Italie. Des appareils syndicaux partie prenante du pouvoir

fausto-scandolaPar Andrea Martini

Le 10 août 2015, le quotidien italien La Reppublica publiait une partie de la longue lettre envoyée à la rédaction par Fausto Scandola, retraité et membre de la Confédération italienne des syndicats de travailleurs (CISL) [1] depuis 1968. Dans ce document, F. Scandola dénonce les «rémunérations dorées» de plusieurs dirigeants syndicaux régionaux et nationaux de la CISL. Certains dirigeants touchent jusqu’à 300’000 euros par année. Il s’agit bien entendu des chiffres déclarés qui ne prennent pas en compte d’autres «sources» de revenus échappant à l’imposition fiscale. On apprend qu’«Antonino Sorgi, président national de l’Inas Cisl, a gagné 256’000 euros brut en 2004: 77’969 euros d’allocation retraite, 100’123 euros de compensation Inas [Institut national d’assistance sociale lié en l’occurrence à la CISL] et 77’957 euros sous forme de compensation Inas immobilière. En 2013, Valeriano Canepari, ex-président Caf [assistance fiscale] Cisl Nationale, a récolté 97’170 euros d’allocation de retraite et 192’071 euros en tant que dirigeant de l’Usr [enseignement] Cisl de la région d’Emilia Romagna: 289’241 euros annuels en tout. Ermenegildo Bonfanti, secrétaire général national Fnp [retraités] Cisl a gagné 225’000 euros par année dont 143 sous forme de retraite. Pierangelo Raineri, grand chef de la Fisascat [commerce et tourisme] Cisl, a reçu 237’000 euros de dividendes grâce à sa participation au conseil d’administration d’Enasarco [fondation].»

Il faut mettre ces chiffres en rapport avec ceux de l’impôt sur le revenu (Irpef). Dès lors, on s’aperçoit que le revenu moyen des travailleurs dépendants pour l’année 2014 en Italie atteint 20’600 euros par année, alors qu’un retraité déclare un revenu moyen de 16’280 euros. La valeur médiane, toutes sources de revenus confondues, atteint 16’213 euros. Dès lors, les interrogations avec lesquelles F. Scandola termine sa lettre prennent tout leur sens: «Est-ce que nos représentants et dirigeants haut placés dans les appareils de la Cisl ou liés à cette confédération syndicale peuvent encore être considérés comme étant des représentants syndicaux des salarié·e·s, retraité·e·s et d’autres cotisants du syndicat? Est-ce qu’on peut encore considérer leurs comportements, leurs rôles et la manière dont ils gèrent le pouvoir au sein du syndicat comme étant exemplaires pour notre syndicat qui vise à défendre les intérêts des travailleurs?»

Suite à la publication de ces informations, le secrétariat national de la Cisl a décrété l’expulsion de Fausto Scandola. Des initiatives au sein du syndicat sont nées pour demander sa réintégration. Une pétition lancée sur une plateforme online du syndicat a récolté plus de 8500 signatures. Ces exemples de «rémunérations dorées» sont loin d’être l’exception. Ils traduisent le degré de bureaucratisation des structures syndicales [2]. Nous publions à ce propos un article d’Andrea Martini, syndicaliste et membre de Sinistra Anticapitalista.

*****

Le scandale autour des «rémunérations abusives» des dirigeants de la confédération syndicale Cisl ne fait qu’attester une pratique déjà connue depuis des années. En effet, il n’y a même pas une année, l’ex-secrétaire général de la Cisl, Raffaele Bonanni [3], avait déclaré percevoir un salaire doré (336’000 euros par année).

Les dénonciations d’un ex-dirigeant de la Cisl de Vérone, Fausto Scandola, ont montré que la question des «rémunérations abusives» concerne d’autres dirigeants qui touchent des salaires dépassant 200’000 euros annuels. Parmi ces dirigeants, on trouve Annamaria Furlan, la nouvelle secrétaire de la Cisl, qui a d’ailleurs pris la place de Bonanni dans le but d’améliorer l’image de la Confédération syndicale catholique.

Ce scandale est d’autant plus grave si l’on pense au fait que ces rémunérations gigantesques et honteuses ont un impact aussi sur le niveau futur de leurs retraites.

Il s’agit bien des chiffres officiels issus de la déclaration fiscale. Ils ne prennent pas en compte toutes les formes de bénéfices qui ne relèvent pas de l’imposition fiscale tels que les biens immobiliers sujets au «prêt d’usage» [bureau, etc.], les remboursements, l’usage du téléphone pour des raisons «professionnelles», les bons repas, des bons pour l’essence, l’utilisation des automobiles de service, etc. Pour ces dirigeants, ce type de biens peut atteindre la valeur des milliers d’euros chaque mois.

