La Dame de fer est morte, mais le thatchérisme continue à vivre

«Dame de fer?» Rouille en paix.
«Dame de fer?» Rouille en paix

Par Gary Younge

En 1966, un peu plus d’une année après que Martin Luther a reçu le Prix Nobel de la Paix, seuls 33% des Nord-Américains avaient une opinion favorable à son sujet, alors que 63% lui étaient défavorables. Il n’est pas difficile d’en comprendre la raison. Il s’agissait d’un dirigeant des droits civiques dans un pays où 85% des Blancs pensaient que les Noirs «recherchaient trop rapidement l’égalité raciale». Sans compter qu’ il était devenu un opposant turbulent à la guerre menée par les Etats-Unis au Vietnam. A peine six jours après la mort de King, en avril 1968, William Tuck (démocrate, 1896-1983), représentant de la Virginie à la Chambre des représentants, rendait King responsable de son propre assassinat, en déclarant devant la Chambre des représentants que King avait «fomenté la discorde et le conflit entre les races… qui sème la graine de péché récoltera une tempête de méchanceté».

Mais au cours des 45 années suivantes, la boue qu’on lui avait jetée au visage a été enlevée et son héritage a été lustré jusqu’à ce qu’il ressemble à un trésor national. En 1986, on a fait de son anniversaire une fête nationale annuelle. En 1999, une enquête de Gallup révélait que King était à égalité avec John F. Kennedy et Albert Einstein parmi les personnages publiques les plus admirés aux Etats-Unis au cours du XXe siècle. Il était plus populaire que Franklin Delano Roosevelt, que le Pape Jean-Paul II et que Winston Churchill. Seule Mère Teresa [1] était plus admirée. En 2011 a été inauguré le mémorial de King dans le National Mall [parc ouvert du centre-ville] de Washington D.C, avec une statue de 9 mètres de haut située sur un terrain historique de premier plan de quatre acres d’étendue.

«Nous ne pouvons contempler le passé et parvenir à le comprendre qu’avec les yeux du présent (…) L’historien appartient à sa propre époque et y est lié par les conditions de l’existence humaine», déclarait l’historien Edward Hallet Carr [1892-1992] dans son important essai Qu’est ce que l’Histoire? [republié en français par les Editions de La Découverte en 1991]

Les Etats-Unis n’ont pu honorer King qu’après avoir atteint un certain consensus sur le fait que la ségrégation légale était une mauvaise chose, que la guerre du Vietnam avait été une erreur et aussi lorsque les autres choses qu’il avait dites sur la redistribution de la richesse, le militarisme états-unien et la discrimination positive [affirmative action] avaient été opportunément oubliées. C’est à ce moment-là que son héritage a pu être compris par suffisamment de gens comme étant une source de résolution de différends et non plus – comme c’était le cas à son époque – comme une source de division.

La réaction polarisée, polémique et parfois problématique à la mort de Margaret Thatcher a mis en relief le fait que, dans son cas, il n’y a eu aucune résolution et qu’il ne peut pas, par conséquent, y avoir de consensus. Arrivant à une époque de chômage croissant, d’inégalité économique, de «mobilité sociale» en déclin, de pauvreté enracinée et de coupes dans les dépenses sociales, avec un gouvernement dirigé par un Conservateur (David Cameron) qui poursuit des mesures d’austérité draconiennes, la mort de Thatcher provoque un débat non seulement au sujet des divisions passées, mais aussi sur les affrontements actuels. La première page du Financial Times titrait: «La brèche dans la prospérité s’élargit à mesure que les coupes dans l’aide sociale frappent durement le Nord». Cette phrase aurait pu être écrite à n’importe quel moment au cours des années 1980.

L’héritage vivant de Thatcher est celui d’une marchandisation généralisée [privatisations, entre autres des biens publics], d’une disparité économique accrue et d’une désagrégation sociale. Les victimes et les bénéficiaires sont non seulement encore en vie, mais encore en train de naître.

