la plus forte et la plus soutenue de notre histoire depuis 1946. Y compris les mouvements des années 1970 n’étaient pas aussi puissants que celui que nous avons aujourd’hui.

Mais, encore une fois, ces actions se produisent d’une façon largement spontanée et indépendante des groupes militants. Les groupes militants ont une certaine présence dans quelques usines, quelques fabriques, sur certaines places de travail et, enfin, dans des syndicats. Mais, en aucun cas, ils ne  «mènent la danse». Nous ne pouvons pas le prétendre. Le mouvement des travailleuses et des travailleurs est en train de permettre aux masses de faire de grands pas en avant. Elles ont obtenu d’importantes victoires. Que cela soit par des grèves qui ont fait aboutir  leurs revendications. Ou parce qu’elles sont parvenues à «dégager» les anciennes directions syndicales, qui sont associées à l’ancien régime dans de nombreuses entreprises. Des syndicats indépendants ont été formés, dans certains cas, des syndicats corrompus ont été dissous.

Mais, tout cela s’est fait indépendamment des groupes de militants. Ces groupes peuvent avoir une présence dans certains endroits et ils peuvent jouer un rôle héroïque dans les mobilisations, mais je pense que nous aurons un long chemin à parcourir afin de fournir une véritable direction sur le terrain pour la classe laborieuse égyptienne.

Ali Mustafa: Tu es depuis longtemps un militant révolutionnaire ici, en Egypte, et tu as déclaré par le passé que seule une grève générale pourrait renverser le régime militaire une fois pour toute. Peux-tu nous décrire l’état des luttes ouvrières égyptiennes actuellement, en incluant certaines des grèves et actions les plus importantes qui se sont déroulées dans les derniers mois? Enfin, qu’est-ce qui est nécessaire, selon toi, pour encourager les travailleuses et les travailleurs de tous les secteurs à la grève générale dans les conditions présentes?

Hossam el-Hamalawy: Lorsque Moubarak est tombé, le 11 février, que la classe moyenne et la plupart des groupes de jeunes étaient plus qu’enthousiastes à lever le campement de la Place Tahrir, que l’on entendait de nombreux appels disant que tout le monde devait retourner au travail et qu’il y avait toute cette propagande nationaliste – du type «construisons une Egypte nouvelle!» ou «Mets 110% de tes efforts dans le travail» – la classe laborieuse ne s’est pas arrêtée.

Un journaliste comme moi peut se permettre de ne pas aller au travail pendant 18 jours et ensuite retrouver sa place où il gagne chaque mois plusieurs milliers de livres égyptiennes. Mais un travailleur des transports publics ne peut véritablement pas suspendre sa grève et rentrer à la maison et dire à ses enfants: «Je vais toujours être payé 189 livres égyptiennes [moins de 30 CHF], après 15 ans d’ancienneté; attendons encore six mois pour que la junte militaire au pouvoir nous donne un gouvernement civil qui va résoudre tous nos problèmes.»

Selon un syndicaliste de mes amis, il y a eu au moins 1500 actions collectives et grèves dans l’industrie rien qu’en février. Ce chiffre est le même que toutes les luttes sur l’ensemble de l’année 2010. Ces luttes se sont poursuivies entre février et mars et ont diminué un peu en avril, mai et juin. Mais, le mois de septembre a probablement été le mois qui a atteint un sommet en termes de grèves, où environ 750’000 égyptiennes prirent part à une grève. C’était principalement dans les transports publics, les enseignant·e·s, les médecins et dans les raffineries de sucre. Je ne mentionne que les  «grands blocs», mais si vous ouvrez le journal durant cette période vous verrez toutes ces grèves spontanées qui ont eu lieu partout.

Nous n’avons pas vu des grèves en solidarité avec Tahrir, lors de ce soulèvement [de novembre], bien qu’il est vrai que la Fédération égyptienne des syndicats indépendants [Egyptian Federation of Independent Trade Unions – EFITU] et certains syndicats indépendants ont soutenu le soulèvement de la Place Tahrir, qu’ils y avaient une présence symbolique et s’y trouvaient avec leurs drapeaux. Mais ils n’ont pas mobilisé à fond. Mon interprétation est que, d’une part, la Fédération indépendante n’est pas encore suffisamment enracinée et donc pas encore susceptible de préparer une grève générale. D’autre part, la classe laborieuse est généralement la dernière classe à se mettre en mouvement. Il est aisé pour des jeunes ou des radicaux de quitter leurs familles ou leurs universités pour un mois, d’aller sur la Place Tahrir et d’y camper. C’est une tout autre chose pour un travailleur qui a quatre enfants et qui travaille de 9 à 17 heures lorsque ce n’est pas de 9 à 19 heures, de mettre sur pied une action de grève. Les travailleurs sont généralement les derniers à bouger, mais lorsqu’ils le font c’est le début de la fin.

