Le soulèvement de Soueïda mènera-t-il à une nouvelle Syrie?

Manifestation à Soueïda le 1er octobre

Par Mazen Ezzi

[L’article de Mazen Ezzi que nous publions ci-dessous date du 15 septembre. Depuis lors, le mouvement de contestation du pouvoir du régime d’Assad continue dans le gouvernorat de Soueïda. Le 1er octobre, dans les rues de la capitale – Soueïda – une manifestation a pris forme dans la rue et s’est réunie sur la rebaptisée Place de la Dignité (al-Karama). Un des slogans lancés par de nombreuses femmes et des hommes était «La Syrie est nôtre. Elle n’appartient pas à la famille Assad. Vive la Syrie, à bas Bachar al-Assad». Un autre slogan qui ressortait était le suivant: «Celui qui a détruit la Syrie ne peut la reconstruire. La reconstruction commence depuis les places de la Dignité». Dans la tradition du régime Assad, diverses menaces plus ou moins biaisées font allusion aux attaques de Daech utilisées par le régime contre Soueïda en 2018. A ce propos, l’activiste syrien originaire de Soueïda – résidant actuellement à Lyon – Firas Kontar écrit, le vendredi 29 septembre, sur sa page Facebook: «Syrie: manifestations dans la région de Soueïda, le régime Assad fait ressurgir la menace djihadiste de #Daech contre la province. Comment? Hier la chaîne Almayadeen, proche du Hezbollah [Liban] et d’Assad, a diffusé une vidéo montrant les djihadistes de Daech en préparation de l’offensive qu’ils ont menée sur la province en 2018. Plus de 200 civils avaient été massacrés par les djihadistes durant cette offensive, l’armée d’Assad et l’aviation de Poutine avaient laissé faire. Pourquoi? Assad exigeait l’enrôlement de 30’000 jeunes de la province dans son armée pour mener sa guerre contre les Syriens et les habitants avaient refusé. La diffusion de cette vidéo au moment où la province manifeste contre Assad est une menace à peine voilée à l’encontre des habitants de la province de Soueïda. Le massacre de Daech contre la province Druze en 2018 s’est fait en coordination avec Assad, les djihadistes avaient été évacués en bus par le régime du camp de réfugiés de Yarmouk, dans la banlieue de #Damas, vers le nord de la province de Soueïda. Tout cela je le démontre dans le livre Syrie, la Révolution impossible, j’avais aussi évoqué le massacre de Soueïda dans un article publié sur le site Un œil sur la Syrie [animé alors par Ignace Leverrier].»

Dans l’analyse de l’auteur de l’article Mazen Ezzi sont présentées les caractéristiques politico-institutionnelles de cette région druze et l’émergence de structures démocratiques qui aboutissent, étant donné la durée de la mobilisation, à des débats renvoyant au soulèvement de 2011 et aux diverses options qui commencent à être élaborées face au pouvoir destructeur de Bachar al-Assad. Cette contribution échappe aux schémas d’une répétition historique – ne serait-ce qu’en tenant compte de la spécificité de cette région – mais inscrit les débats dans l’histoire des affrontements récents avec le pouvoir du régime du Baas. – Réd. A l’Encontre]

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Au cours des dernières semaines, la population du gouvernorat de Soueïda s’est soulevée contre le régime. La scène n’est pas sans rappeler la révolution de 2011 et ravive l’espoir de beaucoup de Syriens et Syriennes en un véritable changement politique susceptible de trouver des solutions au problème syrien. Les choses ne sont peut-être pas si roses, mais le soulèvement pourrait donner lieu à une action politique susceptible de remodeler, voire d’unifier, la Syrie sur de nouvelles bases. Contrairement aux précédentes vagues de protestations survenues à Soueïda au cours des années qui ont suivi 2011, de nouvelles caractéristiques apparaissent clairement dans le soulèvement actuel, elles comportent des éléments réalistes et théoriques qui indiquent la possibilité de sa poursuite et de l’obtention de résultats concrets sur le terrain.

Soulèvement civil

Donc, contrairement aux précédentes manifestations qui ont eu lieu après 2011 à Soueïda, le soulèvement actuel se distingue par son caractère civil et son extension à de nouveaux et larges secteurs de personnes qui étaient restés neutres ces dernières années. La période entre 2011 et 2014 s’était quant à elle toujours distinguée à Soueïda par son élitisme et sa politisation. Entre 2014 et 2020, les protestations actives ont diminué, avant de reprendre en 2020 par vagues plus larges et plus exigeantes, avec une forte participation des jeunes.

