Royaume-Uni. Anatomie du coup contre Corbyn

Jeremy Corbyn
Jeremy Corbyn

Par Richard Seymour

Alors que le rapport de la Commission Chilcot [sur la guerre contre l’Irak] vient d’être diffusé, les députés qui ont tenté de déposer le dirigeant du Parti travailliste Jeremy Corbyn – leurs figures de référence étant inévitablement souillées en raison de leur soutien à la guerre – appellent à la paix. Une semaine où se sont succédé les démissions de haut vol, les déclarations dans la presse, les revendications, les plaidoyers et les menaces n’a apparemment abouti à rien d’autre qu’à une consolidation de la position de Corbyn. En un temps record, on est passé d’un coup à un #coupdepoulesmouillées pour finir avec un #coupdepoulesmouilléesdécapitées.

Il se pourrait qu’il s’agisse là d’un des plus grands autogoals de toute l’histoire politique britannique. Les journalistes ont marché dans les pas du sens commun qui règne à Westminster [siège du Parlement], estimant que tout était terminé pour la première direction socialiste radicale du Labour. Comment Corbyn pourra-t-il diriger, pensaient-ils, si ses alliés parlementaires ne veulent pas travailler avec lui [après la démission de plusieurs membres du «cabinet fantôme» travailliste, soit le «gouvernement parallèle» de l’opposition, le 28 juin une motion de défiance a été votée par 172 députés contre 4, dans les jours qui ont suivi les déclarations et les «révélations» dans la presse se sont succédé contre Corbyn]? Cela, avec des termes empruntés à la realpolitik, ne constituait finalement que de la présomption seigneuriale et des privilèges congelés de la caste dirigeante traditionnelle du Labour. Même certains partisans bien-pensants de Corbyn ont rejoint cette vue. Ils auraient pu être mieux avisés.

Le plan des putschistes consistait à orchestrer une avalanche de critiques et de condamnations de Corbyn dans les médias telle que cela créerait des ravages au sein du Labour Party suffisamment importants pour que ce dernier soit obligé de démissionner. L’aspect tactique de ce plan a été exécuté à la perfection par des gens versés dans la manipulation du spectacle [médiatique]. Pourtant, du fait que Corbyn n’a pas été impressionné par le spectacle médiatique, qu’il n’a pas été intimidé par les rangs de dignitaires [travaillistes] lui rentrant dedans et qu’il a eu le bonheur de faire appel à la base par-dessus les épaules des élites du parti, leur stratégie s’est désintégrée. Cela ne relevait pas de la politique que ces gens connaissaient.

Ce brouillage n’a pas manqué de préparation. Avant même qu’il soit élu dirigeant du Labour, des fuites à la presse indiquaient qu’un coup serait mis en œuvre aussitôt après son élection [en septembre 2015]. Au cours des semaines qui ont précédé le référendum sur l’Union européenne, des activistes travaillistes ont rapporté qu’ils s’attendaient à ce qu’un coup soit lancé après que soient connus les résultats, quels que soient ces derniers. C’était une idée maladroite – il n’existait pas encore de crise écrasante pour justifier une tentative de coup. Ainsi en a-t-il été.

Sans aucun doute, ce qui a en partie poussé à une accélération de cette tentative de renversement résidait dans la publication prochaine des résultats de la Commission Chilcot, dont on s’attendait à ce qu’elle soit fortement critique autant envers l’ancien premier ministre Tony Blair qu’envers les justifications avancées pour l’invasion de l’Irak ou sur les liens avec l’administration Bush. Eu égard au rôle qu’a joué le Parliamentary Labour Party [la fraction parlementaire] dans le chemin qui a conduit la Grande-Bretagne à la guerre, contre une forte opposition publique et internationale, et en raison de son attitude de soutien de l’occupation qui a suivi l’invasion, le moment n’était pas le meilleur pour qu’une personne comme Corbyn [qui s’était opposé à la guerre] soit à la tête du parti. De fait, Corbyn a survécu pour faire une déclaration digne au parlement, demandant pardon pour le rôle du Labour dans ce désastre et promettant de s’engager dans une politique étrangère différente: soit une politique qui serait en contradiction avec celle prônée par les député·e·s qui soutiennent les sous-marins nucléaires Trident et les bombardements.

