Egypte. Quel «affrontement présidentiel»?

Sabahi et Sissi
Sabahi et Sissi

Par Héba Nasreddine

La course à la présidentielle initiée officiellement le 31 mars est désormais lancée. Deux candidats sérieux se font face. D’un côté, le maréchal Abdel-Fattah Al-Sissi, l’homme qui a «sauvé l’Egypte de l’emprise des Frères musulmans». De l’autre, Hamdine Sabahi, l’homme des idéaux révolutionnaires. A quelques semaines du scrutin, prévu fin mai (26-27 mai), chaque camp affûte ses armes.

Les deux hommes ont passé la semaine dernière à collecter les procurations nécessaires à leur candidature. «En l’espace de quelques jours, nous avons collecté plusieurs centaines de milliers de procurations, beaucoup plus que le nombre exigé par la loi. C’est la preuve que le maréchal jouit d’une grande popularité», précise un porte-parole de la campagne d’Al-Sissi. La loi des élections exige 25’000 procurations au minimum pour chaque candidat dans les 27 gouvernorats. Plusieurs groupes et mouvements politiques ont participé à la collecte des procurations en faveur d’Al-Sissi, dont le mouvement Tamarrod (Rébellion) qui avait lancé la contestation contre l’ex-président Mohamed Morsi, le syndicat général des Paysans, le Courant indépendant et d’autres factions politiques. La campagne d’Al-Sissi réunit plusieurs figures de proue du paysage politique égyptien, comme l’ancien candidat à la présidence Amr Moussa [ministre des Affaires étrangères de 1991 à 2001, sous le régime de Moubarak] et le grand journaliste Mohamed Hassanein Heikal [1]

Souvent comparé à l’ancien président Gamal Abdel-Nasser, Al-Sissi se présente comme le «fils de l’institution militaire». Diplômé de l’école militaire, l’homme gravit peu à peu les échelons jusqu’à devenir chef des renseignements militaires en janvier 2010. L’ex-ministre de la Défense ne tiendra ni de meetings électoraux ni de débats télévisés. «Toute sa campagne électorale sera basée sur son passé militaire», explique le politologue Hassan Nafea. Le maréchal se présente en effet comme étant l’homme capable de rétablir la sécurité et restaurer l’ordre en Egypte.

Et depuis quelque temps déjà, il multiplie les déclarations dans ce sens. «La guerre contre le terrorisme se poursuivra sans relâche» [2], disait-il. «Les forces armées s’engagent à assurer la sécurité des Egyptiens. La sécurité de l’Egypte est notre responsabilité», ajoute-t-il.

Nommé ministre de la Défense après l’élection de Mohamed Morsi à la présidence de la République en juin 2012, il se range au côté des contestataires du président islamiste le 3 juillet 2013 et le destitue suite à des manifestations populaires massives réclamant le départ des Frères musulmans. Il est alors perçu comme «le sauveur de l’Egypte , l’homme qui a empêché la guerre civile. «Son intervention contre les Frères lui a donné une grande popularité parmi les Egyptiens. Ce sera son principal atout dans cette campagne de la présidentielle», fait remarquer Hassan Nafea.

Les partisans d’Al-Sissi voient en lui le seul homme capable de sortir l’Egypte de trois années d’instabilité politique, d’insécurité, de crise économique et de terrorisme. Le maréchal dispose aussi de l’appui politique et financier de plusieurs monarchies pétrolières du Golfe, telles que l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et le Koweït. «Le maréchal Al-Sissi peut compter sur l’appui de larges segments de la population égyptienne, surtout au sein de la classe ouvrière et paysanne qui voit en lui l’homme du moment», affirme Nafea.

Mais au sein de la classe politique, il bénéficie surtout de l’appui d’une partie des libéraux, du mouvement Tamarrod, du Front national du salut ainsi que des symboles de l’ancien régime.

«Seuls les jeunes révolutionnaires s’opposent à sa candidature craignant un retour des pratiques et des politiques du régime de Moubarak», confirme Hassan Nafea. Ces derniers voient d’un mauvais œil la promulgation de la récente loi sur les manifestations qui rend obligatoire l’autorisation des autorités pour toute manifestation. Plusieurs activistes et jeunes révolutionnaires ont été arrêtés et condamnés à la prison pour avoir transgressé cette loi.

Les jeunes, une carte importante

Les jeunes sont devenus une carte importante dans le jeu électoral. Représentant plus de 50% des 85 millions d’Egyptiens, ils étaient à la base des révolutions contre Moubarak et Morsi. Ils étaient aussi les grands absents du référendum sur la nouvelle Constitution. Et le maréchal ne veut assurément pas négliger cette importante force électorale. «Sa première décision juste après avoir annoncé sa candidature a été de rencontrer un groupe de jeunes et de représentants de la révolution de 2011 pour apaiser leurs craintes. Il a aussi décidé d’intégrer certains d’entre eux à sa campagne électorale», affirme Mahmoud Karem, coordinateur général de la campagne. Et d’ajouter que les allégations selon lesquelles l’Egypte se dirige vers un pouvoir militaire sont sans fondement.