Puis est arrivée la vague de 2022, principalement dirigée contre les gangs mafieux et menée par des factions armées locales. L’assaut contre le siège du gouvernorat de Soueïda fin 2022 fut la dernière vague de protestation contre les mauvaises conditions de vie en date. Elle s’est caractérisée par une participation limitée des membres des factions non armées et par une réponse violente du régime.

Le type du soulèvement actuel et son expansion civile ont été favorisés par une position très claire prise par la direction spirituelle des unitariens druzes [ religion: le druzisme ou unitarisme druze] en la personne du cheikh Al-Aql, Hikmat Al-Hijri, qui a donné un cadre symbolique au soulèvement. Le deuxième cheikh Al -Aql, Hamoud Al-Hinnawi, a la même position que Cheikh Al-Hijri. La ville de Soueïda, centre du gouvernorat du même nom, semble plus confuse que d’autres, car elle est sous l’influence religieuse du troisième cheikh Al-Aql, Yusef Jarbou, qui s’est éloigné du mouvement. Les motivations directes de Cheikh Jarbou ne sont peut-être pas de s’opposer aux demandes légitimes de changement par le peuple, mais plutôt de craindre le changement lui-même. Ici, il vaut peut-être la peine d’examiner de plus près la place et rôle du cheikh Al-Aql, chef spirituel [qui a une fonction politique et religieuse].

Dans le gouvernerait de Soueïda, il y a trois cheikhs Al-Aql, dont chacun dispose d’une zone d’influence sociale dans un système de partage qui s’est développé historiquement depuis le début du XVIIIe siècle. Le cheikh accompagna la population druze du Jabal al-Arab [récif montagneux situé au sud de la Syrie] à la fin du XVIIe siècle et s’y développa progressivement au fur et à mesure de son expansion du nord-ouest au sud-est. Ainsi, le cheikh est apparu d’abord dans la ville de Quanaouat via la famille Al-Hijri, puis dans la ville de Soueïda via la famille Jarbou, puis dans la ville de Sahwat Balata via la famille Al-Hinnawi. À la fin du XIXe siècle, un quatrième cheikh émergea au sein de la famille Abu Fakhr, mais son rôle prit fin avant l’indépendance. Force est de constater que les cheikhs Al-Aql outre leur rôle religieux, ont joué divers rôles politiques tout au long de leur histoire.

Il semble que leur premier passage de la sphère religieuse à la sphère politique fut un mandat sociétal de négociation avec les Ottomans [la Syrie ottomane, 1516-1920, incluait, Syrie, Cisjordanie, Liban, Jordanie, partie de l’Irak…], puis les Égyptiens, puis les Français [protectorat 1920-1946, avec un cumul de mesures militaro-répressives] et les multiples régimes de gouvernement de l’État syrien contemporain. Ce sont par ailleurs des facteurs locaux et externes qui ont conduit à l’affaiblissement de l’un ou au renforcement de l’autre. Le conflit avec les dirigeants temporels et autres notables traditionnels a été l’un des facteurs les plus importants qui ont façonné le rôle du cheikh dans sa forme actuelle. Les autorités de Damas, à leur tour, ont travaillé, depuis l’indépendance, à s’immiscer dans le travail du cheikh et parfois à alimenter les divisions entre ceux-ci.

Le tableau actuel est également clair au niveau régional. Cheikh Al-Hijri représente les dirigeants religieux de la campagne nord de Soueïda, ou ce qu’on appelle le Muqrin du Nord, et Cheikh Al-Hanawi représente le Muqrin du sud, tandis que Cheikh Jarbou représente la ville de Soueïda elle-même. Il ne s’agit en aucun cas d’une division précise, mais d’une approximation par souci de simplicité. La maison de la communauté unitarienne druze, dont le centre est la ville de Soueïda, comprend les cheikhs Al-Aql, Jarbou et Al-Hinnawi. Cette maison, connue sous le nom de Dar Ain al-Zaman, est présente dans la plupart des villes et villages, à travers les «conseils des siyas». Ceci est comparable aux assemblées avec des cheikhs dans les mosquées pour les musulmans ou avec des prêtres pour les chrétiens. Cette maison a travaillé pour s’organiser d’une manière sans précédent depuis 2011 et a réussi à se transformer en une organisation de la société civile très efficace, en fournissant des services de secours, médicaux, en nature et alimentaires, et en gérant les conflits et résolvant les différends pour de nombreuses personnes dans tout le gouvernorat.

