Inégalités et crise sociale en Europe

Par Roland Pfefferkorn

1. Un constat unanime:
la montée des inégalités depuis trois décennies

Depuis la crise de 2008, de l’OCDE[1] à la Commission européenne[2], de l’INSEE[3] et des autres institutions statistiques nationales à la Confédération européenne des syndicats[4], tout le monde s’accorde désormais sur le constat[5]: au cours des dernières décennies les inégalités sociales ont considérablement augmenté. Et pas seulement en Grèce ou en Espagne, car le constat est identique en Suède ou en Allemagne. En 25 ans la société suédoise a connu un accroissement considérable des inégalités[6], selon l’OCDE, elle a enregistré entre 1985 et 2008 la plus forte progression de la pauvreté monétaire parmi les pays industrialisés[7]. En Allemagne une personne sur six est désormais menacée de pauvreté[8]. Caritas Europe dénonce la montée de la pauvreté et des inégalités partout en Europe, et plus particulièrement dans les sept pays les plus touchés Grèce, Espagne, Portugal, Irlande, Italie, Chypre et Roumanie[9]. En six ans, de 2009 à 2014, 800 000 Espagnols ont quitté leur pays. L’année dernière, ils étaient encore 125 000 à partir. En Grèce un tiers de la population a été privé d’assurance maladie et d’accès aux soins. En France c’est le service central du renseignement territorial du ministère de l’Intérieur, autrement dit la police et la gendarmerie, qui s’inquiète de la situation dans les hôpitaux et la saturation des urgences hospitalières[10]. Dans leur dernier rapport Benchmarking Working Europe 2014, la Confédération européenne des syndicats (CES) et son centre d’expertise, l’Institut syndical européen (ETUI), dénoncent l’« augmentation des inégalités sociales, l’affaiblissement des mécanismes de solidarité nationale et le démantèlement des modèles sociaux nationaux ».

Depuis quelques années l’OCDE, institution économique des plus conventionnelles et favorable pendant des décennies aux politiques néolibérale, s’alarme à son tour sur le sujet. Michael Förster, analyste des politiques sociales pour l’institution et coordinateur du rapport 2012 sur l’évolution des inégalités de revenus au sein des pays riches[11], notait déjà sans la moindre ambiguïté la progression des inégalités de revenus dans la plupart des pays riches depuis le milieu des années 1980. Le thème des inégalités émerge même à Davos en janvier 2014. Désormais, en mai 2015, le secrétaire général de l’OCDE, Angel Gurría, s’alarme de cette progression sans précédent en préambule au dernier rapport : « Nous avons atteint un point critique. Les inégalités dans les pays de l’OCDE n’ont jamais été aussi élevées depuis que nous les mesurons. Les chiffres prouvent que les inégalités croissantes nuisent à la croissance. Le sujet pour une action politique est autant social qu’économique. En ne s’attaquant pas au problème des inégalités, les gouvernements détruisent leur modèle social et nuisent à leur croissance à long terme » [12]. Il s’agit là d’un changement radical de doctrine au sein de l’OCDE qui a longtemps défendu l’idée que le creusement des inégalités était la rançon d’une plus grande efficacité de l’économie en vertu d’une supposée théorie du ruissellement qui prétendait que la richesse de certains, même d’un tout petit nombre, finirait par retomber en pluie fine sur tous. Le rapport précise : « Les inégalités de revenus ont atteint des niveaux record dans la plupart des pays de l’OCDE et se maintiennent à des niveaux plus élevés encore dans de nombreuses économies émergentes. Aujourd’hui, dans la zone OCDE, les 10 % les plus riches de la population ont un revenu d’activité qui est 9,6 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres, alors que la proportion était de 7,1 dans les années 1980 et 9,1 dans les années 2000 ». Cette hausse concerne des pays réputés pour leur niveau élevé d’inégalités, comme le Royaume-Uni, mais aussi des pays d’Europe plus égalitaires tels que les pays scandinaves[13].