Les anciennes blessures encore ouvertes en ce qui concerne les villages miniers [référence à la grève des mineurs de mars 1984 à mars 1985 opposant le National Union of Mineworkers au National Coal Board soutenu fermement par M. Thatcher] et les grévistes de la faim [référence à la grève de la faim de Boby Sands et des militants de l’IRA] [2] sont dévoilées tout comme celles infligées actuellement, telles les réductions dans les prestations d’invalidité et la «taxe de la chambre à coucher». [Depuis avril 2013, les familles qui reçoivent une allocation sociale la verront réduite si elles disposent dans leur appartement loué de «trop» de chambres pour le nombre de personnes de la famille qui sont déclarées comme y vivant. Ainsi, par exemple, les enfants de moins de 16 ans doivent partager la même chambre, s’ils sont du même sexe; ceux âgés de moins de 10 ans doivent vivre dans la même chambre, bien que de sexe différent, etc.]

Un sondage montre que les mesures politiques de Thatcher – dont les réductions des impôts sur le revenu et l’augmentation de la TVA, la privatisation et l’abaissement des impôts pour les plus riches – sont parmi les moins populaires aujourd’hui. Toutefois ce sont justement ces mesures que continue à appliquer le gouvernement de coalition [entre les Conservateurs et les Libéraux Démocrates].

L’estime pour Thatcher suit assez étroitement la ligne des partis: 90% des conservateurs estiment qu’elle était bien, voire très bien, alors que seuls 23% de ceux qui votent pour le Labour sont de cet avis.

C’est la raison pour laquelle les tentatives d’hagiographie et de canonisation sont continuellement interrompues par des éclats de colère, d’incrédulité et, occasionnellement, même de jubilation. Parmi les plaintes reçues par la BBC pour la manière dont sa mort a été commentée par cette chaîne, 35% estiment qu’elle a été trop favorable, 29% qu’elle a été trop critique et 36% qu’elle lui donnait trop de place.

Thatcher et Pinochet... en «grande tenue»
Thatcher et Pinochet… en «grande tenue»

Le Telegraph a fermé les commentaires sur les reportages ayant trait à Thatcher à cause d’un torrent d’injures. «Ding Dong, la sorcière est morte », citation du Wizard of Oz [allusion à un film de 1939 qui a popularisé cette formule] est parmi les 10 articles les plus lus au milieu de la semaine et sera probablement le premier la semaine d’après.

Lorsqu’une grande statue de Thatcher a été érigée en 2002, un homme l’a décapitée avec un instrument métallique [La «Dame de fer» a affiché son soutien permanent à Pinochet et l’a reçu chez elle à Londres, alors qu’il était placé en état d’arrestation depuis octobre 1998]. Les appels à l’unité nationale pour pleurer la mort d’une ancienne femme d’Etat – appels qui sont en général entendus – n’ont pas été respectés aussi largement, parce que, même si Thatcher est morte, le thatchérisme ne l’est pas.

C’est également la raison pour laquelle beaucoup de ces éclats ont un aspect de colère impuissante. Le thatchérisme est le cadeau que Thatcher a légué à la classe politique britannique. Tony Blair protégeait son agenda en disant qu’il estimait que «son devoir était de construire sur certaines choses qu’elle avait faites, plutôt que de les inverser». David Cameron a étendu et approfondi sa politique. Nick Clegg [des Libéraux Démocrates] s’est volontiers incliné devant elle.

Idéologiquement, la gauche s’est opposée aux raisonnements du thatchérisme. Mais du point de vue pratique et stratégique, elle n’a pas réussi à déployer les moyens pour y répondre de manière appropriée, et sur le plan électoral elle n’a pas réussi à convaincre suffisamment de gens des alternatives à cette politique. [Il faut noter qu’au premier rang de la cérémonie à la Cathédrale St-Paul, outre Cameron et Clegg on retrouvait Tony Blair et Ed Miliband, l’actuel leader du Labour, dont on se demande quelle politique effectivement différente de celle de Cameron il mènerait à la tête d’un futur gouvernement… ]

Le problème n’est pas simplement que certaines personnes n’ont pas pu dépasser cette politique, mais plutôt que beaucoup de gens sont encore en train d’en subir les conséquences et doivent encore trouver les moyens d’une alternative. (Traduction A l’Encontre)

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[1]  Dans un article qui est paru dans l’édition de janvier 2013 de la revue scientifique Studies in Religion/Sciences religieuses, Serge Larivée et Geneviève Chénard, des chercheurs de l’Université de Montréal, et Carole Sénéchal de l’Université d’Ottawa, questionnent également l’utilisation des dons importants reçus par les œuvres de mère Teresa [1910-1997] – voir l’article original : http://sir.sagepub.com/content/early/2013/01/15/0008429812469894.full.pdf+html.