Dar Qanaouat, dirigé par Cheikh Al-Hijri, porte un autre nom, celui de Présidence Spirituelle des unitariens druzes. Depuis 2018 en particulier, Dar Qanaouat a commencé à se transformer sérieusement en une instance politique sur une position défensive claire contre la politique du régime à Soueïda. Lors du soulèvement armé qui a eu lieu fin 2022 contre le gang Raji Falhout, affilié à la Sécurité militaire, Cheikh Al-Hijri a servi de guide au soulèvement. Il a béni leur mouvement et lui a donné une légitimité civile. De nombreux participants à ce soulèvement participent aujourd’hui au soulèvement populaire actuel, pacifiquement et sans armes. En outre, Dar Qanaouat compte aujourd’hui des partisans dans tous les villages et villes de Soueïda, notamment des religieux et des politiciens, ainsi que des dirigeants civils, sociaux et de la jeunesse.

En conséquence, on peut dire que l’organisation religieuse civile officielle des unitariens druzes soutient le mouvement actuel à Soueïda. Le cheikh Youssef Jarbou n’a pas réellement rompu avec le mouvement, mais a plutôt adopté une position plus hésitante et prudente. Cette prudence ne va pas à l’encontre du désir et des demandes légitimes de changement des citoyens, mais révèle sans doute une peur du changement lui-même. Certains croient, alimentés par les services de sécurité et les responsables syriens, que le mouvement actuel vise à affaiblir Dar Ain al-Zaman en faveur de Dar Qanaouat. Cela expliquerait le déclin de la position de Cheikh Jarbou et son basculement d’un accord et d’un soutien total aux revendications légitimes du peuple à une adhésion au récit du régime sur l’existence d’un complot visant la région Druze.

Ce complot en l’occurrence ici n’est pas une pure affabulation, car un courant politique, représenté par le Parti Liwaa Syrien, a mené ces dernières années une violente campagne médiatique contre la personne de Cheikh Jarbou et a diffusé des informations inexactes sur la corruption au sein de la communauté, sans doute pour se faire entendre. Au cours des dernières années, ce parti a indirectement appelé à une forme allégée de fédéralisme pour Soueïda et a créé une branche militaire appelée Force Antiterroriste. Cette force a fait l’objet d’une attaque militaire de la milice Défense Nationale et de gangs locaux coopérant avec la Sécurité militaire, à la mi-2022, et a provoqué la mort de son commandant et l’arrestation de beaucoup de ses membres. Aujourd’hui, le Parti Liwaa revient sur la scène après son retrait, et semble désireux de diffuser et de traduire ses idées sur le terrain. D’un autre côté, Dar Ain al-Zaman a adopté une position défensive, face à l’absence d’alliés et à l’augmentation des informateurs. C’est peut-être ce qui a poussé Cheikh Jarbou à se convaincre de ce qui est décrit par le régime de Damas comme des complots sécuritaires ourdis par des «séparatistes» qui veulent établir une auto-administration, avec un soutien extérieur à la Syrie.

Récupération de la politique: Syrie centralisée, décentralisée, fédérale ou divisée?