Quand les inégalités progressent il y a des perdants, beaucoup de perdants, mais il y a aussi des gagnants. Jamais les magazines spécialisés comme Forbes[14], Manager Magazin[15] ou Challenges n’ont recensé autant de milliardaires, et jamais les milliardaires n’ont été aussi riches. Par exemple selon le magazine Challenges, en France les 500 plus grandes fortunes ont été multipliées par cinq depuis 1996 et celle des 10 premiers du classement par sept[16]. L’étude sur les grandes fortunes, publiée à l’automne 2014, par Crédit Suisse[17] vient confirmer le rapport antérieur de l’ONG Oxfam[18] : la concentration des richesses atteint un niveau inégalé depuis les années 1920. Le 1 % des plus riches détient 48 % de la richesse mondiale. Bref, la distance sociale entre les oligarchies et le reste de la population n’a pas arrêté de se creuser.

2. La montée des inégalités est le résultat des politiques néolibérales

Cette montée des inégalités sociales en Europe est le résultat de la mise en œuvre d’une politique systématique de rupture avec les équilibres de compromis antérieurs élaborés en Europe occidentale et aux États-Unis aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Les politiques néolibérales ont été mises en œuvre à partir de la fin des années 1970. Comme l’explique Alain Bihr[19], au niveau du procès de reproduction des rapports de classes, le troisième âge du capitalisme se caractérise notamment par l’établissement et le maintien d’un compromis entre capital et travail salarié, le fameux compromis fordiste, fondé sur un partage des gains de productivité entre croissance des salaires réels (directs et indirects) et croissance des profits rendu possible par la généralisation de la taylorisation et de la mécanisation des procès de travail. Ce compromis était encadré et garanti par les Etats nationaux. Différentes institutions et procédures y contribuaient : l’institutionnalisation et l’animation d’un dialogue permanent entre les différentes classes sociales (plus exactement entre leurs organisations représentatives : professionnelles, syndicales, partisanes, etc.) et le développement à cette fin des structures de négociation entre les différents partenaires sociaux (l’expression naît alors pour désigner la pacification de la lutte des classes dans et par le compromis fordiste). Cette période 1945-1970 était également marquée par la mise en place ou l’extension d’un ensemble de services publics (électricité, eau, poste, santé, école…) sur l’ensemble des territoires nationaux.

Le tournant néolibéral intervient à la fin des années 1970 / début des années 1980 en Europe. L’évolution régressive est perceptible très tôt et mesurable par la statistique publique dès les années 1990[20]. Les premiers travaux empiriques qui ont mis en évidence la montée des inégalités sociales se sont cependant longtemps heurtés au silence des grands médias et à des discours de déni. Ce n’est plus le cas. Certains – parmi les tenants de l’ordre capitaliste – craignent même désormais que l’ampleur des inégalités ne vienne alimenter un mouvement de remise en cause de cet ordre.

Ces mêmes politiques néolibérales ont produit des effets plus contrastés au sein des pays du Sud. L’effondrement des économies dirigées des États d’Europe centrale et orientale et l’adoption à marche forcée de l’économie de marché, sous le coup des thérapies de choc préconisées par les Chicago boys, y ont creusé là aussi les inégalités, les inégalités sociales mais aussi les inégalités de développement entre régions ou pays intégrées, dans une position subalterne, à la dynamique des secteurs capitalistes dominant l’Union européenne, et celles irrémédiablement marginalisées. Désormais le continent européen est réunifié sous la loi du capitalisme libéralisé.

La libéralisation du mouvement des capitaux et des marchandises a joué un rôle essentiel. L’accroissement qui en résulte de la concurrence internationale et en premier lieu de la mise en concurrence des travailleurs salariés a eu pour effet la chute de la part des salaires dans la valeur ajoutée et la montée des inégalités. Y contribuent tout à la fois les délocalisations, la déréglementation des marchés du travail, la révision à la baisse les normes de protection sociale, la progressive réduction du champ d’intervention des États et des collectivités publiques, le tout sur fond d’un fort chômage structurel persistant, d’une précarité de l’emploi grandissante et d’un affaiblissement de la capacité conflictuelle des travailleurs salariés[21].

