De Tahrir aux élections

Entretien avec Mostafa Ali

Le processus électoral a commencé le 28 novembre en Egypte. Pour ce qui est du Parlement, les électeurs et électrices des 27 gouvernorats voteront en trois phases, chacune renvoyant à trois régions. La population égyptienne est estimée à 80 millions; le corps électoral à 50 millions.

Les élections parlementaires s’étaleront donc du 28-29 novembre (première région, incluant, entre autres, Le Caire, Port-Saïd, Damietta, Alexandrie, Assiout…), au 3-4 janvier 2012 (troisième région: Qalioubya, Gharbia, Nord Sinaï… ), en passant par le 14-15 décembre 2011 (deuxième région: Gizeh, Suez, Ismaïla…). Les élections au Sénat auront lieu: le 29 janvier, le 14 février et le 4 mars.

Les gouvernorats sont divisés en divers districts. Les élections sont organisées selon un système dual: liste de partis pour 332 sièges et listes de candidats individuels (deux, selon un système majoritaire) pour 166 sièges, donc un total de 498 sièges; plus 10 parlementaires nommés par le pouvoir.

En outre, intervient un statut dit professionnel – par le biais de quotas – dans le choix des élus: 50% «ouvriers et paysans »; 50% «professions libérales». Le système de quotas «départage» les élus. Par exemple, si les deux premiers (en termes de votes) appartiennent au secteur des «professionnels», le deuxième siège sera attribué à l’élu arrivant en tête du bloc «ouvrier-paysan».

La presse égyptienne souligne que des membres du Conseil suprême des forces armées (CSFA) ont visité des bureaux de vote et ont manifesté «leur satisfaction au vu du processus électoral, tout en assurant que les urnes seraient mises à l’abri dans la nuit du 28 au 29 novembre» (Ahram-Online, 29 novembre 2011). La fonction des élections pour le CSFA, mise en relief dans l’entretien qui suit (effectué le 27 novembre), ressort clairement. Dicter l’agenda politique des «réformes» et leurs limites constitue un des objectifs, pour le CSFA, des élections.

Divers articles soulignent que le système de quotas a été modifié en mai 2011 avec comme résultat la suppression d’un quota assurant une plus grande représentativité des femmes. Quant à la représentation féminine sur les listes, Nehad Aboul Komsan, présidente du Centre égyptien pour les droits des femmes, indique que les femmes qui sont sur les listes se trouvent reléguées aux derniers rangs. Tout en constatant que la participation électorale active féminine concerne avant tout des membres des classes «moyennes et supérieures», une activiste d’un centre d’études féministes affirme: «Les femmes doivent avoir la possibilité de choisir ce qu’elles veulent et non pas ce que d’autres personnes veulent pour elles. Ce sera une bataille difficile… Mais les élections sont un début, et non pas la fin.» (Ahram-Online, 29 novembre 2011)

Ces quelques remarques démontrent l’aspect contradictoire de ces élections: d’une part, elles permettent l’expression d’une volonté de conquêtes démocratiques dans un pays où les élections étaient faites par le régime; d’autre part, elles servent, pour l’heure, les projets du CSFA et des forces politiques les mieux organisées, tels les Frères musulmans. Le CSFA a réussi à imposer, assez largement, le thème: «Tahrir versus les élections». Alors qu’une composante de ceux et celles qui sont descendus dans la rue, non seulement affirme son opposition au pouvoir – qui va se prolonger – du CSFA, mais aussi sa défiance face à des forces politiques dites d’opposition qui, plus d’une fois, ont manifesté leur inconsistance face au régime en place.

La période qui s’ouvre va permettre de tester si les mobilisations sociales et politiques, dans la rue, peuvent imposer un autre agenda. (Rédaction)

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Quels étaient l’importance et le caractère politique de la manifestation du 25 novembre?

La manifestation de vendredi était importante. Il y avait environ un million de personnes à Tahrir et ans les rues adjacentes. Nombre de cortèges sont arrivés de différents quartiers populaires – l’une d’entre elles comportait quelques 10’000 participants. Ces cortèges qui viennent alimenter Tahrir depuis différents quartiers populaires constituent un aspect nouveau dans les mobilisations.

