Ryanair: un modèle décrié pourtant copié

Par Eric Renette

Le modèle économique de la compagnie low-cost est aujourd’hui remis en question à travers une grève générale dans toute l’Europe. En 20 ans, Ryanair a largement modifié l’aérien européen, au-delà des low-cost.

Décodage

Ce vendredi 28 septembre, la première compagnie aérienne européenne, la low-cost Ryanair (130 millions de passagers en 2017-2018) va connaître sa plus importante opposition. Une grève est annoncée par les syndicats du personnel de cabine en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas et au Portugal et des pilotes en Belgique et Pays-Bas. «La plus grande grève européenne jamais vue» comme aiment à le souligner les syndicats. Leur leitmotiv: Ryanair doit changer. La direction accepte ce changement, du bout des lèvres d’abord. Du bout des grèves ensuite?

En vingt ans, pourtant, ce que la compagnie irlandaise a accompli est régulièrement considéré, à travers la planète, comme une véritable réussite. Quand les syndicats assurent que le modèle économique de Ryanair a définitivement atteint ses limites et n’a d’autre choix que d’évoluer, il faut reconnaître qu’il a aussi largement inspiré les autres compagnies aériennes européennes, et pas uniquement celles au profil low-cost assumé. Bien sûr, Ryanair n’est pas la seule en cause. Le secteur s’est largement inspiré de ce qui se faisait dans la compagnie américaine Southwest, la mère de tous les low-cost. Mais Ryanair a ouvert la voie et, souvent, servi de «décomplexeur» aux autres compagnies pour changer leurs habitudes. Son modèle a aussi contribué à modeler le public et la concurrence.

1.- L’art d’expliquer le prix

Une des marques de fabrique qui a révélé Ryanair aux consommateurs européens, c’est son art de déstructuration les tarifs aériens. Avant, les passagers ne connaissaient que le prix final qui lui était appliqué, aucun des paramètres qui le composent. La compagnie irlandaise a commencé par sortir les charges aéroportuaires et les taxes pour montrer l’importance du coût de la partie que la compagnie ne contrôle pas. Elle a parallèlement morcelé différents tarifs concernant les services, le niveau de confort, les frais de paiement par carte de crédit, l’importance des bagages, le choix des sièges… Chaque choix étant présenté comme le fruit d’une lutte sans merci pour rendre le voyage le moins cher possible. Le consommateur y a appris non seulement le coût des choses mais aussi, surtout, le goût du choix qu’il pouvait faire. Voyager léger, sans bagages, sans repas à bord (surtout s’il s’agissait d’un mauvais, ou très mauvais, sandwich mou), connaître l’importance des taxes d’aéroport, des suppléments carburant… Les compagnies traditionnelles ont longtemps considéré cette manière de dévoiler le prix des choses et des services comme une offense commerciale relevant de l’impudeur. Avant d’en adopter beaucoup des principes: bagages payants, nourriture à bord tarifée, choix du siège…

2.- Le rôle d’internet et des intermédiaires

Autre caractéristique popularisée par la low-cost irlandaise: le passage obligé par internet. Elle n’était ni la première ni la seule mais son développement intensif a largement participé à banaliser la consultation et la réservation en ligne. Et la diminution des intermédiaires, notamment les ventes via les agences de voyages. Non pas que Ryanair y soit opposée, elle ne demande qu’à multiplier les canaux de vente, mais elle est offusquée par leur coût. Pas tant le pourcentage pris par les agences mais surtout le prix de l’abonnement aux grands réseaux mondiaux de réservation (GDS) dont elle n’a accepté de payer le tarif que depuis quelques mois.

3.- Même le business s’y est mis

À force de modeler le voyage moyen à travers l’Europe, par les prix et les services mis à disposition, l’influence du modèle Ryanair s’est également imposée dans les voyages d’affaires. La crise de 2008 y a aussi beaucoup contribué. De plus en plus d’entreprises comptent sur les offres low-cost dans l’éventail de leur politique de voyage. Et Ryanair est venue leur proposer ses services dans les «grands aéroports» nationaux.

