Quand le pouvoir des créanciers dicte les normes constitutionnelles (I)

Gerardo Pisarello

Entretien avec Gerardo Pisarello

Nous publions ci-dessous la première partie d’un long entretien avec le professeur de droit constitutionnel à l’Université de Barcelone Gerardo Pisarello (voir la deuxième partie sur ce site). Il s’attache à démontrer en quoi les normes constitutionnelles de plafonnement drastique des déficits publics – connu en Suisse sous le vocable «frein à l’endettement» – participent d’un choix réactionnaire aux plans social et écologique. Il opère une critique interne de cette politique qui a été adoptée par la droite et les partis sociaux-libéraux. Le PSOE et le Parti Populaire en Espagne ont imposé, d’un commun accord, en septembre 2011, cette machinerie devant assurer une politique d’austérité frappant de plein fouet les salarié·e·s, dans leurs différentes composantes. (Rédaction)

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Quel est l’article ou l’alinéa de la Constitution que veulent modifier le PSOE [Parti socialiste ouvrier espagnol] et le PP [Parti Populaire]? Quelle procédure envisagent-ils? Il est également question d’une loi organique.

L’accord entre le PSOE et le PP [discuté en août et adopté par le Parlement et le Sénat en septembre] a un double objectif: d’une part, rendre encore plus restrictives les limites déjà étroites au déficit et à l’endettement publics fixées dans le Pacte de stabilité et de croissance de l’Union européenne de 1997 et, d’autre part, donner davantage de garanties aux créanciers détenteurs de la dette espagnole et à la Banque centrale européenne (BCE). Pour atteindre ces objectifs, un pacte a été conclu sur une sorte de réforme en deux temps: une réforme de la Constitution, qui n’affectera que l’article 135, et une autre réforme qui sera réalisée par l’intermédiaire de la loi organique [loi relative à l’organisation et au fonctionnement des pouvoirs publics; elle précise ou complète les dispositions de la Constitution qui fixent les principes généraux].

Cette opération de réforme constitutionnelle et légale comporte deux aspects importants. D’une part, on donne un sceau de légalité à une interdiction d’engager des déficits qui pourront à peine dépasser le zéro pour-cent du PIB pendant les dix prochaines années. Ce taux n’est pas fixé dans la Constitution. Celle-ci se limite à interdire des déficits supérieurs à 3% du PIB, tel que prévu dans le Traité sur l’Union européenne [appelé aussi Traité de Maastricht]. Mais on renvoie à une loi organique qui ne pourra être approuvée et modifiée qu’à travers des majorités spéciales et qui devra établir des sanctions pour ceux qui n’auront pas respecté les limites imposées. Le contenu de cette loi fait également partie de l’accord PSOE-PP: le gouvernement et le PP postulent que les administrations publiques doivent atteindre d’ici à 2020 un plafond de déficit structurel ne dépassant pas 0,4% du PIB [0,14% du PIB pour les communautés autonomes et 0,26% du PIB pour l’Etat central]. Il ne s’agit pas exactement d’un déficit zéro, mais dans un contexte économique comme celui qui règne actuellement, cela impliquera un blocage en règle de toute issue socialement et écologiquement juste à la crise.

L’autre question, très grave même si elle a moins été commentée publiquement, est la prétention de constitutionnaliser la «priorité absolue» du paiement des intérêts et du principal de la dette publique par rapport à d’autres investissements. Cette option constitue une concession inédite faite aux créanciers, une bizarrerie dans le domaine du droit comparé [des systèmes juridiques] et une bombe à retardement pour l’édifice constitutionnel lui-même, puisqu’elle obligerait à payer la dette même si cela implique de sacrifier d’autres objectifs constitutionnels, comme la satisfaction des droits sociaux, l’utilisation rationnelle des ressources ou la garantie de l’autonomie financière des communautés autonomes et des municipalités.

L’imposition de limites strictes au déficit et à l’endettement publics vous semble-t-elle pouvoir être refusée par la gauche dans n’importe quelle circonstance?