Il semble frappant aujourd’hui, dans le contexte du soulèvement populaire de Soueïda, de constater l’ampleur de l’action politique qui s’ouvre au peuple. Soudain, tout ce qui couvait dans les cœurs et les esprits depuis des années est apparu au grand jour. Les gens ont révélé leurs pensées, leurs peurs et leurs désirs cachés. Ils ont également commencé à se rencontrer, à dialoguer, à être en désaccord, à s’organiser et à produire leurs propres organes, groupes et représentants. Chaque jour, des dizaines de réunions politiques et civiles ont lieu dans tout le gouvernorat. Une ruche qui échange des idées et des opinions, se crispe et s’emporte, négocie et écoute. Sans aucun tabou sur aucun sujet. Le dialogue s’est ouvert et le silence est devenu une chose du passé. Les gens discutent en toute transparence sur certains espaces des réseaux sociaux dirigeant le soulèvement, pourtant connus pour être infiltrés, ils y divulguent même leurs plans futurs. Les gens nomment désormais les choses clairement et récupèrent la politique de son accaparement sans fin. Elle est ainsi restaurée en tant qu’affaire quotidienne et normale et d’une importance extrême pour organiser, rassembler et formuler des visions sur les modalités les plus appropriées de gestion de la vie et des conditions quotidiennes. La politique dans son sens futur, et non celle qui remonte aux années 1970 et 1980 en tant que combat d’élite. A cette époque, la lutte contre la dictature était associée aux slogans des jeunes partis de gauche, dont la plupart des membres étaient issus des classes moyennes des minorités syriennes. Cette époque «marxiste» s’est caractérisée par la prédominance des concepts de classe sur la communauté et celui de public sur les gens, et elle n’était pas préoccupée par la réflexion sur les questions liées à la liberté, au libéralisme et à la démocratie. Il existe donc une nouvelle politique qui rompt avec les anciennes et aide les gens à affronter les défis du quotidien face à l’absence et à la désintégration de l’État, c’est-à-dire une politique propre aux manières dont les gens gèrent leur vie dans une expérimentation pratique et ordinaire d’énoncés théoriques, d’intersections pratiques et d’accords sur des programmes et des visions communs, complémentaires ou contradictoires.

Dans cet étonnant concert de visions et d’idées, il y a deux courants qui se détachent: l’un qui dit qu’il n’y a pas de solution à Soueïda, sauf à passer par une solution syrienne totale conformément à la résolution internationale 2254 (2015), et donc un transfert pacifique du pouvoir à Damas; l’autre courant prône l’établissement d’une auto-administration similaire à l’auto-administration kurde du nord-est de la Syrie (Rojava). Entre ces deux tendances, il existe un large éventail d’idées centristes, conciliantes et pragmatiques capables de parvenir à un équilibre entre elles. Cependant, le problème se pose face à chaque proposition par les radicaux, eux dont la vision de la réalité est éclipsée par l’idéologie ou les idées. La première tendance, qui semble influencée par les déclarations nationalistes et de gauche, place la solution syrienne totale comme préalable à la solution pour Soueïda.

Ce mouvement souffre de l’absence de mesures pratiques pour mettre en œuvre ses idées et met tous ses œufs dans le panier de la réaction du régime et de la position internationale. Tandis que la deuxième tendance, emmenée par le parti Liwaa, parie sur un conflit militaire avec le régime, qui lui permettrait de dominer la scène et d’orienter le mouvement dans sa direction.

Aucun des deux courants n’est actuellement dominant, et chacun d’eux souffre de ses propres crises internes et des luttes entre ses partisans. Cela donne l’occasion aux mouvements centristes de s’élever et de formuler un discours plus équilibré et rationnel, plus pacifique et plus conscient de l’importance des solutions pratiques plutôt que théoriques, dans le contexte de la possibilité d’apporter un changement politique radical à Soueïda, qui configurerait un modèle de changement politique en Syrie en évitant la militarisation et les tentations totalitaires, basé sur une décentralisation croissante, impliquant les gens dans la détermination de leurs moyens de subsistance et de leur avenir. Aujourd’hui, ce mouvement centriste doit formuler un programme concret qui mettra en pratique le processus politique de transition à travers des élections libres, en élargissant la participation civile à ses limites maximales dans le cadre de la loi et de la constitution syriennes, et en œuvrant pour atteindre et cumuler les acquis politiques et sociaux du soulèvement populaire.