4.- Au passager d’être malin

En accélérant la transparence et la lisibilité sur les tarifs, Ryanair a toujours joué une forme de complicité avec les passagers malins, débrouillards. Donnant une visibilité sur les prix, sur les bons jours, les meilleurs horaires, les bonnes affaires, elle a rendu ses clients plus affûtés. Et pénalisé les autres.

5.- Rentabilité avant tout

Ryanair a développé un modèle économique venant de rien, sans avoir hérité d’un passé de compagnie traditionnelle, de ses habitudes, salaires ou avantages sociaux. Au départ d’un pays fiscalement avantageux et en profitant longtemps de l’apathie européenne envers la concurrence des régimes sociaux et fiscaux dans le marché européen. Le low-cost est avant tout un modèle économique, un esprit qui n’est pas seulement d’appliquer des tarifs bas pour les clients mais de diminuer les coûts partout où c’est possible.

Avec les dérives humaines et sociales qui suscitent les grèves aujourd’hui: on ne paye que les heures de vol, pas les heures d’attente… Longtemps les formations ou les uniformes étaient payants. Les autres compagnies aériennes européennes n’ont pas copié ce modèle mais elles s’en sont servies pour garder le leur sous pression.

6.- Puis vint la crise des pilotes

Durant plus d’une dizaine d’années, le modèle Ryanair a déteint sur le reste de l’aviation européenne, chaque groupe de compagnie traditionnel finissait par créer sa marque low cost pour concurrencer l’Irlandaise à travers le ciel européen. Les modèles se rejoignaient de plus en plus, tissant une sorte de profil type, en tarif et en qualité de service, pour les vols intra-européens moyens. Jusqu’à ce qu’arrive la crise des pilotes. La demande dépassant l’offre, ceux qui le pouvaient ont haussé leurs exigences, quittant les employeurs les moins généreux. Ryanair y a ajouté des erreurs de gestion de congés, puis un manque de psychologie sociale avec les syndicats, etc. Et, dans ce domaine, jusque-là, les autres compagnies européennes ne s’en sont pas inspirées. Si ce n’est pour faire valoir leurs avantages auprès du personnel de Ryanair. Juste retour des choses. (Article publié dans le quotidien Le Soir, daté du 28 septembre 2018, https://journal.lesoir.be; reproduit avec l’autorisation de l’éditeur)

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«Nous trouvons cette grève déraisonnable»

Le site du quotidien économique français Les Echos, ce 28 septembre 2018, indique: «Les syndicats réclament l’emploi de chaque salarié via un contrat relevant de son pays de résidence. Historiquement, Ryanair a toujours employé une bonne part de son personnel via des contrats de droit irlandais.» Les Echos cite la commissaire européenne aux Affaires sociales, Marianne Thyssen, qui a rappelé, ce mercredi 26 septembre, suite à une rencontre avec le directeur général de la compagnie, Michael O’Leary: «Le respect du droit communautaire n’est pas quelque chose sur lequel les travailleurs devraient avoir à négocier, ni quelque chose qui peut être fait différent d’un pays à l’autre.» Et d’ajouter: «Ce n’est pas le pavillon qui détermine la loi applicable. C’est l’endroit d’où les travailleurs partent le matin et reviennent le soir, sans que l’employeur ait à couvrir les frais.»

Ce qui n’empêche, Peter Bellew, le directeur opérationnel de Ryanair de s’exclamer: «Nous trouvons cette grève déraisonnable et quelque peu en décalage avec les progrès que nous pensions avoir réalisés.»

Le site internet de Ryanair permet de visualiser la plateforme matérielle qui facilite toutes les opérations de précarisation de certains emplois, le report de charges sur les salarié·e·s et le travail intérimaire: 86 bases en Europe qui permettent de «domicilier» le personnel et de stationner les avions.

Pour rappel, le 10 août 2018, en pleine période de congé, Ryanair avait dû annuler quelque 400 vols à cause d’une grève des pilotes. Cette fois, il s’agit du personnel de cabine qui, fin juillet, avait dû, une fois de plus, rappeler l’existence de quelques droits élémentaires à la direction. (Rédaction A l’Encontre)

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