«Alors que nous cherchions de la documentation sur le phénomène de l’altruisme dans le cadre d’un séminaire sur l’éthique, l’un de nous est tombé sur l’œuvre et la vie d’une des femmes les plus encensées par l’Église catholique et faisant aujourd’hui partie de notre imaginaire collectif: mère Teresa. La description qui en était faite était si dithyrambique que cela a piqué notre curiosité et nous a donné envie de pousser notre recherche plus loin», explique M. Larivée, cité dans un communiqué publié sur le site internet de l’Université de Montréal.

Mère Teresa...vénérée
Mère Teresa…vénérée

Les chercheurs ont donc analysé 287 ouvrages sur la vie et l’œuvre de mère Teresa, fondatrice de l’ordre des Missionnaires de la charité. Résultat? Selon M. Larivée et ses collègues, le Vatican n’a pas tenu compte de plusieurs problèmes dans son processus de béatification de mère Teresa, dont «sa manière pour le moins discutable de soigner les malades; ses contacts politiques douteux; sa curieuse gestion des faramineuses sommes qu’elle a reçues et un dogmatisme excessif notamment à l’égard de l’avortement, de la contraception et du divorce.»

Générosité sélective?

Des sommes importantes – dont des fonds reçus du régime dictatorial des Duvalier en Haïti – se retrouvent entre les mains des Missionnaires de la charité, mais celles-ci transitent dans des comptes pour la plupart secrets. Et malgré les millions que détient sa fondation, mère Teresa est beaucoup plus généreuse en prières qu’en argent lors de tragédies en Inde comme des inondations ou le désastre de Bhopal, soutient M. Larivée.

Aussi, dans les missions de la religieuse, deux tiers de la clientèle espère en vain y recevoir des soins médicaux, tandis que les autres y viennent pour mourir, mais ne reçoivent pas de soins adéquats, notent les chercheurs, citant des médecins qui ont visité ces missions et y ont notamment déploré le manque d’hygiène, le régime alimentaire insuffisant et l’absence de médicaments anti-douleurs. M. Larivée et ses collègues soulignent que c’est la conception de la souffrance de mère Teresa, et non le manque de fonds, qui est à l’origine de ces lacunes.?Les universitaires attribuent la popularité de mère Teresa et de ses œuvres à un film réalisé en 1969 par un journaliste de la BBC. Elle découvre l’efficacité des médias, voyage à l’étranger et reçoit de nombreux prix, dont le Nobel de la paix.

Mère Teresa est donc devenue une sainte aux yeux de la population, et sa béatification, puis sa canonisation, ont été utilisées par le Vatican «pour revitaliser l’Église et inspirer les fidèles surtout à l’heure où les églises se vident et l’autorité romaine décline», soutiennent les chercheurs.

M. Larivée souligne toutefois le fait que l’oeuvre de mère Teresa a inspiré «plusieurs travailleurs humanitaires», qui eux n’auraient pas été encensés par les médias. Il soutient toutefois que les médias qui ont couvert la religieuse auraient dû faire preuve de plus de rigueur. (Radio Canada, 23 février 2013 – Rédaction A l’Encontre)

[2] Lors de la mort de Boby Sands (1981) Margaret Thatcher a déclaré devant la Chambre des Communes, suite à une question posée suite aux mobilisations importantes de protestation: «Monsieur Sands était un criminel condamné. Il a fait le choix de s’ôter la vie. C’est un choix que l’organisation à laquelle il appartenait n’a pas laissé à beaucoup de ses victimes.»

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Gary Younge est un analyste politique. Il écrit régulièrement dans le quotidien britannique The Guardian; cet article date du 11 avril 2013.

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