La place rugissait de slogans contre le Conseil suprême des Forces armées  (CSFA) et contre le pouvoir du maréchal Mohamed Hussein Tantaoui. Un sentiment partagé existait: le CSFA doit rester dans ses casernes. Sur la place, la majorité des participant·e·s était d’accord sur le fait qu’un Conseil présidentiel ou un Gouvernement de salut national devait prendre le pouvoir – et que cette nouvelle instance devait être composée de personnes indépendantes, n’ayant absolument aucun lien avec Moubarak ou avec le Parti national démocratique qui a régné pendant le régime de Moubarak.

En tout cas, et c’est là l’aspect le plus important, il y avait un accord sur le fait que quelle que soit la forme que prendrait un tel gouvernement, il devrait être responsable devant le peuple et non devant le CSFA.

Néanmoins les Frères musulmans sont restés opposés aux manifestations

Les Frères musulmans se sont opposés à la manifestation du vendredi 25 novembre et l’ont boycottée. La plupart des salafistes – un courant islamiste plus conservateur – l’ont également boycotté, à de très rares exceptions près. Mais tous les partis «libéraux» et de gauche ainsi que les multiples groupes de jeunes révolutionnaires – environ 70 en tout – ont soutenu les manifestations.

Cette manifestation a fait pression sur quelques personnalités progressistes pour qu’elles annoncent leur disponibilité à former un gouvernement d’union nationale ou un cabinet de salut national. Mohamed ElBaradei, une personnalité «libérale» clé, a accepté d’annuler sa candidature à la présidence si on lui demandait de former un gouvernement d’union nationale qui comprendrait des «libéraux», des nassériens et des islamistes modérés.

Voilà ce qui s’est passé lors du grand rassemblement à Tahrir. Mais, ce même jour, il y avait quelques autres manifestations ailleurs dans le pays. Il y a notamment eu des manifestations en Haute Egypte, une région du sud, plus rurale, plus rétrograde, moins industrialisée. En janvier cette région n’avait pas participé au soulèvement, le fait qu’elle se «rattrape» actuellement constitue un nouveau développement pour la révolution.

Est-ce que les revendications de la classe travailleuse apparaissent dans ces manifestations ou est-ce que celles-ci sont plutôt focalisées sur le fait de déloger les militaires de la politique?

Les aspects politiques et économiques sont tout à fait entremêlés. Il y a une revendication générale qui unifie le million de participant·e·s à Tahrir: c’est que le CSFA doit partir. Mais la raison sous-jacente est que la situation économique s’est détériorée au cours de ces derniers dix mois.

Beaucoup de gens disent aux journalistes que la vie devient plus dure, que le chômage est insupportable et que le gouvernement n’a pas amélioré leurs conditions de vie quotidiennes. Le CSFA a misérablement échoué dans ce domaine. La colère due aux privations économiques et l’aspiration à une liberté politique sont dont étroitement liées.

Les syndicats indépendants sont présents dans les marches, mais leurs effectifs restent assez fables – quelques centaines de personnes. Il faut dire que ces syndicats sont encore en train de se constituer et ont dû faire face à une série de revers. Il n’existe actuellement pas un mouvement de la classe travailleuse capable d’influencer une manifestation comme celle de vendredi.

Comment étaient organisées les marches venant des quartiers populaires?

Ces manifestations étaient organisées : par des groupes qui se sont formés pour s’opposer à ce que des civils soient jugés par des tribunaux militaires ; par des comités populaires qui défendent la révolution ; par des Socialistes révolutionnaires et par des centaines de militants indépendants qui se mobilisaient dans leurs quartiers. Ils marchent vers Tahrir en distribuant des milliers de tracts en cours de route pour expliquer ce qui se passe. Il s’agit d’une tentative de construire une présence continue dans les quartiers

Est-ce que la conscience politique à Tahrir est plus avancée que dans le reste du pays ? Comment cela affectera-t-il les élections ?

Oui, la conscience politique est plus développée à Tahrir que dans le reste du pays. C’est en quelque sorte une «avant-garde révolutionnaire» de la société, composée d’étudiants, de travailleurs et de jeunes d’origines diverses. Mais elle est beaucoup plus importante qu’en janvier 2011. La conscience politique s’est vraiment développée.

