Grèce-Turquie. Des manœuvres militaires au nom de prétendus «droits de la nation»

Benyamin Netanhayou, Alexis Tsipras et le président chypriote
Nicos Anastasiades

Par Petros Tsangaris

Le jeu des rivalités politiques, militaires et économiques en Méditerranée orientale se poursuit sans relâche. Parmi les protagonistes clés, la Grèce et la Turquie, qui estiment – chacune de leur côté – agir selon les règles du Droit, interprété bien entendu comme justifiant leurs positions respectives.

Des foreuses de sociétés états-uniennes, françaises et italiennes prospectent (ou se préparent à le faire) des hydrocarbures dans la zone déclarée par Chypre comme sa ZEE (Zone économique exclusive) [1]. Et les navires de guerre turcs les harcèlent. Le pouvoir grec répond du tac au tac en harcelant à son tour, en utilisant la frégate «Psara», le navire de sondage turc «Barbaros». Ce dernier tente de prospecter dans des zones qui, selon la Turquie, font partie de la ZEE du proto-état autoproclamé de Chypre du Nord, entité des Chypriotes turcophones. 

Le jeu des pressions

Nous avons, à d’autres occasions, indiqué dans le bimensuel Ergatiki Aristera (EA-Gauche Ouvrière) qu’à l’étape actuelle la rivalité des capitalismes grec et turc n’est pas équilibrée. La Grèce s’est rangée aux côtés des grands pays impérialistes, ayant depuis longtemps fait coïncider les intérêts des grands capitalistes grecs avec ceux des géants pétroliers de l’Occident.

C’est pourquoi, depuis des années, les déclarations de dénonciation de la Turquie de la part de Bruxelles et de Washington se succèdent, avec pour dernier exemple l’aphorisme énoncé par l’ambassadeur américain Geoffrey Pyatt depuis Thessalonique. Ce dernier après avoir rendu hommage à la politique étrangère d’Alexis Tsipras, il a précisé que «les États-Unis sont clairs: nous soutenons le droit de Chypre d’exploiter ses ressources».

La pression exercée sur la Turquie ne concerne pas uniquement la ZEE de Chypre ou les eaux territoriales grecques. Le nouveau président de la commission du Sénat américain pour les Forces Armées, James Inhofe, a exercé publiquement un chantage à la Turquie, en affirmant que les Etats-Unis ne livreraient pas à Ankara de chasseurs F-35 de dernière génération, si celle-ci insistait sur le maintien de relations étroites avec Moscou: «Pour que la Turquie soit maintenue dans le programme de vente des F-35, elle ne doit pas procéder à l’acquisition de systèmes antimissiles russes S-400 (…) si la Turquie effectue l’achat des S-400, il y aura des conséquences», a déclaré le sénateur.

Les déclarations ne sont pas cependant ce qu’il y a de plus grave. Le risque d’épisode chaud dans la région augmente à la mesure de la présence d’un nombre croissant de navires de guerre. Au moment même où Monsieur Pyatt faisait la déclaration citée, un destroyer américain se précipitait vers le «bloc 10» de la ZEE de Chypre pour sécuriser les travaux de la compagnie Exxon Mobil. Mais les États-Unis ne sont pas l’unique partie impliquée dans l’affaire. Des navires français et israéliens affluent aussi vers la région dans une compétition généralisée non seulement contre la Turquie, perçue comme la «bête noire», mais plus subtilement encore pour arbitrer entre des États et leurs multinationales.

Par exemple, la France se voit contrainte de se dresser face à la Turquie, essentiellement parce que la mise en place d’un consortium avec la participation d’entreprises françaises d’hydrocarbures et la compagnie italienne ENI (qui détient la majorité des concessions dans la ZEE chypriote) dépendra de la capacité de la France de tenir en respect la flotte militaire turque, et de l’écarter des territoires maritimes de ces concessions. La réticence de l’Italie d’affronter militairement Ankara (dans cette région) pour protéger les intérêts d’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi) oblige la compagnie italienne à acheter une «protection» en échange d’une part du gâteau.

