Egypte: la tutelle militaire affaiblie?

Au centre Morsi, entouré de Hussein Tantaoui (g.) et Sami Anan (dr.)

Par Chérif Alberttim

Le porte-parole du Pentagone, George Little, précisait le 13 août 2012 aux journalistes: «Nous nous attendions à ce que le président Morsi, à un certain moment, organise un changement dans la direction militaire [de l’Egypte], afin de nommer une nouvelle équipe. Les Etats-Unis et le Département de la défense en particulier envisagent de continuer des relations très étroites avec le Conseil suprême des forces armées.» (BBC, 14 août 2012) Little continue ainsi: «Le nouveau ministre de la Défense [égyptien] est quelqu’un que nous connaissons, il vient des rangs du Conseil suprême des forces armées et nous croyons qu’il sera capable de prolonger le partenariat étroit que nous avons avec l’Egypte.» On ne peut pas dire que, contrairement à certains médias, l’effet de surprise a foudroyé le Pentagone et que le président Morsi a agi avec une audace que le Pentagone aurait sous-estimée. Quant à la porte-parole du Département d’Etat des Etats-Unis, Victorial Nuland, elle a de suite insisté, lors de sa conférence de presse, sur l’importance de la collaboration entre «la direction civile et les militaires» pour «avancer vers le but d’une transition démocratique en Egypte». Il faudra un certain temps pour connaître les détails des conciliabules ayant conduit à au remplacement de Tantaoui et à la réorganisation partielle des rapports entre les Frères musulmans et le CSFA. Il est certain que Morsi s’est engagé dans cette opération après avoir obtenu des assurances d’un secteur significatif de l’armée. Cela ne signifie pas que le CSFA ne continue pas à accumuler contre lui une opposition, d’origines diverses, au sein de la population, d’autant plus que les questions socio-économiques sont des plus brûlantes et que les dépenses militaires ainsi que le rôle des militaires dans l’économie sont énormes. Le poids des militaires dans l’économie tend aussi à camoufler les prérogatives économiques restantes de secteurs de l’appareil gouvernemental «non militaire» dans l’économie égyptienne. Enfin, il serait trompeur de réduire les enjeux de la situation socio-politique en Egypte aux dits affrontements entre les Frères musulmans et l’armée, ce qui permet de mettre entre parenthèses divers thèmes d’une grande actualité portant sur les revendications des salarié·e·s, des syndicats indépendants, ainsi que sur le contenu de la nouvelle Constitution, qui est en voie de rédaction par une commission nommée par les militaires. Nous publions ci-dessous une réaction d’un journaliste égyptien plus sceptique que des prises de position des médias occidentaux qui faisaient de ce remaniement un quasi-coup d’Etat des Frères musulmans. (Rédaction A l’Encontre)

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S’il était prévisible que Mohamed Morsi tenterait de réduire l’influence de l’armée, beaucoup parieraient sur un processus qui prendrait des années de compromis et de diplomatie afin d’éviter toute confrontation avec les généraux. Et pourtant, à peine 6 semaines après son entrée en fonction, le chef de l’Etat annonce des changements au sommet de cette institution qui a fourni à l’Egypte tous ses présidents depuis le renversement de la monarchie en 1952.

L’annonce de la mise à la retraite du maréchal à la tête du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA), Hussein Tantaoui, et du «numéro deux» de cette instance, le chef d’état-major Sami Anan, a marqué de manière spectaculaire une volonté du président islamiste de mettre au pas l’appareil militaire avec qui il était en conflit.

Ces remaniements décidés par le premier président civil signifient-ils la fin de six décennies de pouvoir militaire? Certains commentateurs s’interrogent en fait sur la facilité apparente avec laquelle le président Morsi s’est débarrassé des responsables les plus gradés de la hiérarchie militaire, alors que beaucoup s’attendaient à une longue guerre d’usure entre le président et les généraux.

Pour beaucoup d’analystes, la démarche du président a reçu l’aval des généraux moins étoilés, profitant à la fois du récent attentat terroriste perpétré à la frontière [Sinaï], qui a fait perdre à l’armée une partie de son prestige aux yeux de la population, et de la grogne de certains militaires mécontents de voir leur establishment enliser l’armée dans un rôle politique qui ne lui appartient pas. L’attaque, attribuée à des «terroristes», qui a coûté la vie à 16 soldats le 5 août dans le Sinaï, à la lisière d’Israël et de la bande de Gaza, a, quant à elle, mis en lumière de lourdes carences en matière de sécurité aux frontières [1] et a pu aussi plaider pour un remaniement au sein de la direction militaire. «Cette attaque a porté atteinte au prestige du commandement et rendu le terrain propice à des changements», affirme Moustapha Kamel Al-Sayed, professeur de sciences politiques à l’Université américaine du Caire. Morsi avait d’ailleurs, au lendemain de ces événements, déjà limogé le chef des services de renseignements, le général Mourad Mouafi.