Le déficit et l’endettement publics sont des outils de politique économique qui peuvent avoir divers objectifs. Dans certains contextes, le fait de les restreindre peut contribuer à la bonne santé des finances et à un renforcement démocratique. Par exemple, si cette mesure s’accompagne de politiques fiscales progressives qui réduisent la dépendance par rapport aux emprunts extérieurs, ou s’il s’agit de fermer vigoureusement la voie à l’endettement spéculatif du secteur privé. Mais dans un contexte de récession comme celui existant aujourd’hui, où aucun des grands partis n’est réellement disposé à impulser de telles mesures, le plus probable est que l’obsession pour l’élimination – et non pas la simple limitation – du déficit finira par servir des objectifs moins nobles, à savoir la privatisation des services publics, la réduction des droits des personnes les plus vulnérables ou la réduction drastique de l’auto-gouvernement à différents échelons [local ou régional], ce qui est d’ailleurs déjà en train de se passer.

Un objectif de politique économique a-t-il besoin d’un entérinement de nature constitutionnelle? Est-il exagéré de parler d’une constitutionnalisation de la politique économique néolibérale?

Il n’est pas négatif en soi que les Constitutions intègrent des objectifs de politique économique, et jusqu’à un certain point cela peut même être conseillé. Par exemple, la garantie de droits sociaux est en général corrélée avec des principes comme celui de la progressivité fiscale, reconnue de fait dans l’article – non respecté – 31 de l’actuelle Constitution espagnole. En Bolivie, la Constitution interdit la privatisation de l’eau. Et au Costa Rica, une récente réforme constitutionnelle décrète que les dépenses publiques pour l’éducation ne peuvent en tout cas pas être inférieures à 8% de PIB. Ces objectifs impliquent d’imposer une limite aux majorités politiques changeantes. Mais il s’agit de limites aménagées, c’est-à-dire de limites de la politique économique qui élargissent la portée globale du principe démocratique, en renforçant l’autonomie personnelle et collective d’importants secteurs de la population.

A mon avis, le problème réside dans la constitutionnalisation de limites qui dévaluent le principe démocratique. Cette hyperconstitutionnalisation consiste à consacrer dans des textes rigides, difficilement réformables, des options idéologiques de détail qui finissent par asphyxier le débat politique courant et le pluralisme des modèles économiques.

Une bonne partie des Constitutions entrées en vigueur après la Seconde Guerre  mondiale, en consacrant le principe de l’Etat de droit social et démocratique, acceptaient que les pouvoirs publics puissent se servir de différents outils économiques pour se conformer à ces lignes de force. Le recours au crédit, à l’endettement externe, combiné avec une certaine pression fiscale sur les revenus moyens et élevés, était l’un de ces outils. Il ne s’agissait pas de préfigurer un modèle économique spécifique, mais d’établir un cadre large que les différents gouvernements pourraient concrétiser selon leur orientation idéologique. Ces règles constitutionnelles n’ont pas servi à surmonter beaucoup d’inégalités inhérentes au capitalisme. Mais dans certains pays du centre et du nord de l’Europe elles ont facilité un niveau élevé de cohésion sociale et l’extension de droits politiques et sociaux à de larges secteurs de la population.

A partir de la crise des années 1970, les classes conservatrices ont considéré que ce modèle constitutionnel ne garantissait pas suffisamment leurs intérêts. Et pour le purger de ce qu’ils estimaient être ses «excès», des auteurs néolibéraux comme James Buchanan [économiste américain, Prix Nobel en 1986 pour sa théorie du choix public – Public Choice] ou même Friedrich Hayek [1899-1992] lui-même ont conçu une formule qui fera florès: restreindre sévèrement les marges d’action des parlements nationaux et des assemblées législatives et les empêcher, par le biais des Constitutions, de contracter des dettes, de creuser des déficits ou d’établir des politiques fiscales trop incisives. Cette conception constitutionnelle n’avait pas pour but d’élargir la portée des principes démocratiques. Bien au contraire: elle cherchait explicitement à les modérer, à les restreindre, fermant la voie à des politiques inspirées par exemple par les idées d’économistes tels que John Maynard Keynes [1883-1946] ou Michal Kalecki [1899-1970].

Il n’est pas besoin d’être un militant radical pour constater la parenté entre la proposition de réforme constitutionnelle-légale du PSOE-PP et cette ligne d’hyperconstitutionnalisme néolibéral qui vise à corseter les normes d’une importance juridique décisive – traités, constitutions, lois organiques – par un modèle idéologique tellement serré qu’il exclut des modèles alternatifs, dénaturant ainsi la portée du principe démocratique.