Ces personnes comprennent que le CSFA est la continuation du régime Moubarak. Elles commencent à comprendre le lien entre les questions politiques et économiques. Elles commencent à saisir le rôle de la police dans la société. Et elles comprennent que la classe dirigeante leur a joué un tour en utilisant Moubarak comme un bouc émissaire pour sauver le reste du système politique.

Il y a donc une minorité dans la société – symbolisée par Tahrir – qui a avancé politiquement et en termes de prise de conscience. Dans ce sens, elle est en avance sur le reste de  population du pays. En janvier, la majorité des gens du pays voulait que Moubarak s’en aille. Ils soutenaient la mobilisation à Tahrir. Mais en ce qui concerne le CSFA, les choses ne se passent pas de la même manière à l’échelle du pays.

«L’avant-garde révolutionnaire» –telle qu’indiquée ci-dessus – est beaucoup plus importante ; sa volonté de se battre est incroyable. Elle s’est battue pendant cinq jours contre la police. Mais la majorité des travailleurs et des gens pauvres ne sont pas encore arrivés à la conclusion que le CSFA doit retourner immédiatement dans ses casernes. Ou peut-être qu’ils ne pensent pas encore pouvoir l’imposer.

A un autre niveau, on peut dire qu’il était beaucoup plus facile pour des secteurs de la classe dirigeante de se débarrasser de Moubarak qu’il ne le sera pour se débarrasser du CSFA ou pour le renvoyer dans les casernes. Beaucoup de gens en dehors de Tahrir veulent aussi que le CSFA retourne dans les casernes, mais ils ne pensent pas qu’il existe une organisation, une force, capable de mener à bien un tel objectif.

Quelles incidences aura cette situation sur les élections parlementaires?

Il est probable que la participation aux élections sera assez élevée. La majorité de la population pense que les élections constituent la voie pour établir un gouvernement civil et exclure l’armée de la vie politique. Il y a un consensus de la majorité là-dessus, à part une minorité de droite qui veut maintenir le CSFA au pouvoir.

La majorité de la population du pays souhaite un système démocratique. Elle veut un gouvernement civil. Elle veut pouvoir voter et exercer un pouvoir politique sur sa vie quotidienne. Et elle pense que c’est le bon moyen pour éjecter l’armée de leur vie, pour la première fois en 60 ans.

Donc même parmi les gens qui se battent à Tahrir et parmi ceux qui les soutiennent, il y en aura qui iront voter parce qu’ils ne veulent pas laisser la scène politique occupée par le CSFA, les Frères musulmans ou les salafistes. Mais la majorité des gens à Tahrir sont en avance sur le reste du pays sur cette question, et sont favorables à un boycott des élections.

C’est ainsi qu’on arrive à une situation bizarre. Le fait que les gens aillent voter lors des élections ne signifie pas qu’ils veulent que le CSFA reste. En fait, ils veulent son départ. Mais ils pensent que les élections constituent la voie la plus rapide pour l’obtenir. La majorité des gens qui soutiennent la «révolution du 25 janvier» [le début du processus] ne sont pas nécessairement contre Tahrir. Actuellement, le mouvement n’est simplement pas suffisamment organisé et n’a pas suffisamment confiance pour pouvoir pousser le CSFA à partir.

Le CSFA pour sa part veut la tenue de ces élections pour gagner en légitimité. En ce moment les militaires sont politiquement faibles. Ils veulent à tout prix que les élections aient lieu. Ils comptent les utiliser pour renforcer leur crédit en tant que force qui s’est engagée à apporter la démocratie. Ils veulent que les élections apparaissent comme une preuve qu’ils ont tenu parole, de manière à pouvoir ensuite attaquer «l’avant-garde révolutionnaire» grandissante.

C’est ce que disent les gens de Tahrir: plutôt que d’apporter la démocratie, ces élections risquent de permettre au CSFA de rassembler les forces contre-révolutionnaires.

Mais c’est compliqué. Le CSFA vient de mettre en place un nouveau premier ministre, Kamel el-Ganzouri [Premier ministre de Moubarak entre 1996-1999] – un fondateur du Parti national démocratique (PND) et un architecte de la vague de privatisations. Comme il avait finalement été renvoyé par Moubarak, certains voudraient lui donner une chance, alors que d’autres commencent à comprendre que Tantaoui et le CSFA sont en train de faire revenir la vieille garde du PND, et pas seulement la deuxième génération. Ganzouri, qui a 78 ans, est l’architecte de tout ce qu’a fait Moubarack au cours des dernières 30 années.