Mais l’armée souffrait déjà d’une baisse de sa popularité bien avant cet incident. Pendant la révolution du 25 janvier 2011, la plupart des adversaires de l’ancien régime ont salué la retenue de l’armée, contrairement à la police accusée de nombreuses violences. Mais au fil des mois l’image de l’institution militaire et celle de son chef se sont profondément dégradées dans de larges parties de la population, en particulier chez les jeunes qui avaient lancé le mouvement anti-Moubarak. Mise en cause dans la répression meurtrière de certaines manifestations, l’armée a été notamment accusée de vouloir maintenir ses privilèges politiques et économiques, et de chercher à perpétuer le système répressif hérité du passé. Son ex-chef, le maréchal Tantaoui, fut personnellement conspué ces derniers mois lors de nombreux rassemblements place Tahrir, qui réclamaient avec insistance son départ de la scène politique et même son exécution.

Le président Morsi aurait également bénéficié de rivalités générationnelles et d’un déclin jusqu’à présent bien caché de la «vieille garde» militaire. Des généraux et d’autres officiers de rang plus subalterne pourraient en effet soutenir ces changements, qui devraient permettre l’émergence d’une nouvelle génération à la tête de l’armée. «Ce que nous avons vu ressemble de plus en plus au mélange d’un contre-coup d’Etat civil et d’un coup d’Etat coordonné au sein de l’armée elle-même», avance Chadi Hamid, du centre de réflexion Brookings Doha Center.

Décisions prises en «concertation»

L’absence de toute contestation des derniers remaniements de la part de l’armée laisse présumer qu’un pacte aura été conclu entre le président et les militaires. En effet, le nouveau vice-ministre de la Défense, le général Mohamad Al-Assar, a affirmé que les décisions de Mohamed Morsi avaient été prises en «concertation» avec Hussein Tantaoui et le reste des membres du CSFA. Sur la page Facebook de l’armée, une note indiquait que les remaniements annoncés étaient une passation «naturelle» du leadership à une génération plus jeune. «La responsabilité a été transférée à une nouvelle génération d’Egyptiens qui s’embarqueront dans un nouveau voyage pour la protection de la nation», lit-on sur cette page.

Loin des manchettes enthousiastes, force est de constater que tout a été fait en douceur: les nouveaux dirigeants sont issus de ce même CSFA démonisé et ceux mis à l’écart, notamment le maréchal et son numéro 2, le général Sami Anan, ont reçu les plus hautes décorations égyptiennes. Ils ont été recrutés comme conseillers de la présidence, même s’il s’agit d’une position honorifique. Morsi n’a pas rompu avec la tradition qui consiste à «récompenser» les militaires évincés par des postes lucratifs et prestigieux: le chef de la marine, le vice-amiral Mohab Mamich, prend ainsi la direction de l’organisme chargé du Canal de Suez, le commandant de la défense antiaérienne, Abdel-Aziz Seifeddine, a été placé à la tête de l’Organisation arabe de l’industrie et le chef de l’aviation militaire Réda Mahmoud Hafez a été nommé ministre de la Production militaire.

A défaut d’être «révolutionnaires » les remaniements décidés par Morsi pourraient donc être une démarche aussi pragmatique qu’indispensable pour s’assurer la loyauté de ceux qui lui doivent leur nouveau poste, avant de procéder à tout mouvement ultérieur; une démarche qui fut le fruit d’un accord avec les militaires ou d’un conflit intestin parmi ces derniers. Beaucoup de questions restent sans réponse quant à la teneur de cet accord qui a permis au président islamiste d’obtenir le soutien de l’armée. Mais une chose est sûre, le limogeage des deux hommes forts de l’armée ne signifie pas que cette institution, la plus forte du pays, serait prête à sacrifier aussi docilement ses intérêts et son prestige. La situation étant telle, il serait plus prudent d’approcher la conjoncture comme un simple inversement de rôle dans l’équation éternelle qui oppose les Frères musulmans à l’armée depuis six décennies.

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Cet article est paru dans Al-Ahram Hebdo, 15-21 août 2012

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[1] Selon les accords entre l’Egypte et Israël, la zone C dans laquelle s’est déroulé l’attentat  ne pouvait avoir une présence militaire égyptienne avec des blindés, des hélicoptères, etc. Il en ressort que l’intervention post-attentat de l’armée égyptienne s’est faite et continue avec l’accord exprès d’Israël qui d’ailleurs devait être fort bien renseigné pour intervenir  aussi rapidement contre ceux qui se sont emparés d’un engin de transport de troupes blindé. (Réd. A l’Encontre)

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