Cela a été reconnu publiquement par des personnes liées au PSOE comme Josep Borell [membre du Parti socialiste catalan], Antonio Gutierrez [spécialiste entre autres du droit du travail] ou Jordi Sevilla [ex-ministre des Administrations publiques d’Espagne], qui a même qualifié la proposition comme étant une capitulation au populisme de droite impulsé par le Tea Party aux Etats-Unis. Felipe Gonzalez lui-même a prétendu défendre dans le quotidien El Pais – à mon avis avec peu de succès – l’existence d’un écart clair entre, d’une part, un plafonnement du déficit «responsable» ou «issu du bon sens» à 4% et, d’autre part, l’objectif de 0,4% qui ne serait qu’une «sottise» qui ne pourrait être attribuée qu’au «radicalisme idéologique» de «théoriciens fondamentalistes».

Vous-même avez écrit que «la réforme constitutionnelle et légale accordée par les partis majoritaires n’est pas une proposition nouvelle ni simplement technique. C’est une proposition politique qui a été essayée dans différents pays au cours de ces dernières décennies et qui a entraîné des conséquences anti-sociales et anti-démocratiques vérifiables». Quels sont ces pays? Quels exemples pouvez-vous nous donner de ces conséquences?

Aux Etats-Unis, le Parti républicain, soutenu par un certain nombre de Démocrates, et maintenant sous l’influence du Tea Party, a essayé à plusieurs reprises d’introduire un plafonnement constitutionnel aux dépenses publiques (ce qui ne l’a pas empêché, en même temps, de défendre l’augmentation du budget militaire). Le principe de l’équilibre budgétaire a, lui, été inscrit dans presque toutes les Constitutions des Etats [des Etats-Unis]. Certains Etats ont fixé des plafonds aux dépenses et d’autres, comme la Californie, aux pressions fiscales. Des économistes comme Paul Krugman ont présenté des arguments convaincants expliquant que ces clauses ont contribué à aggraver les effets de la crise dans ces Etats, en les empêchant d’adopter des mesures anti-cycliques et en les conduisant même dans certains cas à la banqueroute.

En Europe, le Pacte de stabilité et de croissance de 1997 est l’expression, par excellence, de cette tendance. De manière dogmatique, le Pacte a transformé l’obsession anti-déficit, anti-endettement et anti-inflation en un corset rigide qui a peu à peu étouffé la marge de manœuvre des Etats membres. L’impossibilité de s’ajuster à un cadre aussi étriqué sans affecter gravement la cohésion sociale interne explique que dans des pays ayant des «Etats sociaux» relativement robustes comme le Danemark ou la Suède l’entrée dans la zone euro ait été repoussée à maintes reprises par des référendums populaires où l’opposition l’a emporté avec plus de 52% des votes.

A l’intérieur de la zone euro, le Pacte s’est transformé en noyau d’une sorte de constitution économique tacite tellement rigide que même l’Allemagne et la France ont fini par combiner une non-application sélective des règles de ce Pacte avec des privatisations et des coupes sociales spécifiques. Ceux qui défendent maintenant avec vigueur la «règle d’or» [équilibre budgétaire] ont à maintes reprises dépassé la limite de 3% de déficit du PIB et ont failli être sanctionnés [par les instances européennes], mais leur poids dans le Conseil leur a permis d’imposer une réforme au Pacte et d’éviter les sanctions.

Seule l’arrivée au pouvoir de la redoutable Angela Merkel et la désertion d’un secteur important de la social-démocratie ont permis d’introduire dans la Constitution allemande [en juin 2009] un plafonnement du déficit à 0,35% du PIB pour 2016 [les déficits dans les Länder sont proscrits dès 2020]. Néanmoins, cette décision a été durement critiquée par l’aile gauche du SPD, les Verts se sont montrés sceptiques et Die Linke en est arrivée à la qualifier d’authentique «catastrophe» et d’«euthanasie» pour les Länder traversant des difficultés économiques.

La réforme espagnole ne comporte-t-elle pas, outre les objectifs de réduction du déficit, des exceptions en cas de situations de «catastrophe naturelle, récession économique ou des situations d’urgence extraordinaires qui échappent au contrôle de l’Etat et susceptibles de porter un préjudice important à la situation financière ou à la soutenabilité économique ou sociale de l’Etat»?

Effectivement. Certains secteurs du PSOE tentent de s’accrocher au fait que ces exceptions ont été prévues pour démontrer le caractère «flexible» de la réforme. Mais, en réalité, ce scénario d’insoutenabilité n’est pas une hypothèse d’avenir: il existe déjà, et de manière sanglante, dans des secteurs aussi sensibles que le logement, la santé, l’éducation, l’emploi ou la politique énergétique. Et les négociations entreprises par le gouvernement et le PP dans ce contexte récessif concret visent non pas à flexibiliser le déficit pour éviter la catastrophe, mais au contraire à en durcir les limites, ce qui contribuera à approfondir la décomposition sociale et environnementale sur l’ensemble du territoire.

