Egypte: équilibrisme et nouveau gouvernement

Hicham Qandil, premier ministre

Par Samar Al-Gamal

Il a fallu 32 jours au président Mohamad Morsi pour se doter d’un nouveau gouvernement [le premier de l’ère post-Moubarak], dont la composition reflète un délicat dosage entre indépendants, islamistes proches et personnalités du cabinet sortant, voire de l’ancien régime. Un gouvernement dirigé par un premier ministre Hicham Qandil « fade », qui, comme son cabinet, est loin de satisfaire, au moins les révolutionnaires qui s’étaient ralliés derrière Morsi au second tour de la présidentielle [16-17 juin 2012] à la condition de la formation d’un gouvernement de coalition.

Aux 31 ministères en place, Hicham Qandil [le 1er août 2012] en restaure trois, ceux de la Jeunesse, du Sport et de l’Investissement et en crée un autre pour l’Infrastructure et l’Eau. En chiffres aussi, il fait appel à trois partis, tous islamistes. Le Parti Liberté et Justice, parti des Frères musulmans, obtient la plus grande part avec cinq portefeuilles dont ceux de l’Information et de l’Education. Al-Wassat, formé par des dissidents des Frères, se voit attribuer le portefeuille des Affaires parlementaires, alors qu’Al-Nahda, autre parti formé par d’anciens leaders de la confrérie, s’empare du très important portefeuille de l’Industrie et du Commerce, confié à Hatem Saleh, d’ailleurs éclaboussé par des procès pour monopole.

Le ministre de la Justice, Ahmad Mekki, s’ajoute à ces ministres islamistes formant un total de 8 sur 35 ministères, alors que le parti salafiste Al-Nour, deuxième force derrière les Frères [lors des élections législatives], n’est pas représenté dans le gouvernement de Qandil. Il préfère pour l’instant — en signe de protestation contre sa sous-représentation — rester dans le camp de l’opposition, alors qu’il ciblait dans un premier temps des ministères comme celui des Télécommunications ou du Logement.

Sept ministres du gouvernement sortant conservent leur portefeuille. Le maréchal Hussein Tantaoui reste — sans surprise — à la Défense, après avoir été pendant 20 ans à ce poste sous le régime de Hosni Moubarak. Après la chute de ce dernier, c’est lui qui a pris la tête de la junte militaire assurant la «transition» et provoquant l’ire des révolutionnaires. Mohamad Kamel Amr garde le portefeuille des Affaires étrangères et Momtaz Al-Saïd, celui des Finances, mais celui de l’Intérieur cède sa place à un anti-révolution Ahmad Gamaleddine.

Mais la grande majorité des ministres sont des technocrates ou des hauts fonctionnaires dont certains appartenaient à l’ancien régime, laissant croire une intervention du Conseil suprême des forces armées (CSFA) dans le choix, soit une répartition des portefeuilles entre les hommes de Morsi et ceux de Tantaoui. Ainsi, le ministre du Sport, Al-Amri Farouq, n’est autre qu’un candidat du parti de Moubarak aux législatives de 2010. Celui de l’Investissement, Ossama Saleh, est un ancien assistant du chef de l’ancien régime et proche du fils de Moubarak, Mahmoud Mohieddine, servant aujourd’hui à la Banque mondiale. Le gouverneur de la ville de Kafr Al-Cheikh, Ahmad Zaki Abdine, dont les révolutionnaires réclamaient le départ, est lui honoré par le portefeuille du Développement local.

Deux femmes uniquement

Suivant la ligne de Moubarak aussi, le nouveau gouvernement renferme uniquement deux femmes, toutes deux issues du cabinet sortant et reconduites: ministre aux Affaires sociales, Nagwa Khalil, et pour la Recherche scientifique, Nadia Zakhari. Cette dernière est la seule ministre copte du cabinet, ministre d’Etat d’ailleurs. Or, dans les précédents gouvernements les chrétiens occupaient deux ou trois portefeuilles.

Les grands absents sont les représentants des mouvements révolutionnaires ou encore de la gauche qui étaient à la base de la mobilisation qui a fait chuter Moubarak en février 2011.

