Egypte. Une loi qui agit comme un révélateur

La police disperse des manifestant·e·s au Caire
La police disperse des manifestant·e·s au Caire

Par May Al-Maghrabi

Polémiques, contestations, affrontements, arrestations et morts. Telle est la situation dans le pays depuis la promulgation de la loi sur l’organisation du droit de manifester il y a une semaine.

A peine promulguée, la loi a déclenché une vague de colère parmi les forces politiques et révolutionnaires. Les activistes s’inquiètent qu’il ne s’agisse d’un retour en arrière pour les libertés, alors que les ONG qualifient les restrictions imposées par la loi de «draconiennes».

Les restrictions imposées par la loi n’ont pas tardé à déclencher un tollé parmi les libéraux. Les islamistes qui ne reconnaissent pas la légitimité du nouveau régime ne semblent pas être découragés et poursuivent leurs manifestations violentes.

Déterminée à faire preuve de fermeté, la police est entrée depuis une semaine dans des affrontements quasi quotidiens avec les manifestants libéraux et islamistes. En moins d’une semaine, le bilan des affrontements est déjà lourd avec un mort et plusieurs dizaines de détenus dans les rangs des islamistes et des libéraux. Un étudiant a été tué jeudi 28 novembre lors d’une manifestation islamiste à l’Université du Caire. En réaction, plusieurs unions étudiantes de l’Université du Caire ont décidé de suspendre leurs activités sine die, et 240 professeurs sont entrés en grève. Les enquêtes du Parquet ont prouvé que les cartouches qui ont causé sa mort n’étaient pas du genre utilisé par la police.

Si les Frères musulmans sont visés par cette loi, les mouvements révolutionnaires se sont empressés de la critiquer, conscients que le texte les concerne tout autant. Les mouvements Tamarrod, 6 avril, les Socialistes révolutionnaires, la Coalition des forces révolutionnaires, Non aux procès militaires et Kéfaya ont ainsi rejeté la loi.

Mona Seif
Mona Seif

Mais le gouvernement continue à faire la sourde oreille. Depuis quelques jours, et pour défier la loi, plusieurs manifestations, sans notification préalable du ministère de l’Intérieur, ont lieu. La police est intervenue de manière musclée à coups de canons à eau, de gaz lacrymogène et de matraques, donnant lieu à des scènes rappelant les pratiques répressives de l’Etat policier à l’époque de Moubarak. Une soixantaine d’activistes ont été arrêtés, dont Mona Seif, fondatrice de la campagne «Non aux procès militaires». Elle est accusée de manifester «sans autorisation». Le Parquet a aussi ordonné l’arrestation d’Ahmad Maher et de Alaa Abdel- Fattah, deux figures de proue de la révolution du 25 janvier. Le premier a été libéré alors que Abdel- Fattah reste en détention provisoire. Le procureur a par ailleurs ordonné le placement en garde à vue de 24 activistes accusés de violation de la nouvelle loi.

Divisions parmi des supporters du gouvernement

Les avis divergent sur la teneur et le moment de la mise en vigueur de cette loi. Alors que certains estiment qu’elle permettra de freiner la violence et le chaos qui frappent le pays, d’autres critiquent les restrictions «exagérées» imposées par la loi et redoutent le retour de l’Etat policier. La mise en vigueur de la loi risque de créer une fissure dans le front du 30 juin (ensemble de partis et de mouvements favorables à l’armée).

Plusieurs membres du comité des 50 chargés de réviser la Constitution ont suspendu leur participation aux séances en guise de protestation contre la brutalité policière et l’arrestation des activistes. Le réalisateur Khaled Youssef estime que «soulever la colère des forces politiques et diviser la rue en cette période délicate relèvent de la bêtise politique, surtout après l’unité entre le peuple, l’armée et la police le 30 juin».

Avis partagé par Georges Ishaq, membre du Conseil national des droits de l’homme, qui regrette que les remarques des ONG sur la loi aient été négligées. «Nous ne sommes pas opposés au principe de manifester, mais il faut tenir compte des circonstances exceptionnelles que traverse le pays. Le combat contre le terrorisme bat son plein, les Frères continuent à remettre en question la légitimité de la révolution du 30 juin et les forces politiques sont divisées sur la Constitution. Pourquoi donc mettre le feu aux poudres et créer un nouveau front d’opposition contre le régime avec une loi qui bafoue les libertés publiques?», critique Ishaq. Selon lui, les restrictions imposées par la loi sont «exagérées». Ishaq estime que pour convaincre le peuple de la nécessité d’organiser le droit de manifester, il faut d’abord instaurer un régime démocratique. «Les gens ne manifestent pas pour le plaisir de manifester, mais parce qu’ils ne trouvent pas d’autres moyens pour s’exprimer. Qu’est-ce qui a changé à la vie des Egyptiens après deux révolutions? Y a-t-il des lois pour interdire la torture et lutter contre la corruption », interroge-t-il.

