Grèce et LuxLeaks: protection des grandes entreprises fraudant le fisc

n1e_flipsquarePar Costas Efimeros
et Nikolas Leontopoulos

Nous avons tous lu des histoires de faux aveugles ou de restaurateurs fraudant le fisc sur une quelconque île de l’Égée… Pourtant, le scandale LuxLeaks – nom donné aux révélations ayant trait aux accords passés avec le fisc du Luxembourg, entre autres à l’époque où Jean-Claude Juncker ministre des Finances, et des transnationales telles qu’Appel, Ikea, Pepsi ou encore la Deutsche Bank – a révélé que les premiers fraudeurs fiscaux étaient les grandes entreprises. Mais de cela, les médias, tant grecs qu’étrangers, se sont abstenus de parler. Retour sur un étrange silence.

Chacun, en Grèce et partout en Europe, a pu lire à la une de son journal l’histoire d’un plombier ou d’un restaurateur d’une île de l’Egée qui parvient à échapper à l’impôt, lésant ainsi les finances publiques grecques. Mais que se passe-t-il lorsque ceux qui échappent au contrôle de l’administration fiscale d’un pays déjà criblé de dettes ne sont pas de simples plombiers ou de faux aveugles mais de grandes entreprises internationales ?

C’est toute la question que pose le scandale LuxLeaks, qui révèle que des entreprises associées aux plus grands noms de l’économie grecque, ceux de Spiro Latsis [sa fortune est estimée à 11 milliards de dollars, parmi ses nombreuses activités on peut citer sa Fondation basée à Genève], George Davide et Dimitris Daskalopoulos [il fut à la tête de l’Organisation des entreprises grecques, dirige le holding Damma et est fort connu dans le monde des grands collectionneurs d’art], mais aussi à des multinationales bien connues (Coca-Cola, Wind Telecom, Oyalan Group), ont fui le fisc grec en tirant parti de la législation fiscale accueillante du Luxembourg.

On s’attendait à une réponse à la hauteur du détournement, estimé à plusieurs centaines de millions d’euros. Et pourtant: rien. Les médias grecs et internationaux, si prompts d’ordinaire à mettre le doigt sur les dysfonctionnements de l’Etat grec, sont restés étrangement silencieux, ou, à tout le moins, très allusifs – omettant en général de nommer les entreprises impliquées.

Commençons l‘autopsie par les médias grecs anglophones: ekathimerini, The TOC (The Times Of Change), enikos.gr: tous ont miraculeusement passé sous silence les informations impliquant les entreprises liées à la Grèce. Certains de ces médias ont des liens plus que visible avec les entreprises impliquées dans l’affaire LuxLeaks, parfois des liens de propriété… Ainsi de The TOC, financé par la famille Latsis (EFG Group).

Les médias étrangers, qu’il s’agisse des agences de presse (Reuters, Bloomberg, AP) ou des grands journaux internationaux qui couvrent l’actualité grecque, sont restés muets. A leur décharge, certaines de ces publications ont préféré se focaliser sur les entreprises les plus visibles comme Deutsche Bank ou IKEA, délaissant ainsi les informations compromettantes concernant les entreprises grecques.

Et Ta Nea se saborda

Le journal grec partenaire de l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), à l’origine de LuxLeaks, est Ta Nea, qui fait partie de Lambrakis Press Group (DOL) – l’un des deux plus grands groupes de presse de Grèce. Ta Nea est le quotidien «de référence» en Grèce. [Le Monde, The Guardian, la Süddeutsche Zeitung, l’Ashi Shimbun, Le Soir ont fait partie du gorupe de journaux qui ont publié les informations.]

Les articles sur LuxLeaks ont été écrits par Harry Karanikas, le seul journaliste grec membre de l’ICIJ – par ailleurs excellent journaliste d’investigation. Et pourtant, Ta Nea et DOL [le Lambrakis Press Group] ont saboté l’exclusivité dont ils bénéficiaient, choisissant de ne pas mentionner en une, durant toute la durée du scandale, le nom des entreprises et des hommes d’affaires impliqués.

L’une des exceptions à cette timidité généralisée a le défaut d’être suspecte. Lorsque To Vima, grand hebdomadaire du groupe DOL, publie en une des révélations sur Dimitris Daskalopoulos, ancien président de l’organisation patronale, l’absence des autres contrevenants se fait cruellement sentir.

Ceci montre bien que, dans la majorité des cas, le journalisme d’investigation en Grèce est mû par un esprit de vengeance et sert d’arme dans les rivalités opposant les différents hommes d’affaires. Parfois les journalistes sont directement impliqués, parfois ce sont les rédactions qui «chargent» leur travail.

Quand la gauche ménage l’avenir…

Alors que les forces politiques de gauche n’ont jamais été aussi proches du pouvoir, il est décourageant de constater que les journaux qui leur sont proches n’ont pas été plus audacieux que les autres médias.

Quatre jours durant, Avgi, quotidien proche de la direction de Syriza, et Rizospastis, le journal du Parti communiste (KKE), ont soigneusement évité de mentionner LuxLeaks en une. Lorsqu’ils l’ont fait, ce fut sous la forme d’une information vague, maintenant les principaux impliqués dans un anonymat douteux. L’enquête n’a pas été davantage poussée par Efimerida ton Syntakton, journal de gauche réalisé par une coopérative de journalistes.

Ces journaux ne se sont pas contentés de s’enfermer dans un silence coupable: il leur est même arrivé de voler au secours des personnalités et des entreprises inquiétées. Ainsi, Avgi et Efimerida ont choisi de publier un démenti de Dimitris Daskalopoulos, niant l’implication de son fonds d’investissement dans le scandale, sans même avoir au préalable publié l’information contestée.

Cet exemple n’est pas isolé. Les remous causés par les efforts désespérés de la société Wind (téléphonie) pour se distinguer du groupe Weather Investment sont tout autant révélateurs. The Press Project avait publié des documents plaçant le groupe en premier rang des entreprises championnes de l’évasion fiscales, or ce groupe possédait la société Wind. Cette dernière a pu compter sur les médias nationaux, même ceux qui n’avaient pas couvert LuxLeaks, pour relayer ses démentis – qui prenaient d’ailleurs quelques libertés avec la réalité.

Une étrange omertà semble avoir gagné les médias grecs. A titre de comparaison, alors que Guardian Media Group fait partie des entreprises de presse s’étant livrées à quelques fraudes fiscales, et que le quotidien offre une large place aux annonceurs eux-mêmes impliqués, il a été l’un des médias les plus complets sur la couverture de LuxLeaks. (Publié par l’Osservatorio balcani e caucaso, le 28 décembre 2012, traduit par Béranger Dominici)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*