Et de l’époque de Moubarak, le président Morsi a gardé la même politique de manque de transparence ou de critères dans le choix de nouveaux ministres, ainsi que l’éviction d’autres; les déclarations de son premier ministre sur des critères basés sur «la compétence» ou «l’expertise» trouvent très peu d’échos. «Nous sommes le gouvernement du peuple. Nous ne représentons pas tel ou tel courant», a-t-il lancé. «Chrétien copte, musulman, salafiste… Nous ne voyons pas cela. Tout ce que nous voyons, ce sont des citoyens égyptiens.» «La période à venir est difficile. Nous sommes tous dans le même bateau.»

Un bateau qui navigue difficilement avec un déficit budgétaire évalué à 135 milliards de L.E. (livre égyptienne) [quelque 20 milliards de CHF]et une dette intérieure de près de 1,8 trillion, outre la dette extérieure.

Le groupe ministériel économique qualifié de «consistant» (voir article ci-dessous) devrait s’efforcer de répondre à ces défis économiques. L’équipe adhère en effet au libéralisme économique et est proche des investisseurs privés. Elle semble peu alignée sur l’une des revendications majeures de la révolution: la justice sociale. Le chef du cabinet affirme pourtant que la mission de son gouvernement «est de réaliser les objectifs de la révolution: pain, liberté, justice sociale». «Nous n’allons pas partir de zéro. Nous allons construire à partir de ce qui a été fait par les gouvernements précédents », a-t-il ajouté.

L’insécurité est également source de préoccupation pour les Egyptiens et à laquelle le gouvernement devrait répondre rapidement, surtout qu’il n’est pas en place pour longtemps. Il ne serait que transitoire jusqu’à l’adoption de la nouvelle Constitution d’ici à cinq mois, au maximum.

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Un groupe économique très libéral

Par Marwa Hussein, Ahmed Feteha et Bassem Aboul-Abass

Le groupe ministériel économique se compose de trois anciens hauts fonctionnaires de l’ère Moubarak: le ministre des Finances, celui de la Planification et de la Coopération internationale, et le ministre de l’Investissement. A quoi s’ajoute le ministre du Commerce et de l’Industrie, haut responsable exécutif dans l’une des plus grandes entreprises égyptiennes, Gozour. Un ministre de la Main-d’œuvre appartenant aux Frères musulmans a cependant rejoint le groupe. Le parcours de ces hommes laisse à penser qu’ils accorderont plus de privilèges au secteur privé, afin de l’inciter à investir davantage. Mais ils feront face à deux grands défis: la difficulté d’affronter une corruption enracinée et la réalisation de la justice sociale qui fait partie des revendications des révolutionnaires.Voici leur portrait.

Momtaz Al-Saïd, ministre des Finances

Al-Saïd est né en décembre 1948 et est diplômé de la faculté de Commerce de l’Université de Aïn-Chams. C’est le seul qui détenait un portefeuille dans l’ancien gouvernement Ganzouri [mis en place par le CSFA]. Avant d’être nommé ministre des Finances par Kamal Al-Ganzouri en décembre 2011, il était le numéro 2 du ministère.

En juin 2011, on fait appel à lui, alors qu’il est retraité, pour servir en tant que vice-ministre des Finances avec Hazem Al-Biblawi, au gouvernement de Essam Charaf. Al-Saïd est connu pour être un technocrate discipliné ayant passé une grande partie de sa carrière à travailler sur les budgets de l’Etat. A la fin des années 1990, il sert en tant que directeur général du département du budget au ministère des Finances. Aucun changement notable n’est à attendre des politiques d’Al-Saïd, étant donné ses tendances conservatrices. Cela était clair dans le budget de l’Etat 2012/2013 qu’il a lui-même élaboré.

Le budget en cours ne diffère guère de celui des années passées. Il garde la même structure et les mêmes répartitions. Il comprend une hausse des dépenses de 8,5 % par rapport à l’année dernière, une hausse équivalant à celle de l’inflation annuelle qui a régressé à 8,6 % en mai dernier. Il ne s’agit donc pas d’un budget expansionniste. Le ministre avait pris deux mois de retard avant de présenter le projet au Parlement, qui sera dissous quelques semaines après.