En nommant Ganzouri, le CSFA est en train de montrer qu’il ne compte pas renoncer au pouvoir et que la nouvelle Constitution ne changera rien au rôle du CSFA, qui continuera à avoir le pouvoir de veto sur tout ce qui concerne l’armée.

Les militaires utilisent donc les élections pour améliorer leur image démocratique, tout en se retranchant dans le pouvoir. Les membres du CSFA sont en train de dire: «Nous ne lâcherons pas le pouvoir. Aucune Constitution ou Parlement ou mouvement de masse ne pourra nous obliger à partir».

Quelque 25% du PIB (Produit intérieur brut) d’Egypte est directement sous le contrôle du CSFA. Lors de  manifestation de vendredi 25 novembre, une pancarte, faite à la main, énumérait les crimes du CSFA. L’un de ces crimes était que ses membres ont soutenu Moubarak pendant 30 ans. Un autre était qu’ils ont transformé l’armée en une grande entreprise pour exploiter les pauvres.

En effet, des compagnies appartenant à l’armée fabriquent du macaroni, des machines à laver, des frigos et des meubles. Les militaires construisent des stations balnéaires de luxe [en expropriant des petits paysans] et beaucoup d’autres choses. Ils détiennent aussi une part importante de l’agriculture, y compris des centaines d’élevages de bétail. Et ils font cultiver toutes sortes de légumes et de fruits.

C’est la raison pour laquelle il est beaucoup plus difficile de renvoyer les militaires dans les casernes et d’obtenir une Constitution et un Parlement qui les tiennent pour responsables que cela n’a été le cas pour leur faire accepter de sacrifier Moubarak. Ce qui est en question pour eux, aux plans économique et politique,  est beaucoup plus important.

Ensuite il y a aussi la dimension internationale. L’Occident a abandonné Moubarak, mais il n’abandonnera le CSFA qu’en toute dernière instance. Les Etats-Unis ne lâcheront pas l’armée.

Malgré les protestations contre le CSFA, les Frères musulmans l’ont soutenu, même s’il y a quelques divergences sur le statut de l’Islam dans la Constitution proposée. Cette alliance tiendra-t-elle?

Le sentiment général à Tahrir est que le CSFA a conclu un accord non seulement avec les frères et les salafistes mais aussi avec les «libéraux» et un secteur de la gauche: une coalition appelée «La révolution continue». Ils vont se répartir les sièges dans le nouveau gouvernement.

Les Frères musulmans sont donc opposés aux manifestations à Tahrir. Vendredi 25 novembre, ils ont même envoyé un bon nombre de leurs partisans dans la place pour essayer de persuader les gens à participer aux élections. Dans beaucoup de cas ils ont été chassés, mais les Frères continuent à mener campagne.

Les Frères musulmans disent qu’ils ne vont pas appliquer la charia dans la nouvelle Constitution. Leur version de la charia est différente de celle des salafistes, qui ont une conception très réactionnaire – contre les femmes et les Chrétiens coptes et pour des punitions les plus brutales pour les pauvres qui enfreignent la loi.

Les conceptions des Frères musulmans sont beaucoup plus proches de celles de leurs homologues turcs. Ils sont pour la censure dans l’art et la culture et des modifications de certains programmes d’éducation. Les salafistes sont d’une  droite dure et anti-communistes, anti-socialistes.

Il existe donc des divisions entre les salafistes et les Frères musulmans. Un candidat salafiste à la présidence, très populaire, Hazem Salah Abou Ismail, a des millions d’adeptes. Il est tout à fait opposé au CSFA. Un groupe de salafistes essaie de déborder les Frères musulmans et a soutenu la manifestation de vendredi.

Les salafistes sont convaincus que les Frères musulmans sont en train de négocier un pacte qui leur rendrait plus difficile l’application de la charia. C’est la raison pour laquelle ils sont pressés d’éjecter le CSFA. Cela crée quelques confusions, car bien qu’ils appellent au départ du CSFA, leur but ultime est de détruire l’ensemble de la révolution. (Traduction A l’Encontre)

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Cet entretien avec Mostafa Ali a été conduit par Lee Sustar et publié le 28 novembre 2011 sur le site socialistworker.org de l’ISO (Etats-Unis)

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