Alors que moi et d’autres radicaux espérions que ce soulèvement de novembre pourrait arriver à cette grève si nous faisions en sorte que l’occupation dure un petit peu plus longtemps et que son dynamisme puisse déboucher sur une mise en mouvement de la classe laborieuse, comme en janvier. Bien sûr, une telle chose n’arrivera pas par miracle! Là où nous avions une présence sur des entreprises, nous avons distribué des dizaines de milliers de tracts en soutien à la grève générale, mais, une fois encore, il n’y a pas – encore – une structure nationale en Egypte qui puisse la préparer. Ainsi, si cela arrive, cela sera soit spontané, soit on peut imaginer qu’elle soit déclenchée par quelque chose dont nous ignorons l’origine. Lorsque l’on dit que l’Egypte n’est pas la Tunisie, c’est vrai! La Tunisie avait sa fédération de syndicats [l’UGTT] dont la direction était cooptée, mais dont les structures étaient plutôt saines. Cela signifie donc que lorsque la révolution a éclaté, il y avait une très forte pression sur les syndicats pour qu’ils se mettent en mouvement – et lorsqu’ils bougent, ils peuvent paralyser un pays. Ici en Egypte, une telle structure n’existe pas.

La grève générale va se produire. Je n’ai aucun doute à ce sujet. Quant à savoir quelle en sera l’issue, c’est une autre histoire. Mais la balle est dans notre camp – pouvons-nous pousser vers la gauche ou la droite, c’est ce que nous verrons. En ce moment, il y a de nombreuses et importantes manifestations, principalement à Alexandrie. Demain, au Caire, il y aura une manifestation devant le Conseil d’Etat à Dokki – sur la rue de Gizeh qui s’appelle Magles Al-Dawla – où les travailleurs de deux usines privatisées accompagneront la présentation devant la Cour de leur revendication de la renationalisation de leurs entreprises. De fait, ils l’ont déjà obtenue. C’est un autre problème: même lorsque vous avez une grève qui parvient à la satisfaction de ses revendications, cela ne veut jamais dire que le gouvernement va réaliser ses promesses. Il suffit pour s’en convaincre de prendre au hasard le nom de l’une des entreprises qui est maintenant en grève et je te dirai qu’ils sont en grève depuis 2009, voire même 2007!

Ali Mustafa: En raison de l’instabilité, de l’incertitude et de l’agitation croissantes que connaît le pays ces derniers mois, il apparaît que la Place Tahrir devient de plus en plus éloignée du reste de la société d’une façon qui n’existait pas lors des premiers jours de la révolution égyptienne. Quelle est la signification de tout cela, selon toi, pour l’avenir de la Place Tahrir, comme « centre nerveux » de la révolution?

Hossam el-Hamalawy: Je pense que ce que tu dis est un peu exagéré. La Place Tahrir est bel et bien le symbole de cette révolution, mais nous ne devons pas tomber dans le piège de considérer Tahrir comme un baromètre de la progression ou de la régression de la révolution. C’est ce que nous avons dit aux militants qui se sont démoralisés ces derniers mois. Par exemple, tu peux appeler à une «manifestation de 1 million» sur la Place Tahrir pour dénoncer les tribunaux militaires et te retrouver à seulement quelques centaines. Après, tu es démoralisé. Pourtant, au même moment, le même mois, 750’000 Egyptiens se mettent en grève et, dans les faits, détruisent la loi d’urgence. Même s’ils ne sont pas venus à ta manifestation sur la Place Tahrir, ils brisent effectivement la loi d’urgence.

Je me suis trouvé dans des situations où, par exemple, alors que j’étais dans un taxi et que durant tout le trajet le chauffeur crachait sur les gens se trouvant sur la Place Tahrir, il m’a cependant déposé avant ma destination finale pour rejoindre un sit-in avec d’autres chauffeurs de taxi devant le Ministère des finances, ici à Nasr City. Oui, les travailleurs ne sont pas présents sur la Place Tahrir, mais ils sont deux pâtés de maisons plus loin, devant le bâtiment du gouvernement, bloquant la rue et défiant la police militaire – l’affrontant même, en certaines occasions – pour revendiquer leurs propres droits. La Place Tahrir sera toujours là. Elle sera à nouveau le centre de l’attention, comme en janvier, à l’0ccasion d’un moment dans le futur. Quand? Je n’en sais rien. Mais l’envergure de la révolution est bien plus ample que la seule place Tahrir.