 3. Le rôle des institutions européennes

Le tableau serait incomplet sans dire un mot des politiques menées par l’Union européenne (UE). Dans l’article qu’il consacre à cette question dans le Dictionnaire des inégalités, Pierre Concialdi présente ses trois principaux moyens d’action : le budget européen, les normes édictées par l’UE, via des directives ou des règlements, et, enfin, l’ensemble des recommandations ou processus qui relèvent de ce que l’on appelle la soft law ou le droit mou et qui n’ont, de fait, aucun caractère contraignant pour les États membres de l’UE[22].

Concernant le budget européen, il faut d’abord souligner sa faiblesse : celui-ci s’élevait en 2015 à un peu plus de cent quarante milliards d’euros[23], soit quarante-cinq fois moins que l’ensemble des budgets nationaux des États membres. Ce budget représente moins de 1 % du PIB de l’UE. En conséquence, les politiques menées par l’UE sont de portée beaucoup plus limitée que celles qui peuvent être conduites au niveau de chaque État. Elles concernent principalement deux domaines : la politique dite de cohésion sociale qui vise à aider les régions et les pays les plus pauvres à combler leur retard et à s’intégrer dans le marché unique et la politique agricole commune (PAC). Depuis 2004 l’Union européenne s’est élargie à 13 nouveaux États membres[24]. L’enveloppe destinée à ces fonds a été réduite alors même que les pays entrants figurent parmi ceux où le retard économique est le plus important par rapport aux autres pays membres de l’UE[25]. La part allouée aux nouveaux États membres est donc bien plus réduite que celle qui a pu être attribuée en leur temps à d’autres pays « retardataires » (comme l’Irlande, la Grèce, l’Espagne ou le Portugal). L’effet de ces fonds sur la réduction des inégalités territoriales ne pourra qu’être considérablement plus faible. Et quand on voit la situation économique et sociale des quatre pays cités on peut s’interroger sur les effets positifs à long terme de l’attribution de ces fonds…

116314126Les directives et les règlements constituent le second levier d’action des politiques européennes. Ce sont des textes législatifs qui ont une valeur contraignante pour les États. L’activité législative et réglementaire de l’UE s’exerce notamment dans deux domaines de compétence qui ont un impact sur les inégalités : la libre circulation des travailleurs et l’égalité de rémunération entre femmes et hommes. Le principal intérêt de ces mesures est qu’elles permettent de combattre certaines formes de discrimination et, donc, certaines inégalités de situation tout en cherchant à rendre le marché du travail le plus concurrentiel possible. Leur principale limite est qu’elles ne visent pas directement à réduire de nombreuses formes d’inégalité (de revenus, d’accès aux soins et à la santé par exemple) qui ne sont pas le produit de discriminations.

Le troisième levier relève de ce que l’on appelle la soft law ou le droit mou. Il se concrétise principalement à travers un dispositif spécifique, la méthode ouverte de coordination qui s’applique dans des domaines qui restent essentiellement de la compétence des États. C’est notamment le cas pour la protection sociale qui constitue un des principaux outils de redistribution et de réduction des inégalités. A travers la méthode ouverte de coordination, les États définissent des objectifs non contraignants et se donnent des outils permettant d’évaluer leur réalisation (guides de bonne conduite, partage des bonnes pratiques, évaluation par les pairs, « benchmarking »). En matière de protection sociale, il est significatif d’observer que « la réduction des inégalités n’est jamais mentionnée comme une finalité possible d’un système de protection sociale » et, à peine, « comme l’un de ses effets »[26].

L’UE met cependant en œuvre bien d’autres politiques qui, de fait, ont un impact sur les inégalités. A cet égard, il faut mentionner le rôle des Grandes orientations de politique économique qui ont un caractère très structurant et qui limitent l’action des États membres dans les politiques propres qu’ils peuvent mener, à leur échelle, pour agir sur les inégalités et, notamment sur les inégalités sociales. Ces Grandes orientations de politique économique constituent le principal instrument de coordination des politiques économiques. Elles définissent aussi des objectifs stricts en matière de déficit et d’endettements publics, en fonction de critères d’abord définis par le traité de Maastricht (1992), puis précisés par le Pacte de stabilité et de croissance (1997) et désormais confirmés et durcis par le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance entré en vigueur le 1er janvier 2013. Au fil de ce processus, les pressions exercées sur les États membres pour le respect de ces critères de déficit et d’endettement sont devenues de plus en plus fortes.