Raffaele Bonanni
Raffaele Bonanni

Dans ce cadre apparaît grotesque la promotion faite sur le site internet de la Cisl de l’initiative populaire – déposé au parlement à fin 2013 – visant à limiter les rémunérations abusives des managers actifs dans le secteur public et le privé. En effet, des dirigeants comme Bonanni et Furlan touchent ou touchaient des rémunérations qui paradoxalement devraient se soumettre au mécanisme de réduction de ces rétributions prévu dans le texte de ce projet de loi promu par la Cisl! De même, on pourrait aussi citer les nombreuses attaques faites par Bonanni contre les parachutes dorés avant qu’il prenne la retraite et touche une rente de 5400 euros net par mois, sans compter les autres formes de «rétributions» qu’il a négociées avec la direction de la Cisl lors de son départ.

Ces sommes apparaissent encore plus indignes si on les compare avec les salaires et les retraites misérables (suite aussi au rôle joué par les syndicats dans l’accompagnement des contre-réformes contractuelles et celles portant sur le système des retraites) de millions de travailleurs et travailleuses en Italie. Il s’agit d’une vraie escroquerie, étant donné que les rétributions de ces dirigeants sont financées par les cotisations versées chaque mois par des travailleurs, travailleuses et retraités dans le but d’améliorer leurs propres conditions de travail.

Il ne faut pas non plus oublier que les secrétaires généraux de la Cisl – mais aussi ceux et celles d’autres grands syndicats – ont un pouvoir relatif sur l’appareil qui n’a rien à envier à celui des dirigeants des grandes entreprises. Au contraire, ces derniers doivent répondre aux exigences des actionnaires et des membres des conseils d’administration… Les rémunérations des secrétaires généraux peuvent être augmentées au moyen d’une simple décision prise par l’équipe du secrétariat central, à savoir à travers une procédure (secrète) mise en place par l’organe exécutif de la structure syndicale, celui-ci étant composé de dirigeants dont la place et le rôle dépendent fortement du secrétaire général.

La Cgil [Confédération générale italienne du travail] n’échappe pas à ces mécanismes de rémunérations propres à la bureaucratie syndicale. En effet, le secrétariat central de la Confédération syndicale avait approuvé l’augmentation de la rémunération de l’ex-secrétaire Guglielmo Epifani [4] dans le but d’augmenter son capital de retraite (et donc des rentes). Si le mécanisme à l’œuvre dans la Cgil est le même, le niveau des rétributions de ses dirigeants est pourtant plus bas que celui des dirigeants de la Cisl [mais il reste élevé par rapport au salaire moyen et médian]. Les rétributions nettes (sans compter les bénéfices qui échappent à la déclaration fiscale) se situent entre 75’000 et 80’000 euros par année, ce qui représente environ 4000 euros net par mois.

Si on se lance dans une comparaison à partir des chiffres du bilan 2014 des centrales nationales de Cisl et Cgil (il s’agit des deux sièges centraux à Rome, respectivement à Corso d’Italia e via Po), le volume des dépenses engagées par les deux confédérations syndicales est presque la même: 23,5 millions pour la Cisl et 24 millions pour la Cgil. Toutefois, la part des dépenses pour le personnel n’est pas répartie de la même façon. La Cisl dépense 10,5 millions pour ses 7000 fonctionnaires au niveau national, tandis que la Cgil en dépense moins de 7 millions pour plus de 15’000 fonctionnaires au niveau national.

Au-delà de ces chiffres, l’«opinion publique» perçoit le monde syndical comme étant un «bloc monolithique». Elle n’est pas attentive aux différences de «style» entre les différents syndicats. De plus, l’absence de réaction publique de la part des directions de la Cgil et de l’autre grande Confédération syndicale qu’est la Uil face aux scandales des rémunérations des dirigeants de la Cisl montre que les sommets de ces autres centrales sont dans l’embarras.

Il ne faut pas réduire cette question à une «question morale». En effet, les rémunérations abusives révèlent, une fois de plus, la farce et le caractère totalement hypocrite d’un syndicat qui se définit lui-même comme étant un outil de défense du monde du travail. Mais par ces «affaires» rendues publiques les appareils syndicaux montrent leur vraie nature: elles sont désormais des structures du pouvoir et d’outil de promotion de carrière personnelle d’une couche sociale qui n’a plus rien à voir avec la classe laborieuse, ses souffrances et ses luttes.