Lier les revendications politiques avec les revendications sociales

L’Etat syrien est en panne, le régime vit sur son cadavre et la population croule sous le poids des crises quotidiennes. Aujourd’hui, le gouvernorat de Soueïda, comme la plupart des territoires syriens, connaît une sécheresse et un manque d’eau potable sans précédent, dans un contexte de dissolution de certains services de l’Etat. Par exemple, la Société de l’eau et de l’assainissement de Soueïda n’est pratiquement pas fonctionnelle, pas plus que la Société d’électricité, ni aucune institution officielle ou du secteur public. L’absence d’employés, la corruption, le manque de financement réel de ces institutions, et le retard dans le décaissement du budget du conseil du gouvernorat et des conseils des unités administratives… sont quelques-unes des facettes du problème. Les pompes submersibles sont hors service en raison de pannes d’électricité, des longues heures de rationnement et de coupures du courant, et par conséquent, les puits d’eau, qui constituent la principale source d’eau potable et d’irrigation de la région, sont hors service. Ce n’est là qu’un exemple des centaines de défis quotidiens auxquels les gens sont confrontés, qui mettent leur existence même en jeu dans une région durement soumise aux conséquences du changement climatique. Le pays est paralysé et la population a faim. Le nombre des natifs de Soueïda devenus dépendants de l’aide alimentaire ne cesse d’augmenter, et sans les envois de fonds des expatriés, les gens auraient fait la queue par milliers pour obtenir de l’aide. Il n’y a pas de véritable production dans le pays et tout se fait par corruption et pots-de-vin. La libéralisation des prix après l’augmentation des salaires le mois dernier a été la goutte qui a fait déborder le vase.

Un slogan: «La liberté est un droit, on le veut», avec référence à la place de la Dignité

D’un autre côté, les habitants de Soueïda sont sortis dans la rue pour réclamer leur dignité humaine, après que leur situation a dégénéré en oppression et dénuement, avec une demande continuelle d’aide. La criminalité, le suicide, la prostitution, la toxicomanie, l’usage d’armes et les enlèvements contre rançon enregistrent des chiffres sans précédent dans cette société familiale conservatrice. En outre, la région est devenue un point de passage illégal pour la contrebande du captagon vers la Jordanie et un terrain de jeu pour les gangs pratiquant des enlèvements contre rançon. Les habitants de Soueïda sont menacés dans leur existence même.

Malgré cela, Soueïda rejette aujourd’hui toute solution qui ne repose pas sur un changement politique sérieux dans la forme et la méthode de gouvernance, dans la manière dont les affaires quotidiennes des gens sont gérées, loin de la domination des services de sécurité et militaires. Cela revient en réalité à restaurer l’Etat et ses institutions, et mettre un terme à l’empiétement des services de sécurité et militaires sur l’État. C’est une traduction fidèle de ce que veulent les gens lorsqu’ils exigent la mise en œuvre de la résolution internationale 2254 et des résolutions qui y sont liées, avec le rejet des occupations étrangères, ainsi que le rejet de la division qui s’opère sur le territoire syrien entre ses différentes composantes. Les gens dans la rue exigent la fin réelle et définitive de la guerre du pouvoir contre la société et la recherche d’une solution pacifique qui empêche son renouveau.

Malgré la beauté de ce tableau, ce lien direct entre les revendications politiques au plus haut niveau syrien et les exigences sociales conduit à l’un des problèmes insolubles auxquels est confronté aujourd’hui le soulèvement de Soueïda . Mettre en œuvre la résolution 2254 et produire une transition politique pacifique à Damas est quelque chose que le soulèvement populaire de Soueïda, à lui seul, ne peut réaliser. Il s’agit d’un programme national ambitieux, mais il dépasse les capacités d’un seul gouvernorat syrien habité par une minorité tel que Soueïda, un gouvernorat périphérique qui n’est situé sur aucune route internationale et ne dispose d’aucune des principales ressources utiles dont le régime en place a besoin. Une zone où le régime peut facilement recourir à la marginalisation et à l’isolement, se contentant de places fortifiées et provoquant des troubles et le chaos ailleurs. C’est pour cela qu’il faut donc comparer les visions générales de la Syrie future et la réalisation d’une solution politico-civile pour Soueïda qui réponde aux besoins urgents essentiels de la population. Deux choses qui doivent aller de pair.

Qu’a réalisé le mouvement jusqu’à présent?

Au cours des dernières semaines, les manifestations n’ont pas cessé sur la place rebaptisée Al Karama-Dignité; les gens y célèbrent, chantent, dansent, pleurent, dessinent, colorient et scandent. Les gens sont retournés dans la rue pour arracher l’espace public au monopole du régime syrien, avec ses tableaux et ses statues, ses fêtes et ses désolations. Cet espace était faux, lourd et n’avait rien d’intime pour les habitants des lieux. Aujourd’hui, sur la place Al Karama, le Hyde Park de Soueïda, chacun s’attèle à parler et à réfléchir, à s’organiser et à travailler.