Dans la mesure où la Commission européenne considère que la hausse des prélèvements constitue généralement un frein au développement, souhaitable selon elle, des mécanismes de marché, les préconisations de la Commission portent sur la réduction des dépenses publiques dont la majeure partie est constituée par les dépenses sociales. Ce qui ne peut qu’affaiblir l’impact des politiques sociales sur la redistribution des revenus et la réduction des inégalités. D’une manière générale, les politiques conduites ou impulsées au niveau de l’UE ont pour axe central la promotion de la « concurrence libre et non faussée » et accordent un rôle déterminant aux mécanismes de marché. Dans ce mouvement, on assiste à une marchandisation et privatisation croissante de la protection sociale, à un développement de la flexibilité et de la précarité du marché du travail, à une privatisation des services publics, autant de phénomènes qui sont sources d’inégalités croissantes.

 4. Austérité salariale et dégradation des conditions de travail et de vie

Le résultat essentiel de la mise en œuvre des politiques néolibérales a été en fin de compte l’austérité salariale, plus ou moins forte suivant les régions ou les pays concernés, suivant les politiques effectivement mises en œuvre et les capacités de résistance des travailleurs. De la sorte, ces politiques ont contribué à inverser la dynamique de réduction des inégalités sociales que ces États ont connue jusqu’au milieu des années 1970, ce que de très nombreuses données statistiques et études socio-économiques ont confirmé depuis lors[27]. Et cela alors même que les sciences sociales se sont détournées relativement de l’étude des inégalités sociales et de leur aggravation pendant la même période[28].

La baisse de la part salariale dans la valeur ajoutée, observée depuis le début des années 1980, s’accompagne d’une augmentation de la part des profits et d’un rétablissement du taux de profit. La part des profits allant aux impôts est restée à peu près constante, celle consacrée aux intérêts a baissé parce que les entreprises se sont globalement désendettées. Le taux d’investissement est resté à peu près stable. L’évolution la plus significative est la part croissante des profits allant aux actionnaires sous forme de dividendes. Ceci a accru les inégalités sociales, favorisé la production de biens de consommation de luxe, le gonflement des bulles financière et immobilière et in fine provoqué la crise de 2008.

4406144_3_706f_le-risque-de-pauvrete-et-d-exclusion-a_926dd26334f0801b8b6300cc7888ef5aDe surcroît, pour les travailleurs salariés, en particulier pour les ouvriers, les conditions de travail se sont dégradées au cours des dernières décennies[29]. Selon les résultats de la 5e enquête de la Fondation Européenne sur les Conditions de Vie et de Travail de Dublin (2010), la proportion de travailleurs exposés dans leur activité professionnelle à des risques physiques et chimiques a augmenté depuis 1991. De même, le travail ouvrier répétitif sous fortes contraintes de temps est en augmentation. Même constat aussi pour les risques psychosociaux, liés à des formes pathogènes d’organisation du travail pouvant conduire au suicide. Les ouvriers cumulent les trois, même si des employés peu qualifiés du tertiaire (centres d’appel, grande distribution) ne sont guère épargnés et partagent largement la dégradation globale des conditions de travail qui concerne aussi désormais des pans entiers de la fonction publique depuis l’introduction du new public management.

S’y ajoute la montée de la précarité avec le recours croissant à la sous-traitance et à l’intérim, aux contrats à durée déterminés, aux mini-jobs, etc. Ces processus accentuent la division sociale du travail et des risques entre des travailleurs statutaires permanents des grandes entreprises, encore relativement protégés, et des travailleurs précarisés intervenant en sous-traitance ou en intérim, chargés notamment du travail dangereux (manutention, maintenance, nettoyage, gestion des déchets).