En effet, comment est-il possible qu’un dirigeant qui touche 200’000 euros puisse saisir avec proximité le vécu social et personnel de ceux et celles qui vivent et doivent faire vivre une famille avec 1000 euros par mois et se faire activement le représentant de leurs revendications? L’explosion des rémunérations des dirigeants syndicaux constitue aussi le revers de la médaille de la complicité avec laquelle la Cisl (mais aussi la Cgil et Uil) a accompagné l’agression patronale et gouvernementale contre conditions de vie de millions des salariés.

Mauro Moretti: une réussite «syndicale»
Mauro Moretti: une réussite «syndicale»

Tout ce que nous venons de dire nous rappelle les trajectoires des nombreux syndicalistes qui sont devenus des dirigeants d’entreprise. Le cas de l’ex-dirigeant de Cgil, Mauro Moretti, est emblématique. Ex-secrétaire national de la division Transport de la Cgil, il rejoint à nouveau la compagnie nationale des chemins des fers (Ferrovie dello Stato) non plus dans les habits du chef d’atelier, mais dans ceux de dirigeant et ensuite de directeur général [du 2006 à 2014]. Aujourd’hui, il est le directeur général de Finmeccanica [firme active dans les systèmes de défense, les avions de chasse, les hélicoptères, l’électronique]. Moretti gagne 2,3 millions d’euros par année.

Le pionnier de cette pratique fut Gastone Sclavi, ancien dirigeant du secteur chimique de la Cgil, qui au cours des années 1970 devint un dirigeant de la Montedison [grand groupe industriel et financier Italie, aujourd’hui Edison]. Beaucoup d’autres ont suivi la même trajectoire. Si ces épisodes suscitaient l’indignation de beaucoup de membres du syndicat, aujourd’hui cela semble faire partie de la «normalité». Pourquoi? Parce que le syndicat a changé et ses dirigeants ont assumé le rôle de gérer la main-d’œuvre dans le cadre d’un système contraignant d’entreprises «compétitives» au plan de la rentabilité actionnariale. Dès lors, s’il faut gérer ainsi la main-d’œuvre, on peut parfois le faire mieux si l’on a été un syndicaliste complice.

Tous ces syndicalistes ont géré la main-d’œuvre brutalement dans la période du tournant néolibéral de la classe dominante à laquelle ils ont adhéré avec enthousiasme ou par glissements successifs. Le cas de Moretti est exemplaire, car il a géré les Ferrovie dello stato pendant la période des grandes privatisations du secteur, en gérant leur restructuration, les délocalisations, la fragmentation du secteur d’activité ainsi que les licenciements du personnel.

Pour le patronat, la cooptation, sous diverses formes, n’a jamais exclu la répression et sa «légalisation» au travers de lois. Ce n’est donc pas un hasard si des projets de «lois anti-grèves» sont en voie de préparation. La réorganisation d’un syndicalisme de combat devra emprunter des voies qui prennent en compte à la fois la brutalité de l’offensive politico-patronale, la collusion des appareils syndicaux (liée à la transformation décrite) et les luttes de résistance qui, malgré la peur liée au chômage et aux licenciements, trouvent des moyens d’expression. (Article publié sur le site anticapitalista.org, traduction A l’Encontre)

____

[1] Avec l’Unione italiana del lavoro (Uil – 2,2 millions de membres) et la Confederazione generale italiana dei lavoratori (Cgil – 5,7 millions de membres), 5,7 millions d’inscrit·e·s, Confederazione italiana sindacati lavoratori (Cisl) est l’une des trois grandes confédérations syndicales en Italie. Syndicat d’origine chrétienne et proche de la ligne politique de l’ancienne Démocratie chrétienne (DC), elle compte officiellement 4,5 millions de membres dont 2,1 millions de retraité·e·s. Ce syndicat soutient la ligne politique des gouvernements qui se sont succédé après la crise qui a éclaté en 2008. (Réd. A l’Encontre)

[2] Voir par exemple l’article à propos des «scandales financiers» de l’ex-secrétaire de la CGT, Thierry Lepaon, publié le 29 octobre 2014 sur ce site. (Réd. A l’Encontre)

[3] Raffaele Bonnani est un «homme d’appareil» qui a fait toute sa carrière au sein du syndicat Cisl. Secrétaire général de la Cisl à Palerme en 1981-1989, secrétaire général de la Cisl pour la région de Sicile en 1989-1991, dirigeant national Cisl du secteur de la construction en 1991-1998. Il entre dans le secrétariat national Cisl en 1998. Par la suite, il devient secrétaire général national Cisl en 2006 et il le reste jusqu’à sa démission suite à des affaires de «rémunérations abusives» survenues le 24 septembre 2014. (Réd. A l’Encontre)

[4] Guglielmo Epifani a dirigé la Cgil de 2002 à 2010. Lors des élections générales italiennes de 2013, il a été élu député du Parti démocrate (PD) en Campanie. (Réd. A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*