Des réalités que ne nie pas Ahmad Saïd, président du parti des Egyptiens libres. Lui aussi trouve que le moment n’est pas propice pour mettre de l’huile sur le feu. «La loi est provocatrice, et nous traversons une période difficile. En dépit des réserves que j’ai sur la loi, je trouve qu’il ne faut pas poursuivre ce bras de fer qui ne servira que les intérêts des Frères musulmans et entravera la feuille de route, ce qui est justement le but des Frères», affirme Al-Saïd.

«Les acquis de la révolution sont écrasés chaque jour»

Une vingtaine d’organisations de défense des droits de l’homme ont accusé le gouvernement de vouloir revenir sur les acquis de la révolution. Elles réclament que le droit de manifester soit sur une simple notification, sans exiger le consentement du ministère de l’Intérieur. Gamal Eid, président du Réseau arabe pour les droits de l’homme, estime que la loi revient aux méthodes de l’ère Moubarak. «Les abus en cours depuis la mise en vigueur de la loi sont honteux dans un pays censé instaurer un régime démocratique. Les libertés et les acquis de la révolution sont écrasés chaque jour», s’insurge Eid. Il se demande pourquoi sous l’état d’urgence décrété pendant plus de deux mois, le gouvernement n’a rien fait pour arrêter la violence des Frères musulmans. «Maintenant, ils nous demandent de croire que cette loi vise les Frères musulmans », ajoute-t-il.

Il critique l’article 7 qui interdit les grèves et les sit-in, des droits garantis par la Constitution. Il réclame aussi une définition précise de l’expression «atteinte à l’ordre public», qui donne à la police le droit de disperser ou d’interdire une manifestation. Il juge l’article 13 «catastrophique», puisque les policiers sont autorisés à répondre de façon graduée à tout ce qu’ils considèrent être une atteinte à l’ordre public.

Pour sa part, Dalia Ziada, du centre Ibn Khaldoune pour les études démocratiques, craint que cette loi n’exacerbe les tensions. «Les articles du code pénal suffisent pour faire face à la violence», insiste Ziada. Mais pour Bahaa Abou-Chouka, conseiller juridique du parti du néo-Wafd, cette loi réaffirme le droit de l’Etat à organiser les droits constitutionnels. «Ce n’est pas une hérésie d’avoir une loi réglementant les manifestations. Cette loi garantit le droit à l’expression pacifique et l’organise comme c’est le cas dans les pays démocratiques. Le but de ces genres de lois est de faire l’équilibre entre le droit de la personne et celui de la société», conclut-il. Le débat fait rage, mais l’Etat reste déterminé à ne pas faire marche arrière. Le prochain référendum sur la Constitution dira si les révolutionnaires du 30 juin garderont leur unité .

Les articles controversés de la nouvelle loi

• L’article 2 définit les réunions publiques comme étant le regroupement de plus de 10 personnes dans un lieu public. Seuls les meetings électoraux organisés en périodes électorales ne sont pas considérés comme des rassemblements.

• L’article 5 interdit les réunions, les conférences politiques et les manifestations dans les lieux de culte.

• L’article 6 interdit le port des masques visant à dissimuler l’identité de la personne lors d’une manifestation.

• Selon l’article 8, quiconque souhaite organiser un rassemblement ou une manifestation pacifique doit avertir le ministère de l’Intérieur au moins 3 jours à l’avance. Les organisateurs doivent remettre un document écrit indiquant: le trajet précis qu’empruntera le cortège, la nature de la manifestation, son but et les demandes ou les objections qui seront formulées ainsi que l’heure du début et de fin de la manifestation. Les slogans qui seront scandés et la teneur des affiches et pancartes sont également exigés, de même que l’identité complète des organisateurs ainsi que leur adresse personnelle et leurs coordonnées. Les participants sont également tenus de rester sur le lieu validé préalablement par les autorités.

• L’article 10 octroie au ministère de l’Intérieur le droit de reporter, déplacer ou même annuler toute manifestation s’il considère que l’événement constitue «une menace pour la sécurité ou la paix». Les organisateurs peuvent présenter un recours devant la Cour de première instance pour contester l’interdiction de leur manifestation.

• L’article 12 prévoit, en cas de violences de la part des manifestants, une utilisation progressive de la force, allant des avertissements verbaux aux canons à eau en passant par les matraques et les gaz lacrymogènes.

• L’article 13 autorise le ministère de l’Intérieur, en cas d’échec à faire cesser la violence des manifestants par les moyens précédents, d’avoir recours à des tirs d’avertissement, des tirs de carabine et enfin, des balles réelles proportionnellement au danger que représentent les manifestants.

• Tout autre organisateur d’une manifestation non déclarée et non autorisée s’expose à une amende allant de 10’000 à 30’000 L.E. (1310 à 3930 CHF) Et les sanctions prévues se durcissent pour ceux qui porteraient atteinte à l’ordre public et la sécurité comme défini dans l’article 7: 2 à 5 ans de prison et de 50’000 jusqu’à 200’000 L.E. d’amende sont encourus. (Al Ahram, 4 décembre 2013)

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PS. Le 4 décembre 2013, la Cour criminelle du Caire a ordonné la libération des 23 militants arrêtés depuis le 26 novembre pour n’avoir pas respecté la nouvelle loi sur les manifestations. Cette libération s’est faite sous caution. (Rédaction A l’Encontre)

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