Au rang des conditions de travail dangereuses figure notamment l’exposition aux cancérogènes. Un ouvrier a, en France, dix fois plus de risque de mourir de cancer avant 65 ans qu’un cadre supérieur. Les cancers professionnels restent largement méconnus en raison de ce qu’Annie Thébaud-Mony appelle la triple invisibilité : l’ignorance toxique, à savoir l’absence de connaissances de la toxicité de milliers de molécules chimiques introduites dans la production ; l’invisibilité physique, à savoir le caractère imperceptible des cancérogènes, doublé de l’absence d’information des travailleurs exposés à ces risques ; l’invisibilité sociale, à savoir la très faible reconnaissance de ces cancers en maladie professionnelle. Enfin, soulignons le transfert massif des conditions de travail pathogènes vers les travailleurs pauvres des pays d’Asie, Afrique et Amérique Latine[30].

La période récente voit aussi le démantèlement progressif des services publics conduisant à des fermetures d’établissements dans certains territoires[31]. Dès lors, pour les habitant-e-s des banlieues urbaines ou pour les résident-e-s de zones rurales, les contraintes liées à la mobilité géographique (déficience des réseaux des transports publics, coût du véhicule) renforcent les situations de fragilité économique. Ces deux types d’espaces sont le lieu d’expression de processus inégalitaires spécifiques. Le chômage et l’emploi précaire sont plutôt des faits urbains, l’inactivité féminine est un fait marquant dans beaucoup d’espaces ruraux. Les classes populaires sont marquées par un faible niveau de qualification à la campagne, tandis que c’est en ville qu’arrivent les nouvelles populations de migrant-e-s.

Les jeunes et les travailleurs migrants sont en première ligne pour l’ensemble des conditions de travail et de rémunération dégradées. Mais plus fréquemment que les hommes, les femmes sont affectées à des secteurs ayant en commun une pénibilité multiforme (horaires décalés, port de charges lourdes, travail répétitif sous forte contrainte de temps, harcèlement moral et/ou sexuel, mais aussi risques toxiques). Elles sont aussi massivement présentes dans le secteur en expansion des services à la personne (employées de maison, assistantes maternelles, auxiliaires de vie des personnes âgées dépendantes), entre travail indépendant et travail salarié. Les conditions de travail y sont souvent pénibles et humiliantes. Enfin, ce sont les femmes qui, massivement, assurent le travail familial et domestique, la « double journée de travail » demeurant, malgré trente ans de revendications féministes, le signe le plus fort de l’inégalité sexuée en matière de conditions de travail.

 5. La lente marche vers l’égalité entre hommes et femmes entravée

Dès les années 1960-1970, la scolarisation massive des filles, puis le développement de l’activité professionnelle des femmes et la maîtrise de leur fécondité ont participé structurellement à la transformation des rapports entre les femmes et les hommes. La seconde vague du mouvement des femmes des années 1970-1976 est un produit de ce mouvement, et elle l’a renforcé en retour en rendant possible des avancées quant au droit des femmes à disposer de leur propre corps.

1274953553_women_like_menCependant, malgré des avancées incontestables, des inégalités persistent dans de très nombreux domaines, dans la sphère domestique comme dans l’espace public ou dans l’activité professionnelle. Car les femmes font aussi les frais du tournant néolibéral, surtout de la remise en cause des services publics et de l’État social, et cela à trois titres. D’abord comme travailleuses de ces secteurs, elles font face à une dégradation de leurs conditions de travail, voire à la disparition pure et simple de leur emploi sous l’effet de la privatisation, des mouvements de compression de personnel ou des délocalisations. Ensuite comme bénéficiaires de certains programmes sociaux dont la disparition ou la détérioration va s’accentuant : remplacement du welfare par le workfare dans plusieurs pays, disparition de certains services de « garde » des jeunes enfants dans les pays de l’Est européen, etc. Enfin, comme substituts aux services publics défaillants, les femmes doivent assumer une part croissante de la prise en charge des personnes dépendantes (enfants, personnes âgées, personnes handicapées, malades). Les femmes qui sont affectées à ces travaux quand ils sont socialisés sont en outre souvent des migrantes venues de pays pauvres. Il faut donc prendre en compte, dans l’analyse des changements intervenus, cette chaîne internationale du care, qui se traduit par l’arrivée massive de femmes travaillant dans ce vaste secteur, venant, selon les pays de destination, du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, de Turquie, des pays de l’Est, d’Amérique latine ou d’Asie du Sud-est, notamment des Philippines.