Ainsi le pétrolier italien affiche sa préférence pour une coopération avec Total mais il mettrait en œuvre la cession de parts seulement si la France prouve qu’elle est en mesure de protéger les travaux de prospection et de forage. Sinon ces parts seront destinées à Exxon Mobil, adoubée par le gouvernement des États-Unis, comme l’indique l’analyste Stavros Lygeros sur son site d’information «Stavros Lygeros Press» (https://slpress.gr)

Surenchère militaire

En février dernier, la marine turque avait empêché la plate-forme de la compagnie ENI de forer dans le «bloc 3» de la ZEE de Chypre. Ce fut une victoire provisoire, car le scénario ne s’est pas répété avec la plate-forme d’Exxon Mobil. «Le message de Washington était clair et Erdogan ne pouvait l’ignorer», écrit à nouveau Stavros Lygeros en rajoutant que «le même message avait été envoyé par Paris», pour préciser ensuite que les activités de prospection du vaisseau turc Barbaros, «ne créent pas vraiment de faits accomplis défavorables aux intérêts chypriotes, mais en revanche, les forages d’Exxon Mobil et les forages annoncés de Total, créent une situation favorable à Chypre et force est de constater qu’Ankara a perdu la partie à cette étape.»

On ne peut que donner raison à cet analyste. En Grèce, le gouvernement, les médias et les partis politiques parlent constamment d’attitude provocatrice de la Turquie, au moment où, de toute évidence, les choses se passent de manière strictement inverse. Car c’était bien le ministère grec des Affaires Étrangères qui a ouvert le débat sur l’expansion des eaux territoriales grecques et au-delà de ça, ce sont bien les parties grecque et chypriote qui organisent de grands exercices aéronautiques dans la région. Le plus récent exemple est l’exercice commun de la Grèce, l’Egypte et Chypre, intitulé «Méduse 7» qui s’est déroulée du 23 au 30 novembre et qui a été suivi de près par les ministres de la Défense des trois pays.

Dans cet exercice, effectué sous les auspices des Etats-Unis, la Grèce et l’Egypte ont participé avec une multitude de bateaux, d’avions militaires, d’hélicoptères d’assaut et d’unités de commandos amphibies. Si la Turquie avait effectué un exercice pareil, comment la partie grecque aurait-elle réagi?

Le ministre grec de la Défense du gouvernement Syriza-Anel, Panos Kammenos, a assisté à l’exercice. Il a décrit ses objectifs de manière assez précise: «Nous sommes ici en Crète, où les gisements, dont les contrats pour leur exploitation sont déjà signés, notamment ceux dans le secteur au sud de la Crète, seront le centre des progrès de notre pays dans le secteur du gaz naturel, aussi bien de son extraction que de son transport par le moyen du gazoduc reliant les gisements égyptiens, israéliens et chypriotes aux gisements grecs et qui apporteront à l’Union Européenne de l’autonomie au niveau des ressources naturelles et énergétiques.»

 

 

Cet exercice s’intégrait dans le cadre de l’alliance quadripartite qu’Athènes a construite avec Chypre, le dictateur sanguinaire égyptien Abdel Fattah al-Sissi et l’Etat sioniste d’Israël. En effet, Athènes a renforcé son alliance avec Israël, en l’introduisant également dans les Balkans, suite à l’invitation spéciale faite au premier ministre Benyamin Netanyahou pour la réunion de quatre jours entre la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie et la Serbie qui s’est tenue à Varna. C’est même là-bas que Tsipras a signé avec Netanyahou l’accord pour le gazoduc Eastmed.

De surcroît, avec les bénédictions des Etats-Unis, il semble que l’alliance s’élargit à d’autres amis de Washington dans la région, à savoir la Jordanie, mais également les Emirats Arabes Unis (EAU). Dans ce contexte, un programme de coopération militaire entre la Grèce et les Emirats à l’horizon de l’année 2019 a été signé à Abou Dhabi le 28 novembre. Les Emirats Arabes Unis peuvent apparaître comme un petit Etat fédéral, mais ses projets ne sont guère innocents.

