Migrants: «La collaboration entre Rome et Tripoli passe pour assassine»

Par Dominique Dunglas

A peine hissée hors de l’eau par les secouristes de l’ONG Proactiva Open Arms, les yeux hagards, Josepha est en état de choc, incapable de parler, déshydratée et en hypothermie après avoir dérivé pendant 48 heures accrochée à un morceau d’épave. Au second plan, gisent sur une planche de bois flottante le cadavre d’une autre femme et celui d’un enfant de 3 ou 4 ans. La photo de cette Camerounaise de 40 ans est à la une des principaux quotidiens transalpins, le nouveau symbole du drame qui se joue tous les jours entre les côtes de l’Afrique et celles de l’Europe.

Josepha était à bord d’un canot pneumatique se dirigeant vers l’Italie, avec à son bord 165 migrants, dont 39 femmes et 12 enfants, intercepté lundi soir par les gardes-côtes libyens. Conformément aux accords passés avec l’Italie, les soldats ont transféré les migrants sur leur vedette pour les ramener sur les côtes libyennes. Tous? Non.

Selon Oscar Camps, le fondateur de Proactiva Open Arms, deux femmes et un enfant ont refusé de monter à bord du bateau des gardes-côtes par crainte de retourner dans l’enfer des prisons libyennes. Les soldats auraient alors coulé le canot pneumatique et abandonné les trois migrants dans les débris flottants. «Ce sont des assassins qui ont été enrôlés par l’Italie», a déclaré Oscar Camps. Et l’écrivain et journaliste italien Roberto Saviano s’en est pris directement à Matteo Salvini, le ministre de l’Intérieur: «Salvini, quel plaisir prends-tu à voir mourir des enfants?»

Une version des faits toutefois démentie par Rome et Tripoli. Une journaliste allemande qui était à bord de l’unité de la marine libyenne a confirmé que le canot avait bien été coulé mais qu’à sa connaissance, il n’y avait plus personne à bord.

La filière italienne meurtrière

Sans doute ne connaîtrons-nous jamais la vérité. Reste que les tentatives désespérées d’échapper au retour en Libye se succèdent lorsque les migrants comprennent que leur voyage vers l’Europe est un échec. Le 13 juillet, alors que Matteo Salvini avait interdit l’accostage en Sicile d’un vieux chalutier avec 450 migrants à bord, une trentaine d’entre eux s’étaient jetés à l’eau pour essayer de rejoindre à la nage les bateaux italiens. Le bilan officiel, certifié par la marine transalpine, est de quatre morts.

Les statistiques du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés donnent l’ampleur de l’aggravation du drame qui se joue sur la route du canal de Sicile. Depuis le début de l’année, 1143 migrants sont morts en mer, 1100 sur la route vers l’Italie, 300 sur la route vers l’Espagne. Durant les six premiers mois de 2017, un migrant sur 38 perdait la vie durant la traversée. Désormais, c’est un migrant sur sept qui périt entre les côtes africaines et l’Europe. Et avec sensiblement le même nombre de départs, la filière italienne se révèle beaucoup plus meurtrière que celle qui conduit en Espagne. Fermeture des ports italiens, interdiction faite aux ONG de s’approcher des côtes pour permettre aux gardes-côtes libyens de reconduire directement les migrants interceptés dans les geôles d’où ils venaient: la politique mise en œuvre par Matteo Salvini est donc tenue en partie responsable de cette augmentation des morts.

Rien ne semble toutefois freiner la détermination du ministre de l’Intérieur. Au mépris des lois internationales, il veut désormais que les navires militaires italiens rapportent directement les migrants interceptés dans leur port de départ. Selon lui, les conditions de sécurité et de respect des droits de l’homme en Libye le permettent.

Ce n’est pas ce qui se lisait dans les yeux de Joséphine. (Article publié dans le quotidien Le Soir, en date du 19 juillet 2018)

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