Le plus troublant dans ces scènes, c’est la fatigue des gens. La maigreur de leurs corps émaciés et la fatigue sur leurs visages sont patentes. Pourtant, ces gens tentent de redresser leur colonne, de relever la tête, de se regarder à nouveau dans les yeux et de reprendre confiance. Ces gens ne sont pas fous, mais ils ont vu de leurs propres yeux toutes les atrocités que le régime a commises contre ceux qui se sont soulevés avant eux. Mais, comme ils le disent aujourd’hui, c’est leur dignité humaine qui est en jeu. C’est ce qui les amène à se soulever, à dire qu’ils en ont assez du système politique à l’ombre duquel ils vivent depuis cinquante ans et qui ne leur a apporté qu’une vie misérable d’assiégés, d’isolement en rupture avec la modernité et la contemporanéité. La condition de la population de Souéïda est comparable à celle de toutes les régions de Syrie. Des parias, isolés, marginalisés, exclus de la vie publique en les empêchant d’accéder à la politique.

Les gens insurgés des montagnes de Soueïda ont retrouvé leur parole, ils étaient historiquement les maîtres du discours élégant et de la rhétorique. Les habitants de la montagne pratiquent l’art d’écrire en vers, de parler devant des foules et à ciseler une opinion. C’est le premier moment de la politique: se rencontrer et réfléchir sur un sujet commun. C’est la première véritable réussite du soulèvement populaire d’aujourd’hui.

La deuxième réussite est que le comité du soulèvement populaire est encore en train de se former au sens politique du terme, avec lui et selon son agenda, des travaux sont en cours pour constituer un comité politique civil qui rassemblera les visions discordantes et agira comme une protection donnant une légitimité civile au mouvement de contestation pour l’empêcher de sombrer dans la violence ou le chaos. Le comité politique civil est censé comprendre des représentants de diverses forces sociales, régionales, religieuses et politiques, y compris du soulèvement lui-même.

La troisième réalisation est la fin du syndrome chronique de Soueïda, que représentait le parti Baas lui-même et sa forte présence en tant que gardien de l’Etat et de la société. Le soulèvement populaire, dès son premier jour, a mis fin au parti Baas et fermé ses sièges dans tout le gouvernorat. L’abolition de l’article huit de la Constitution est effective aujourd’hui à Soueïda. Le parti Baas était largement présent à Soueïda, grâce au réseau de ceux qui en bénéficient et non de ceux qui sont fidèles à ses idées. Le parti a cessé d’être une machine idéologique depuis qu’il a monopolisé la vie politique en Syrie avec le coup d’État de Hafez al-Assad en 1970. Il est devenu depuis lors un club exclusif de sélection des employés de l’État du secteur public, des syndicats, et des parlementaires, par le biais de relations personnelles, et de loyauté et d’informateurs. Aujourd’hui, il est devenu possible pour les gens de s’organiser sur une base libre et non coercitive, d’organiser leurs affaires, de la distribution de l’aide au carburant, en passant par les engrais et le fourrage, sans l’intermédiaire du parti. Ici, il semble clair que les gens différencient l’État du régime, ils se préoccupent du premier et désirent changer le second. Cette volonté de restaurer l’État, en tant que fournisseur de services, neutre et laïc, qui ne fait pas de discrimination négative entre les Syriens, est une réussite supplémentaire pour le mouvement.

Au cours des derniers jours et semaines, le niveau de criminalité, de suicides, d’enlèvements contre rançon, ainsi que de trafic et de commerce transfrontaliers de drogue à Soueïda a chuté à des niveaux frappants. Bien que ce résultat puisse ne pas durer longtemps, en raison de facteurs économiques et de niveaux de vie médiocres, il peut donner une bonne indication de ce à quoi ressemblera l’avenir des habitants·e·s de cet endroit et de ce que leur volonté collective peut créer. En marge de ce beau tableau, les coupes illégales de forêts effectuées par certaines unités militaires des forces du régime dans le cadre d’un plan de redéploiement défensif se sont multipliées d’une manière sans précédent. Cette perte est énorme et irréparable, dans une zone située au bord du désert et à la lumière des conditions du changement climatique qui menacent la survie et l’existence dans cette région.