Alors que les sinistres analyses de la Commission Chilcot ont commencé à être diffusées dans le domaine public, certains députés travaillistes se sont levés en défense de leur leader déchu [Blair]. Ian Austin, un député blairiste de Dudley, a chahuté Corbyn lors de son discours, l’exhortant à «s’asseoir et à la fermer». Pour d’autres, la formule de «bonne foi» a tenu lieu de cri du cœur: Monsieur Blair a toujours agi en conformité avec la bonne foi. En effet, personne ne fait autrement. Blair, de son côté, a critiqué ce qu’il a décrit comme relevant d’une «addiction» consistant à voir le pire en chacun. Nous avons effectivement affaire à un homme qui s’est montré capable de voir du bon non seulement chez le président Bush mais aussi dans Moubarak, Poutine, Nazarbaïev [président du Kazakhstan depuis… 1990] et même, un moment, dans Kadhafi. Si les conditions avaient été différentes, il ne fait pas de doute que Saddam Hussein aurait été vu comme «une force de stabilité». C’est bien là que réside le problème de la «bonne foi»: il peut justifier toutes les contorsions de la morale ou de la logique ainsi que n’importe quelle comptabilité de cadavres. Il n’en demeure pas moins que Blair sort fortement frappé par cette enquête qui, en soulignant que l’invasion de l’Irak était le produit d’un choix, ouvre la possibilité à une poursuite pour crimes de guerre. Sur la base du même raisonnement, tous les députés qui ont soutenu la guerre ou voté pour empêcher la création de la commission sont discrédités.

Comprendre comment le coup a pu échouer si lamentablement, tournant court dans l’ombre de Chilcot, oblige à comprendre une chose en ce qui concerne la crise de la politique. Lorsque Corbyn a été élu comme dirigeant du Labour, le mystère était le suivant: comment était-il possible que le parti choisisse une direction marquée à gauche pour la première fois de son histoire, à une époque où la gauche britannique était historiquement faible? Sur tous les aspects la gauche s’est montrée médiocre. Elle a été éviscérée sous l’ère Thatcher, son nombre d’adhérents reculant tout comme son degré d’organisation; ses publications disparaissaient. Par la suite, elle est entrée dans un lamentable déclin. Le mouvement des salariés organisés, le bastion des espoirs de la gauche, se trouvait dans un état aussi misérable que le Parti travailliste à mesure que le tissu syndical et les taux de grèves chutaient année après année.

Le déclin de la gauche et le succès éclatant du centre néolibéral étaient toutefois accompagnés d’une crise croissante de la démocratie représentative, alors que de plus en plus de fonctions de l’Etat étaient soustraites au contrôle démocratique et placées dans les mains de Quango [quasi-non gouvernementale organisation, soit un organisme étatique plus ou moins indépendant du pouvoir exécutif], du patronat et d’organismes non élus. Des millions de personnes, voyant qu’il n’existait plus vraiment de choix, ont commencé à boycotter le système électoral. Les élites du parti se sont retirées dans l’Etat et dans la manipulation de nouveaux cycles, le lien avec la politique de masse s’amenuisant toujours plus.

Dans le contexte du Labour, le résultat a été l’apparition d’une génération de dirigeants politiques qui se sont aguerris dans des postes de conseillers spéciaux, de consultants auprès de think tanks, de conseillers politiques ou de spin doctors. Ils avaient toutefois peu à voir avec une réelle compréhension de la manière de motiver des activistes et de communiquer avec un public large. Au sein du gouvernement, ils se sont révélés bien souvent des partisans de politiques étatiques allant à l’encontre de leur propre base populaire (une tendance qui a atteint un sommet avec la guerre en Irak). Après avoir été des années embarqués dans l’expérience échouée du New Labour [le pendant organisationnel de la «troisième voie» blairiste], ils se sont fortement discrédités aux yeux des adhérents du Labour et des jeunes qui se sont radicalisés contre l’austérité qui a suivi la crise. Corbyn est apparu en 2015 comme le seul candidat à la direction [travailliste] étant encore en mesure de comprendre ce qu’était la politique travailliste, sachant également comment articuler ces méthodes avec la communication sur les réseaux sociaux. Il l’a à nouveau prouvé. Les conspirateurs savaient comment manipuler les vieux médias, mais ils ont perdu pied lorsque Corbyn a tenu le coup, enflammant sa base et lorsque des milliers de personnes ont battu le pavé pour prendre sa défense de Londres à Hull.

Quelle étrange période traverse la politique britannique. L’issue de la tentative de renversement de Jeremy Corbyn est ainsi celle d’un renforcement improbable et inattendu de la gauche. Depuis le référendum sur l’UE, 200’000 personnes ont rejoint le Labour Party, la grande majorité d’entre eux soutenant Corbyn. Le nombre total d’adhérents approche désormais les 600’000. Le cabinet fantôme est désormais plus orienté à gauche, plus multiracial et comprend un nombre accru de femmes en son sein. La posture de Corbyn, après avoir tenu le coup face au barrage extraordinaire d’attaques et même au feu de certains amis, en ressort renforcée. Les conspirateurs, faibles et désorganisés par leurs erreurs de calcul, couverts de honte par leurs liens et leurs affinités avec un passé discrédité se retrouvent dans un merdier indigne.

Le pire. De tous. Les coups. (Richard Seymour est l’auteur, entre autres, d’un ouvrage intitulé Corbyn: the Strange Rebirth of Radical Politics, Verso, 2016. Article publié le 7 juillet sur le site TeleSur.net, traduction A l’Encontre)

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