Depuis les années 1970, les analyses traditionnelles en termes d’inégalités entre classes, couches ou catégories sociales, ont été progressivement enrichies et complexifiés, mais aussi pour une part concurrencées et occultées, par la prise en compte d’autres inégalités : celles entre hommes et femmes, celles entre classes d’âge et générations, celles entre nationaux et étrangers, celles entre groupes racisés ou racialisé… Inégalités en fait anciennes, dont la nouveauté apparente ne tient qu’au fait de leur découverte, due au développement de luttes spécifiques (luttes des femmes, luttes des jeunes, luttes des populations immigrées dans les métropoles occidentales, luttes antiracistes, luttes contre la ségrégation sociale et spatiale des banlieues, etc.) mais aussi aux débats idéologiques et aux élaborations théoriques qui les ont accompagnées. Cela a permis de prendre en compte et d’élever au rang d’objets scientifiques des réalités sociales jusqu’alors négligées ou même ignorées (par exemple le travail domestique, la ligne de couleur, les effets de quartiers, etc.) et elles ont conduit à l’élaboration de nouveaux concepts : ceux de genre et de rapports sociaux de sexe, de division sexuelle du travail, de rapports sociaux de génération, de spatialisation des inégalités sociales, etc. Elles ont ainsi placé les sciences sociales devant le difficile problème de l’articulation entre ces différents types d’inégalités, de prise en compte de phénomènes de pouvoir (de domination ou d’oppression) et les rapports sociaux qui les engendrent, dont tente de rendre compte par exemple le concept d’intersectionnalité.

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Cette complexification des analyses ne doit pas faire oublier le renouvellement du discours inégalitariste. L’égalité a été soumise à une offensive généralisée dès les années 1980 sous couvert de critique de l’égalitarisme. L’apologie des inégalités au cours des trente dernières années a été construite par différents courants idéologiques. Par les droites bien entendu. Mais aussi par les gauches gouvernementales. Toute une série d’adjectifs (moderne, nouvelle, efficace, lucide, voire libérale) caractérisent ces gauches gouvernementales. Par exemple le Premier ministre français Manuel Vals veut « en finir avec la gauche passéiste, celle qui s’attache à un passé révolu et nostalgique, hantée par le surmoi marxiste et par le souvenir des Trente Glorieuses. La seule question qui vaille, c’est comment orienter la modernité pour accélérer l’émancipation des individus »[32]. Quelques mois plus tard il précisera : « la gauche, c’est aussi la lucidité et le devoir de vérité »[33] pour justifier la poursuite d’une politique néolibérale. Les lieux communs anti-égalitaires sont désormais défendus de la droite la plus extrême à cette « gauche » gouvernementale qui n’hésite plus à vanter ouvertement les vertus des inégalités, chacun apportant sa pierre à l’édifice. En janvier 2015 le ministre de l’économie du gouvernement dirigé par Manuel Vals, Emmanuel Macron n’hésitait pas à reprendre l’antienne de Guizot : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires ». Le même ajoutait qu’il préférait que « des personnes qui ont du talent et qui prennent des risques soient très bien rémunérées, plutôt que d’avoir une économie de rentiers qui s’étiole »[34].

Ces lieux communs anti-égalitaires s’articulent toujours autour de trois thèmes bien connus. L’égalité serait tout d’abord synonyme d’uniformité. L’inégalité est alors défendue au nom du droit à la différence, au prix d’une double confusion, entre égalité et identité d’une part, entre inégalité et différence de l’autre. De surcroît, l’égalité serait synonyme d’inefficacité. En garantissant à chacun une égale condition sociale, elle démotiverait les individus et ruinerait les bases de l’émulation et de la concurrence. Elle serait donc contre-productive, tant pour l’individu que pour la collectivité. Les inégalités profiteraient en définitive à tout le monde, aussi bien aux « perdants » qu’aux « gagnants ». Le discours inégalitariste se replie, en troisième lieu, sur son argument majeur : l’égalité serait synonyme de contrainte, d’aliénation de la liberté, notamment en portant atteinte au « libre fonctionnement du marché ». Elle conduirait inévitablement à ouvrir la voie aux pires enfers totalitaires. L’égalité n’implique pourtant en rien l’identité (ou l’uniformité), comme l’inégalité ne garantit pas la différence. L’égalité des conditions sociales peut ouvrir à chacun de multiples possibilités d’action et d’existence, qui seraient plus favorables à l’affirmation des singularités. Les inégalités produites par le marché entraînent un incroyable gâchis, social (chômage, précarité de masse) et écologique. Enfin, l’inégalité opprime. Quelle est la liberté du chômeur, de la travailleuse à temps partiel contraint, de l’illettré ou de ceux dont la vie est abrégée par l’usure au travail ? La seule liberté que garantisse l’inégalité, c’est la faculté pour une minorité de s’arroger des privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité[35].