Vous avez également indiqué que ces mesures «n’affecteront pas de la même manière tous les pays où elles seront appliquées». Et vous avez noté qu’il y aurait un impact particulier dans la périphérie de la zone euro. Pourquoi?

De manière générale la dérive monétariste et néolibérale qu’a subie le processus d’intégration à partir des années 1990 a surtout desservi la périphérie de l’Union européenne. Après tout, aussi bien les critères de convergence tracés à Maastricht que la politique monétaire ont été conçus en fonction des besoins du modèle capitaliste allemand et de la Bundesbank. Le fait que cette voie d’intégration fixée dans les critères de Copenhague de 1993 ait été imposée aux pays d’Europe de l’Est s’est soldé par un désastre social et environnemental dans ces pays. Et au sein de la zone euro, elle a entraîné la dévastation des économies périphériques. Pour tenter de s’adapter à ce cadre, la Grèce a imposé une politique fiscale ouvertement régressive, mais même ainsi elle a dû fausser ses comptes publics [pour camoufler le taux d’endettement]. Le Portugal s’est également vu obligé d’appliquer des politiques d’austérité et a dû réformer jusqu’à six fois la Constitution progressiste de 1976, issue de la Révolution des œillets [avril 1974], pour s’adapter aux nouveaux vents européens. L’Espagne a pour sa part encouragé une politique irresponsable de surendettement privé [entre autres dans le secteur du logement] que les partis majoritaires se sont acharnés à maintenir, alors que c’est précisément ce qui est au centre de ses problèmes actuels.

Le renforcement des critères fixés dans le Pacte pour la stabilité de la zone euro [mars 2011] et la constitutionnalisation de l’obsession anti-déficit et anti-dette ne feront qu’aggraver la situation. Pour l’Allemagne, la limitation constitutionnelle du déficit est un problème. Mais il s’agit là du deuxième pays exportateur du monde, avec un PIB qui équivaut presque à ceux de l’Espagne et de l’Italie réunis, et avec un appareil productif qui facilite l’obtention d’excédents de la balance commerciale. Et il s’agit également d’un Etat fédéral ayant un système de financement et de rééquilibrage interne beaucoup plus avancé que celui des pays de la périphérie. En même temps qu’ils sont obligés de juguler le déficit, Berlin, Brême, la Sarre, Saxe-Anhalt et le Schleswig-Holstein perçoivent 800 millions d’euros annuellement de l’Etat fédéral, et même si ces sommes sont insuffisantes, elles contribuent à consolider leurs comptes.

Dans les pays de la périphérie, la situation est beaucoup plus précaire. Dans des Etats comme l’Espagne, avec un endettement privé très élevé, une structure productive trop liée à la construction, au tourisme et à l’agriculture intensive, une forte dépendance énergétique, un système de financement autonome et local injuste et opaque, et des politiques fiscales régressives du point de vue social et environnemental, un déficit de 0,4% est un objectif irréaliste, sinon suicidaire.

Depuis l’éclatement de la crise on s’est souvenu, à juste titre, du fait que les Etats-Unis avaient augmenté leur déficit de plus de 5%. Et même si ce chiffre leur a permis d’éviter un scénario semblable à celui de 1929, cela n’a pas permis de réactiver et de réorienter leur système productif, ni de créer un nombre significatif d’emplois. Qu’arrivera-t-il alors dans le cas de l’Espagne? Comment feront les municipalités sous-financées pour se rapprocher des 0,4% dans les prochaines dix années? Vont-elles finir de liquider les services publics déjà exsangues, créant des conditions idéales pour une montée de la xénophobie et de l’extrême droite? Choisiront-elles de continuer à vendre à l’encan le terrain public et de le laisser en mains de spéculateurs, en imaginant qu’une autre bulle [après celle de l’immobilier] est possible? (Traduction A  l’Encontre; cet entretien a été réalisé par Salvador Lopez Arnal et publié sur le site Rebelion)

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Gerardo Pisarello est professeur de Droit constitutionnel à l’Université de Barcelone, membre de l’Observatoire DESC (droits économiques, sociaux et culturels) et du conseil de rédaction de la revue Sin Permiso. Il est un participant actif à l’assemblée «indignée» du quartier de la Sagrada Familia de Barcelone.

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