Pour moi, ce qui arrive sur les campus universitaires et sur les places de travail est même beaucoup plus important que Tahrir. Si tu étais un travailleur de Mahalla [ville où sont implantées d’importantes usines textiles, qui furent le théâtre de grèves importantes depuis 2006], je te dirai: «Qu’es-tu donc en train de faire avec moi sur la Place? Rentre dans ton usine et essaie de dégager le PND et les agents de sécurité qui s’y trouvent. Essaie de prendre ton usine et autogère-là!»

Ali Mustafa: Selon toi, quels sont les défis les plus importants auxquels est aujourd’hui confrontée la révolution égyptienne?

Hossam el-Hamalawy: Le premier grand défi politique est que ce sont toujours les généraux de Moubarak qui sont aux commandes. Cela signifie, en réalité, que le régime est toujours bel et bien vivant. Le second défi politique est celui des opposants: nous ne sommes pas suffisamment organisés. Nous manquons encore d’une structure nationale capable de mobiliser et de préparer à une grève générale lorsque cela sera nécessaire. Ce que nous pouvons toujours faire dans ces situations, c’est d’appeler à une manifestation. Mais nous ne pouvons jamais prévoir si elle sera grande ou petite. Le plus grand défi pour nous réside dans la construction d’un parti politique révolutionnaire de masse, ou appelons cela un réseau ou quoique ce soit d’autre, quelque chose qui reliera, ensemble, les places de travail, les campus universitaires et Tahrir.

Ali Mustafa: En conclusion, alors que le mouvement global Occupy est en croissance rapide en Amérique du Nord et en Europe, largement influencé par l’Egypte et les autres soulèvements dans le monde arabe, quelles sont, selon toi, les principales leçons – positives et négatives – que les militant·e·s et les gens ordinaires engagés dans un changement social peuvent retenir de l’expérience de la révolution égyptienne?

Hossam el-Hamalawy: En fait, il y a une seule leçon: si ce mouvement reste confiné sur les places, il n’obtiendra aucun résultat. Il doit déborder des places vers les lieux de travail et les campus universitaires. Nous n’avons pas renversé Moubarak à Tahrir. Oui, Tahrir a été une bataille, un sit-in et une occupation héroïque, qui restera inscrite dans l’histoire comme l’une des luttes les plus formidables durant ce siècle. Toutefois, en même temps, le régime pouvait rester en place. Moubarak serait resté au pouvoir plus longtemps encore s’il n’en avait été éjecté par la classe laborieuse. Je suis donc très fier de nos camarades, de nos frères et sœurs qui prennent partout part au mouvement Occupy. Mais ils doivent relier leurs luttes à ce qui se passe sur les lieux de travail. S’ils ne s’introduisent pas sur les lieux de travail – ce qui est un défi énorme, je ne suis pas en train de dire que c’est une chose simple – alors ce mouvement va s’éteindre. (Traduction A l’Encontre)

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[1] Naguib Sawiris est né en 1954. Après avoir étudié en Suisse à l’école polytechnique fédérale, il prend la direction d’Orascom, entreprise lancée par son père. Il y développe son département de téléphonie et télécommunication – qui compte 50 millions d’abonnés dans le monde et 20’000 salarié·e·s. Orascom est une entreprise qui est également active dans le bâtiment, le tourisme et les nouvelles technologies et a des visées internationales. (réd).

[2] L’Alliance populaire socialiste (APS) est formée principalement de militants ayant rompu en novembre 2010 avec le parti Tagammou sur la question de la participation aux élections. Le Tagammou était le seul parti de «gauche» autorisé par le pouvoir à participer aux élections. L’APS a participé aux élections parlementaires du 28 novembre dernier dans le cadre d’une coalition portant le nom de Revolution Continues Alliance (RCA). Cette alliance s’est constituée une fois que l’APS et le Parti socialiste égyptien eurent quitté, fin octobre, l’alliance électorale connue sous le nom de Bloc Egyptien composé du Tagammou, du Parti des Egyptiens libres (dont il a été question plus haut) et du Parti social-démocratique égyptien. Ces deux partis reprochèrent au Bloc de comporter des représentants de l’ancien régime. Dans la constitution du RCA, ces deux partis furent rejoints par d’autres organisations dont la Coalition des jeunes pour la révolution et un parti formé de jeunes membres des Frères Musulmans qui rompirent avec cette organisation, le Al-Tayyar Al-Masry?, le Parti du courant égyptien. Le RCA a obtenu, pour l’instant, 4 députés. La plate-forme de l’alliance  se centre sur les questions de la redistribution de la richesse afin de réduire l’écart entre les riches et les pauvres, pour une forme démocratique de gouvernement avec une pleine égalité pour les femmes et les minorités religieuses, une pleine liberté d’expression et de réunion ainsi qu’une politique étrangère rompant avec la dépendance de l’Egypte vis-à-vis des Etats-Uni » (Mostafa Ali, Ahram Online, version anglaise, 2 novembre 2011). (réd).

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