Intervention de Roland Pfefferkorn, professeur à l’Université de Strasbourg, dans le cadre du Forum international «Le troisième âge du capitalisme, sa physionomie socio-politique à l’orée du XXIe siècle», en mémoire d’Ernest Mandel (1923-1995), qui s’est déroulé à l’UNIL de Lausanne. Cette intervention a été faite le 21 mai au sein de l’atelier portant sur «les sociétés en Europe sous l’impact d’une crise prolongée».



[1] Organisation de coopération et de développement économiques. Voir par exemple Divided we stand. Why inequality keeps rising, OCDE, Paris, décembre 2011; In It Together: Why Less Inequality Benefits All, OCDE, Paris, 21 mai 2015 ;

[2] Voir par exemple European Commission (2012) Employment and social developments in Europe 2011, Luxembourg: Publications Office of the European Union.

[3] Institut national de la statistique et des études économiques (France). Magali Beffy, Marie-Émilie Clerc et Céline Thévenot, Inégalités, pauvreté et protection sociale en Europe : état des lieux et impact de la crise, Dossier – Inégalités, pauvreté et protection sociale en Europe… INSEE, 2014.

[4] Voir son rapport : Benchmarking Working Europe 2014.

[5] C’est ce que montre « l’ensemble des statistiques relatives aux conditions de vie et aux inégalités de revenus » nous explique aussi Sandrine Levasseur : Pauvreté et exclusion sociale en Europe : où en est-on ? , 23 février 2015, OFCE, le blog.

[6] Wojtek Kalinowski, « Le modèle suédois se fissure », Alternatives économiques, hors-série, n° 103, décembre 2014 ; Cyril Coulet, « Le modèle suédois à l’épreuve », Questions internationales, n° 71, janvier-février 2015. En Suède, le coefficient de Gini est passé de 0,21 à 0,26 entre 1985 et 2008. Sur les différentes manières de mesurer les inégalités cf. le Dictionnaire des inégalités, sous la dir. d’Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Paris, Armand Colin, 2014. Voir les entrées : Indicateurs d’inégalité ; Indicateurs de genre ; Indice de Gini ; Indice de développement humain ; Indice de santé sociale ; Revenu (mesure des inégalités de) ; Courbe de Lorenz, etc.

[7] Divided we stand. Why inequality keeps rising, OCDE, Paris, décembre 2011 ; Organisation de coopération et de développement économiques, Toujours plus d’inégalité : Pourquoi les écarts de revenus se creusent, Paris, Éditions de l’OCDE, 2012 ; European Commission (2012) Employment and social developments in Europe 2011, Luxembourg: Publications Office of the European Union.

[8] Office fédéral de statistiques allemand, 2013.

[9] Caritas Europa’s Crisis Monitoring Report, Poverty and inequalities on the rise; Just social systems needed as the solution, 2015.

[10] Le Parisien, 10 mars 2015.

[11] Organisation de coopération et de développement économiques, Toujours plus d’inégalité : Pourquoi les écarts de revenus se creusent, Paris, Éditions de l’OCDE, 2012.

[12] In It Together: Why Less Inequality Benefits All, OCDE, Paris, 21 mai 2015.

[13] Cédric Rio, « Compte rendu de colloque : Les inégalités et la crise en Europe. Colloque international organisé le 6 avril 2012 à l’université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis », Politiques sociales et familiales, n° 111 – mars 2013, pp. 77-81.

[14] Forbes, 2 mars 2015.