Les Emirats sont avec l’Arabie Saoudite les principaux responsables de la plus grande crise humanitaire au cours des dernières années: celle au Yémen. Sous l’aile de l’Arabie saoudite, les EAU participent, depuis mars 2015, à une invasion, bombardent et tuent des dizaines de milliers de civils. L’ensemble du système sanitaire est détruit, la «crise humanitaire» est une des plus terribles au monde. Les négociations conduites en Suède (depuis le 13 décembre), sous les auspices de l’ONU ont pour but, dans l’immédiat, d’obtenir une trêve afin qu’une aide humanitaire puisse être acheminée par le port d’Hodeida afin d’éviter «un effondrement sanitaire complet» du pays. Toutefois, aucun accord de trêve prolongée n’est en vue. Se placer aux côtés de la coalition conduite par l’Arabie saoudite en dit long sur la «politique étrangère» du gouvernement Syriza-ANEL.

Reprocher au gouvernement de «céder au chantage turc» est un discours trompeur

Dans un tel contexte, les récriminations en Grèce de l’opposition politique (de Droite et de Gauche) au sujet de prétendues concessions grecques faites à la Turquie sont presque comiques. Geórgios Katroúgalos, ministre suppléant des Affaires Étrangères du gouvernement grec, a pour une fois raison lorsqu’il déclare (le 29 novembre 2018) qu’un accident entre la Grèce et la Turquie devrait être évité «afin que nous n’ayons pas à faire appel à des tiers». Dans cette phrase, il fait allusion aux puissants soutiens que le capitalisme grec dispose désormais dans sa rivalité avec le capitalisme turc.

Il a également raison lorsqu’il dit que les initiatives de la Turquie, «marquées par la panique», sont liées à la promotion de la place internationale de la Grèce, à la réaction de l’Union Européenne (UE) face au comportement de la Turquie en mer Égée et à son isolement diplomatique. Bref que les agissements de la Turquie sont le signe de sa faiblesse.

«C’est justement parce que notre politique étrangère reposait sur deux piliers stratégiques, le premier étant le renforcement de la place internationale de notre pays et le second étant la mise en place de dispositifs de coopération tripartite dans la région de la Méditerranée orientale, que nous avons aujourd’hui obtenu une situation qui valorise au niveau diplomatique la place, de notre pays, plus favorable que jamais, et dégrade celle de la Turquie, plus isolée que jamais dans le passé», a déclaré le ministre suppléant des Affaires étrangères.

Il a invité Géorgios Koumoutsakos, responsable du groupe des Affaires étrangères du parti de Nouvelle Démocratie (l’opposition officielle de Droite), reprochant au gouvernement de faire trop de concessions à la Turquie, d’effectuer une simple comparaison entre la déclaration actuelle du Conseil de l’UE condamnant les agissements de la Turquie, avec la déclaration de cette même UE, 20 ans auparavant, lors de la crise géopolitique et militaire entre la Grèce et la Turquie déclenchée au sujet des îlots Imia en mer Égée.

La Turquie semble avoir échoué dans ses velléités d’ouvertures diplomatiques envers l’Egypte et la Libye. Le Caire et Ankara sont de toute manière en rivalité et font même partie de camps rivaux au sein du monde arabo-musulman: l’Egypte se range aux côtés de l’Arabie Saoudite et de ses alliés et la Turquie aux côtés du Qatar.

Plusieurs pays tentent d’exercer de l’influence sur la Libye, fragmentée et dans une situation de guerre civile, cependant la Turquie n’a réussi à convaincre aucun des fractions dominantes en Libye.