Les cartes du régime

Jusqu’à maintenant, le régime syrien est le plus grand absent de tout ce qui se passe à Soueïda. Il semble être en position défensive, redéployant ses forces sur le gouvernorat et renforçant son quartier général de sécurité. Dans le même temps, le régime cherche à encercler le mouvement, à l’épuiser intérieurement avec des conflits locaux et à l’épuiser avec des problèmes civils fabriqués de toutes pièces.

Le régime n’est pas en mesure de disposer de capacités militaires, ni capable de mobiliser des forces armées pour faire face au soulèvement de Soueïda. Le coût de la répression militaire du soulèvement pourrait être plus élevé que le coût de son isolement et de son étouffement, de sa division interne et de son blocage avec le reste des régions syriennes. Par conséquent, les tentations les plus importantes ont consisté à recourir aux Druzes de la campagne de Damas et de Quneitra, dans l’espoir qu’ils pourraient sortir le régime de cette situation difficile. Il a donc mobilisé ses loyalistes druzes de l’extérieur du gouvernorat de Soueïda, essayant de constituer une nouvelle direction religieuse par des nominations telles que la constitution de l’Autorité spirituelle druze de la région Campagne de Damas. Cet organe n’existait pas auparavant et n’a aucun poids religieux, mais il pourrait désormais jouer un rôle dans l’établissement d’une séparation politique entre les Druzes dans les différentes régions syriennes. Même si le régime semble ignorer le soulèvement de Soueïda, il montre sa volonté de garder à ses côtés les Druzes des zones rurales de Damas et de Quneitra, et cela par des moyens coercitifs et intimidants. Ceci ne signifie en aucun cas que le régime syrien n’a plus de fidèles à Soueïda, que ce soit dans les milieux religieux, civils ou militaires.

Dans le même sens, le régime a eu recours à l’une des autorités spirituelles de la communauté druze du Liban, Cheikh Amin Al-Sayegh, pour envoyer une vidéo aux habitants de Soueïda dans laquelle il critiquait implicitement la position de Cheikh Al-Hijri et les appelait à se tenir aux côtés de l’État syrien.

Cheikh Al-Sayegh est l’un des 11 cheikhs druzes du même rang du Liban, qui portent un turban rond ou «makulsa» et qui n’interviennent généralement pas dans la politique. Mais Cheikh Al-Sayegh s’est tracé une voie singulière à la tradition en parlant de politique ouvertement à travers les médias sociaux et la télévision, alors qu’aucune photo ou apparition dans les médias n’est connue des autres cheikhs de son rang. Cheikh Al-Sayegh n’est pas considéré comme un gardien des Druzes de Syrie et sa présence religieuse se limite à ses fidèles au Liban qui sont peu nombreux, surtout après ses interférences politiques répétées et quotidiennes en direct, pour des raisons qui ne semblent pas purement spirituelles.

En outre, certains partisans influents du régime sur les réseaux sociaux tentent d’incriminer de manière communautaire le mouvement de Soueïda en se concentrant sur un groupe d’accusations fabriquées de toutes pièces, telles qu’être des séparatistes, des traîtres, des agents israéliens et autres. Une partie de ces messages ne s’adresse pas réellement aux Druzes, mais cible plutôt le public alaouite, en vantant leur mérite et présentant les Druzes comme extérieurs à l’alliance des minorités existantes en Syrie, et les projetant comme cibles d’une vengeance imminente de l’État et de son armée.

Dans le même temps, le régime a poussé le Conseil du gouvernorat de Soueïda à publier le 12 septembre 2023 une déclaration reconnaissant les revendications légitimes du peuple et tenant le gouvernement responsable de la détérioration des conditions de vie de la population, mais demandant aux forces de sécurité de protéger les institutions de l’État, tout en condamnant la forme actuelle de protestation politique et ses mécanismes. Certains ont interprété cette déclaration comme une autorisation officielle de disperser les manifestations de protestation par la force, comme cela s’est produit devant la section du parti Baas à Soueïda le 13 septembre, lorsque des hommes armés, de l’intérieur de la section, ont ouvert le feu sur les manifestants qui tentaient de prendre d’assaut le bâtiment avec l’intention évidente d’éviter de provoquer des morts parmi eux.