[15] Manager Magazin, 7 octobre 2013.

[16] Challenges, 11 juillet 2014.

[17] Crédit Suisse, Global Wealth Report,  octobre 2014.

[18] Oxfam, En finir avec les inégalités extrêmes. Confiscation politique et inégalités économiques, 20 Janvier 2014.

[19] Alain Bihr, « Actualiser et complexifier l’approche marxiste de l’Etat », Communication au colloque international « Le troisième âge du capitalisme, sa physionomie socio-politique à l’orée du XXIe siècle », 20-22 mai 2015 Lausanne.

[20] Par exemple Anthony B. Atkinson, The economic consequences of rolling back the welfare state, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1999 ou pour la France nos propres travaux, Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Paris, Syros, 1995 (2e édition, 1999).

[21] Il y a plus de vingt ans nous faisions déjà la même observation : « Ce retournement de tendance […] a été l’oeuvre des politiques de plus en plus néolibérales de gestion de la crise économique […] Politiques récessives, partant de l’idée que la crise serait essentiellement due à une insuffisance de l’offre, à cause d’un cout salarial trop élevé, elles ont pour objectifs: le développement du chômage, de la précarité et de la flexibilité de l’emploi, la baisse des salaires réels, un démantèlement rampant des systèmes publics de protection sociale destiné à en alléger le coût financier; mais elles ont aussi entrainé une évolution du partage de la valeur ajoutée plus favorable au capital, un envol des taux d’intérêt réels, des bénéfices spéculatifs fabuleux, une dérèglementation progressive ou brutale des différents marchés, propice à cet épanouissement de la liberté des plus ‘forts’ qui a pour contrepartie un asservissement accru des plus ‘faibles’. » Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, op. cit, p. 14-15.

[22] Pierre Concialdi, entrée « Union européenne », in Dictionnaire des inégalités, sous la direction d’Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Paris, Armand Colin, 2014, pp. 409-411. Nous reprenons ici l’essentiel de l’argumentation.

[23] Pour 2015 le budget prévoit 145,32 milliards d’euros en engagements et 141,21 milliards d’euros en paiements.

[24] Rappel : 1er élargissement : Royaume-Uni, Irlande, Danemark (1973) ; 2ème élargissement: Grèce (1981) ; 3ème élargissement : Espagne, Portugal (1986) ; 4ème élargissement : Autriche, Suède, Finlande (1995) ; 5ème et 6ème élargissements : Chypre, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Bulgarie, Roumanie (2004 et 2007) ; 7ème élargissement : Croatie (2013).

[25] Math Antoine, Viprey Mouna, « Quelle intégration économique et sociale pour les pays entrants? », Chronique Internationale de l’IRES, n° 88, mai 2004.

[26] Math Antoine, « Protection sociale et inégalités: les débats européens », In : Réduire les inégalités. Quel rôle pour la protection sociale ? Paris : Drees-Mire, 2000 : 59-70 .

[27] Cf. pour la France nos propres travaux, Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, op. cit.

[28] Cf. Roland Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classe, rapports de sexe, Paris, la Dispute, 2007.

[29] Cf. les deux entrées « Conditions de travail » d’Annie Thébaud-Mony, in Dictionnaire des inégalités, sous la dir. d’Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Paris, Armand Colin, 2014.

[30] Mais les inégalités environnementales renforcent aussi les inégalités de classe dans les pays riches. Cf. Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, Editions Zones-La découverte, 2014.

[31] Cf. l’entrée « Ville/campagne » de Julian Mischi et Nicolas Renahy, in Dictionnaire des inégalités, sous la dir. d’Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Paris, Armand Colin, 2014.

[32] Manuel Vals, entretien accordé à L’Obs, 23 octobre 2014.

[33] Libération, 11 décembre 2014.

[34] Emmanuel Macron, entretien accordé au quotidien Les Echos, 7 janvier 2015.

[35] Cette argumentation est notamment développée par Tony Andréani et Marc Feray, Discours sur l’égalité parmi les hommes, Paris, L’Harmattan, 1993, chapitres 1 et 3 ; on en trouvera une synthèse dans Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Paris, Syros, nouvelle édition 1999, pp. 14-17.

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