Le ministre turc de la Défense, Holusu Akar, s’est rendu en Libye pour présenter des cartes. Il a tenté de convaincre ses interlocuteurs que la Grèce avait empiété sur le plateau continental libyen. La Turquie a utilisé de puissants arguments, mais les alliés impérialistes occidentaux des factions rivales libyennes sont davantage puissants. (Traduction du grec par Emmanuel Kosadinos pour A l’Encontre)

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Quid de la situation chypriote?

Les propositions «raisonnables» et «équitables» faites par le gouvernement chypriote grec aux Chypriotes turcs au sujet du partage de gisements potentiellement exploitables d’hydrocarbures de la ZEE de Chypre, ne semblent pas autant raisonnables ni équitables aux observateurs tiers, même si beaucoup d’entre eux ne sont pas favorablement disposés envers Erdogan.

Voici par exemple ce que le professeur L. Schult dans un entretien accordé à l’Agence grecque officielle de presse a déclaré: «Il serait utile de trouver des solutions coopératives, mais tout indique qu’il y a tendance à la confrontation […] Je pense que la proposition du président chypriote Níkos Anastasiádis concernant la participation des Chypriotes turcs est excellente. Mais son conditionnement à la réunification de Chypre la rend irréaliste, car la Turquie n’acceptera pas d’en être exclue jusqu’à la mise en place de cette réunification. Une solution idéale consisterait à associer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à une instance créée par l’ONU et à réunir tous les pays de la Méditerranée orientale pour en discuter, mais cela impliquerait également la participation de la partie nord de Chypre, qui n’est pas reconnue au niveau international…»

Le nouvel élément concernant la position de Chypre est la proposition indirecte du président chypriote de droite, Níkos Anastasiádis, évoquant la possibilité de garanties de l’OTAN pour la question chypriote. Ce n’est pas la première fois qu’Anastasiádis tente d’adopter publiquement une position ouvrant des voies de communication avec l’Alliance atlantique, position en totale contradiction avec la neutralité traditionnelle de Chypre.

Contrairement à SYRIZA, le puissant parti post-communiste chypriote AKEL (Parti progressiste du peuple travailleur) s’est jusqu’à présent opposé (et cela est à son honneur) à l’éventualité d’une coopération directe avec la plus grande machine impérialiste militaire de la planète. C’est peut-être pour cette raison qu’une telle option n’a pas encore été mise en œuvre.

En revanche, le parti AKEL ne s’est pas opposé à la coopération très étroite de Chypre avec l’Etat sioniste d’Israël. Les grands exercices militaires communs israélo-chypriotes, effectués régulièrement sur les espaces terrestre et aérien de l’île, dont le dernier pendant la semaine du 29 octobre avec la participation de la Grèce, auraient été inconcevables il y a quelques années. La ligne chypriote traditionnelle pour la résolution du problème de Chypre étant fondée sur l’appel au droit international, et par conséquent sur la dénonciation d’Etats violant ce droit, en premier lieu d’Israël et de son occupation de la Palestine. La ligne géopolitique de Chypre refusait jusqu’ici de prendre appui sur l’alliance avec l’impérialisme occidental, supposé cautionner secrètement les agissements de la Turquie. (P.T.)

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[1] La ZEE est une bande de mer ou d’océan située entre les eaux territoriales et les eaux internationales, sur laquelle un État riverain (parfois plusieurs États dans le cas d’accords de gestion partagée) dispose de l’exclusivité d’exploitation des ressources. La création des ZEE relève de la troisième conférence de l’Organisation des Nations Unies sur le Droit de la Mer, lors de l’adoption de la Convention de Montego Bay (10 décembre 1982). Le texte définit la ZEE comme une bande limitée par la ligne des 200 milles nautiques (370 km) à partir de la ligne de base en l’absence d’autre rivage. Si le rivage le plus proche est à moins de 200 milles nautiques, on trace en principe la frontière à mi-distance des lignes de base des deux pays riverains. Compte tenu des droits d’exploitation exclusifs des ressources qu’elle contient, la ZEE est un enjeu géopolitique majeur pour de nombreux pays, et une source de conflits pour son contrôle. (Réd. A l’Encontre)

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