Par conséquent, il a été la cible de critiques de la part du Parti Liberté et justice des Frères musulmans, qui affirmait que le retard était délibéré. Un membre du parti a qualifié le budget de « complot » pour contrecarrer le nouveau président élu.

«Ce budget est exactement le même que ceux de l’ère Moubarak», avait affirmé Achraf Badreddine, ex-député et chef du comité des politiques économiques au Parti Liberté et Justice à Al-Ahram en juin dernier. «Les mêmes politiques inefficaces donneront les mêmes résultats», avait-il dit. Al-Saïd apparaît rarement dans les médias bien qu’il ait été très proche de plusieurs ministres des Finances, dont Mohieddine Al-Gharib, accusé dans un procès de corruption dans les années 2000 avant d’être acquitté. Contrairement à ses prédécesseurs, il maintient un profil bas vis-à-vis du public.

Hatem Saleh, ministre du Commerce extérieur et de l’Industrie

Hatem Saleh, nouveau ministre du Commerce extérieur et de l’Industrie, a provoqué un tollé le premier jour de sa nomination. Le plus jeune ministre du nouveau gouvernement a fait l’objet d’enquêtes dans un procès de monopole qui regroupe les trois grands producteurs de produits laitiers en Egypte, dont Bayti. L’affaire n’est pas encore close. En réaction aux propos de la presse, le ministre a dit au quotidien Al-Masry Al-Youm que les accusations de monopole, qui font l’objet d’une enquête par le procureur général, concernent les sociétés et pas sa personne, assurant qu’il a rompu tout engagement avec les sociétés en question.

Les trois géants des produits laitiers en Egypte achetaient le lait depuis 1997 à des prix très bas, ce qui affecte les petits fournisseurs qui n’ont d’autre choix que d’accepter les conditions imposées par ces grandes firmes.

Hatem Saleh vient directement des rangs du secteur privé. A 41 ans, il a une carrière réussie dans de grandes compagnies de l’industrie agroalimentaire, en occupant des postes-clés dans des sociétés transnationales comme Procter&Gamble, Farm Frites et Unilever. Saleh a également été président de la division des produits laitiers, au sein de la Fédération égyptienne des industries et ex-directeur général de la société internationale de projets agro-industriels Beyti, l’un des leaders du marché.

Il a aussi montré des signes d’ambition politique. Il est devenu vice-président du parti Al-Hadara (la civilisation), créé après la révolution de janvier 2011, principalement par d’anciens membres de la confrérie des Frères musulmans. Saleh est actuellement PDG de Gozour, une entreprise agroalimentaire appartenant à la société d’investissement Citadel Capital, présidée par le magnat égyptien Ahmad Heykal.

Les sociétés incluses dans le portefeuille de Gozour sont Dina Farms, Rachidi Al-Mizane, Enjoy, Almisriyne, Al-Aguizy International et Mom’s Foods.

Ossama Saleh, ministre de l’Investissement

Président de l’Autorité générale des zones franches et de l’investissement (GAFI) depuis septembre 2009, il est le nouveau ministre de l’Investissement. Le poste était resté vacant depuis la démission de Mahmoud Mohieddine en septembre 2010, après avoir été nommé directeur général à la Banque mondiale. Les dossiers gérés par ce ministère avaient été alors répartis sur plusieurs ministères. Ce ministère créé en 2004 n’a connu qu’un seul ministre. Il est chargé des dossiers du secteur public des affaires, de l’autorité du marché financier, ceux du financement immobilier et des assurances. Ces trois dernières autorités ont été regroupées au sein de l’EFSA, Autorité égyptienne de contrôle financier, créée plus tard.

Né en 1960, Saleh est diplômé de la faculté du commerce de l’Université du Caire. Il a occupé le poste de président de la nouvelle Autorité de financement immobilier entre 2005 et 2009. Avant, il était directeur régional d’American Express Bank Ltd. Egypt.

La GAFI a travaillé après la révolution sur la résolution des litiges sur les terrains entre les investisseurs et l’Etat. Après la révolution, de nombreux investisseurs ont fait face à des procès les accusant de s’approprier de vastes terrains à des prix très bas au cours de transactions obscures.