Cependant, d’un autre côté, la déclaration du Conseil provincial a donné au soulèvement populaire et au mouvement politique civil à Soueïda une opportunité remarquable de pratiquer un nouveau style politique. Il est possible, pour la première fois, et avec l’influence et la pression civile, de forcer tous les membres des conseils municipaux à démissionner, ce qui créera un vide qui nécessitera la convocation de nouvelles élections. La loi sur l’administration locale n° 107 de 2011 ne prévoit pas actuellement cette possibilité. Elle stipule plutôt que si le siège de l’un des membres des conseils de l’administration locale devient vacant, le membre dont le siège devient vacant sera remplacé par le premier vient-ensuite en voix de son secteur, à moins que l’autorité compétente ne juge nécessaire d’inviter les électeurs à élire un nouveau membre. L’autorité compétente étant le bureau exécutif du conseil ou le ministère de l’Administration locale. Et si des élections sont convoquées, cela pourrait être mis au crédit des réussites du soulèvement de Soueïda à travers la formation d’organes exécutifs municipaux qui représenteraient véritablement le peuple et disposeraient d’une légitimité juridique, afin qu’ils puissent commencer à mettre en œuvre les services différés et lutter contre la corruption et les perturbations dans le secteur public. Restaurer l’État signifie restaurer toutes les structures encore fonctionnelles de l’Etat et les reproduire, parallèlement et simultanément à la formation d’un comité politique civil pour Soueïda. Cela ne veut en aucun cas dire que le régime permettra que soit mise en œuvre cette mesure, qu’il considérera comme une concession politique faite au peuple, son véritable ennemi. Cependant, cette mesure semble représenter une option pour tester la politique en tirant parti de la situation particulière de la région. Le test se jouerait sur le propre terrain du régime, avec un risque élevé de répercussions, mais qui pourrait bien être une introduction à une solution politique pour tous les Syriens et Syriennes.

Les crises du mouvement

Il existe une tendance rigoriste dans le mouvement actuel, qui considère le mouvement lui-même comme un but et une fin en soi. Autrement dit, le mouvement existe en soi et atteint ainsi sa condition de suffisance, mais cette tendance rigoriste est anti-politique par ses délibérations quotidiennes. Cette tendance puritaine sanctifie l’arène, le terrain ou le soulèvement, et l’élève comme le seul détenteur d’une légitimité que personne ne doit transgresser. Bien que cela soit normal dans toutes les expériences au cours desquelles les gens sont descendus massivement dans la rue après une longue période de confinement, de peur et d’abstention, cela devient avec le temps un obstacle aux possibilités d’une formation politique plus durable.

Ce rigorisme qui tend à créer des symboles et des slogans et à les sanctifier, est à l’opposé du mouvement qui l’a généré, c’est-à-dire le soulèvement. La restauration populaire de l’espace public est un acte participatif qui transforme la volonté des individus qui y participent en action politique. Par conséquent, l’esprit de démocratie doit être injecté dans le mouvement et l’accent doit être mis sur son importance en tant que champ de fertilisation croisée des idées et de production de visions communes sur les prochaines étapes à franchir, sans le verrouiller sur invitation privée ni en faire un club exclusif aux seuls participants.

En revanche, le soulèvement semble rattaché à la Maison Dar Qanaouat (Al-Hijri) et en tire une légitimité. Dans le futur, ce mouvement devra trouver ses propres mécanismes organisationnels et politiques, afin de pouvoir soutenir la position de Dar Qanaouat, et non seulement s’appuyer sur elle.

Il y a aussi les axiomes politiques que le mouvement dominant a commencé à réunir comme slogans ultimes, comme s’ils constituaient le programme politique complet pour l’ensemble du groupe national. Au-delà de quelques revendications timides sur des questions locales, le mouvement s’est concentré sur des questions majeures pour parvenir à une certaine garantie. Ceci constitue un point faible du mouvement.

Les mouvements populaires les plus réussis sont ceux qui sont capables de fixer des objectifs réalisables, c’est-à-dire des problèmes locaux que la volonté collective du peuple peut mettre en œuvre dans son espace propre.

Peut-être qu’en fin de compte il est légitime de prétendre que le soulèvement de Soueïda, avec toute la complexité de sa scène interne, a commencé à ouvrir la porte à une potentielle solution politique qui pourrait finalement conduire à la refonte d’une nouvelle Syrie. (Article paru le 15 septembre sur le site Aljumhuriya, traduit de l’arabe pour A l’Encontre par Suzanne Az)

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