Face au maréchal, l’ancien candidat à la présidentielle, Hamdine Sabahi, leader du Courant populaire, se présente comme le «candidat de la révolution». Figure de proue de la gauche égyptienne, Sabahi a été un critique des régimes de Sadate et de Moubarak.

Journaliste, député et membre actif du mouvement Kéfaya (Assez!), il rejoint en 2013 la contestation contre le régime de Morsi et prend part avec le Front national du salut, dont il est l’un des fondateurs, aux manifestations contre le régime islamiste qu’il accuse d’autoritarisme et avec qui il rompt tout dialogue. Hamdine Sabahi se réclame de l’héritage de Nasser qui a réprimé les Frères musulmans. Il est allé même jusqu’à déclarer que «la bataille principale est contre les Frères et leurs alliés islamistes. Les feloul [les restes de l’ancien régime] sont maintenant un ennemi secondaire ».

«La carte du candidat civil»

Sabahi prône une politique de justice sociale, dans un système démocratique libre. Il était arrivé en troisième place lors de la présidentielle de 2012, avec 21,1% des voix, soit près de 4,8 millions d’électeurs, contre 23% à Ahmad Chafiq, dernier Premier ministre de Moubarak, et 24% à Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans.

«Sabahi jouera la carte du candidat civil acquis aux idéaux de la révolution», explique Hassan Nafea. Son discours qui frôle parfois la démagogie inquiète pourtant une certaine catégorie de la société comme les hommes d’affaires qui craignent un retour aux politiques de nationalisation. Chose à laquelle Sabahi compte remédier. «Nous avons prévu de rencontrer des représentants du milieu des affaires pour apaiser leurs craintes. Hamdine Sabahi n’est pas contre les hommes d’affaires», explique un porte-parole de sa campagne. L’ancien candidat à la présidentielle compte sur les voix des jeunes révolutionnaires et celles des classes ouvrières et des mouvements gauchistes qui partagent les mêmes idéologies [3].

Pourtant, selon les experts, Hamdine Sabahi fait figure d’outsider dans cette élection. «Ses chances ne sont pas très grandes. Les jeunes révolutionnaires lui reprochent déjà d’avoir soutenu la répression contre les pro-Morsi, et d’avoir appelé l’armée à agir pour faire respecter la volonté du peuple le 30 juin 2013», analyse Nafea.

Mais outre les jeunes et la gauche, les voix islamistes représentent un attrait pour le candidat Sabahi. «Les islamistes vont probablement boycotter le scrutin qui ne représente pour eux aucune crédibilité. Mais une partie des voix islamistes se reportera sur Sabahi», analyse Mohamed Qatari, politologue. D’où les gestes de Sabahi à l’égard des Frères. «Je suis pour une réconciliation politique avec ceux dont les mains ne sont pas tachées de sang. Nous devons les accepter à condition qu’ils reconnaissent leurs erreurs, acceptent la feuille de route et renoncent à la violence», avait déclaré Sabahi. (Al Ahram Hebdo, 16 avril 2014)

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[1] Mohamed Hassanein Heikal est un peu plus qu’un journaliste et écrivain. Certes, il a dirigé durant 17 ans le grand quotidien Al Ahram. Proche et en conflit, parfois, avec le pouvoir, il est un acteur des cercles influents de l’Egypte. Ses deux fils font partie de l’oligarchie financière du pays. Selon le quotidien Le Monde du 3 mars 2012: «Dans ses derniers écrits, Heikal présente sans ambages le “printemps arabe” comme le fruit d’un quadruple complot: européen, américain, israélien et iranien contre l’unité arabe.» De quoi chérir une «stabilité interne». (Rédaction A l’Encontre)

[2] Selon ahramonline du 16 avril 2014, le Conseil national pour les droits humains en Egypte a fait connaître les résultats de sa récente enquête. Elle relève une multiplication d’arrestations arbitraires, de traitements brutaux allant jusqu’à la torture, assez commune, exercés par la police lors des arrestations. De plus, dans les prisons, les conditions sont des plus inacceptables et l’accès aux soins réduit à peu de chose. Selon le quotidien Al-Masry Al-Youm, en date du 18 avril 2014, le Premier ministre par intérim, Adly Mansour, a refusé d’émettre un décret visant à lever des accusations portées contre de jeunes militants. La déclaration fut émise suite à sa rencontre, le mercredi 16 avril, avec des membres du Conseil national pour les droits humains. Réunion qui, selon certaines sources, s’est effectuée en présence, entre autres, du ministre de l’Intérieur. (Rédaction A l’Encontre)

[3] Selon Egypt Independent, la majorité (59,3%) des membres du parti Hiz el-Dostour (le Parti de la Constitution), créé par Mohammed El-Baradei en avril 2012, s’est prononcée pour la candidature de Sabahi. Halla Shukrallah a été nommée à la présidence du parti en février 2014, ce qui en fait la première femme présidente d’une formation politique de ce type en Egypte. (Rédaction A l’Encontre)

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