La GAFI est une entité gouvernementale chargée de réglementer et de faciliter l’investissement privé, y compris étranger. Il s’agit également en Egypte d’un guichet unique pour les investisseurs.

Suite à la première réunion des ministres du groupe économique, Saleh a déclaré que le gouvernement prendra des mesures contre les chaînes de télévision qui diffusent des rumeurs et des mensonges. «Les punitions peuvent aller de l’avertissement jusqu’à la fermeture de la chaîne», a-t-il dit dans des déclarations à la presse. Il n’a jamais adhéré à un parti politique.

Khaled Al-Azhari, ministre de la Main-d’œuvre

L’ancien membre des Frères musulmans Khaled Al-Azhari a fait son apparition avec le succès politique de la confrérie et de son bras politique, le Parti Liberté et Justice, après la révolution du 25 janvier. Depuis, il était devenu député au sein du Parlement dissous, membre de l’assemblée constituante et du conseil d’administration de la nouvelle Fédération nationale des ouvriers d’Egypte. Al-Azhari devient une figure de plus en plus connue sur la scène politique.

Né en 1960, il commence sa carrière comme technicien de laboratoire dans La société égyptienne de pétrole appartenant à l’Etat.

En 2002, il obtient un diplôme en droit et décroche plus tard deux diplômes d’études islamiques. Al-Azhari a été secrétaire de la commission de la Main-d’œuvre au sein du dernier Parlement. Une commission critiquée par les activistes pour ne pas avoir tenté une vaste réforme du droit du travail. Dans des déclarations à Al-Ahram Online après sa nomination, Al-Azhari a dit qu’il œuvrerait pour que le ministère de la Main-d’œuvre joue le rôle d’intermédiaire entre les employeurs et les travailleurs, afin d’apaiser les tensions au sein des entreprises industrielles.

Plusieurs secteurs ont été touchés par des vagues de protestation et de revendication sociale. Les espoirs placés dans ce nouveau gouvernement sont énormes. «Certaines demandes formulées par les travailleurs sont légitimes, mais d’autres ne le sont pas», a dit le nouveau ministre. Et d’ajouter: «Nous allons essayer de trouver un équilibre pour garantir les droits des travailleurs tout en encourageant les patrons à continuer à investir.»

Des déclarations vagues. Après la révolution, les Frères musulmans ont pris position contre certaines grèves, dont celle des enseignants qui a eu lieu juste après qu’ils eurent emporté les élections du syndicat des Instituteurs.

Achraf Al-Arabi, ministre de la Planification et de la Coopération internationale

La nomination d’Achraf Al-Arabi à ce poste est le résultat d’une carrière consacrée entièrement à l’Institut national de la planification. Al-Arabi a reçu une formation économique. Il a obtenu un doctorat en économie de l’Université de l’Etat du Kansas, aux Etats-Unis. De 2006 jusqu’à la fin 2011, il a dirigé le bureau consultatif technique de l’ancienne ministre de la Planification, Fayza Aboul-Naga. Après un bref voyage au cours duquel il a travaillé à l’Institut arabe de planification au Koweït, Al-Arabi a été appelé pour prendre la tête du ministère.

Prendre la place d’Aboul-Naga, considérée comme l’une des figures les plus puissantes du gouvernement depuis 2002 jusqu’au dernier remaniement, ne sera pas une tâche facile pour Al-Arabi. L’ex-ministre a été la force motrice derrière la poursuite du personnel d’une ONG américaine, fondée en Egypte, accusée de travailler sans autorisation.

La fermeture de plusieurs sièges d’ONG a provoqué une escalade de la tension entre l’Egypte et les Etats-Unis. Mais le rôle joué par Aboul-Naga dans cette affaire provenait, comme le pensent certains, de sa proximité de la junte militaire plutôt que de sa position de ministre. Al-Arabi, en revanche, est apparemment apolitique. Son rôle d’économiste principal à l’Institut de la planification et son éloignement apparent de l’élite au pouvoir ont fait que son nom soit peu connu du public. Al-Arabi semble avoir peu de chances d’exercer la même influence sur les affaires publiques en Egypte que son prédécesseur.

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Ces articles ont été publiés dans Al-Ahram Hebdo, 8-14 août 201

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