La France des discriminations

9782021097412Par Olivier Masclet

Une enquête sociologique de grande ampleur – François Dubet, Olivier Cousin, Eric Macé et Sandrine Rui, Pourquoi moi? L’expérience des discriminations (Seuil, Paris, 2013, 370 p.) – invite à saisir la discrimination comme enjeu central de la société française contemporaine: expérience destructrice de l’individu ou occasion de résistance. Mais la force de l’analyse se paye d’une trop grande généralité du propos et d’un déficit de contextualisation des données.

Les manifestations des opposants au «mariage pour tous», qui ont rassemblé au printemps 2013 plusieurs centaines de milliers de personnes, donnent à voir ce «retour du refoulé» dont parlent François Dubet, Olivier Cousin, Eric Macé et Sandrine Rui à la fin de leur livre sur «l’expérience des discriminations». Par cette notion, les auteurs désignent les phénomènes de crispation politique et sociale qu’on observe aujourd’hui chez tous ceux pour qui les catégories de genre et de race remettent en cause des codes politiques et moraux qui structurent leur expérience ordinaire du monde social. Longtemps occultées par les sciences sociales, ces catégories sont dénoncées comme autant d’attaques dont les hommes, les Blancs, les hétérosexuels seraient les cibles principales. Mais si le dévoilement des discriminations liées au sexe provoque une véritable levée de boucliers, l’enjeu politique le plus clivant, selon les auteurs, est à chercher du côté des minorités ou, plus exactement, des luttes pour l’imposition des normes fondant la communauté nationale.

En effet, un ensemble de transformations contribuent à mettre à mal «le vieux modèle» national et sa défense de l’unité culturelle. Les discriminations liées aux origines culturelles ou à la race présumée sont devenues visibles du fait de leur médiatisation et de leur mise à l’agenda public à la fin des années 1990. L’islam est sorti de l’ombre ou plutôt des caves qui ont longtemps servi de lieux de prières. La demande de reconnaissance des différences culturelles et des identités se fait de plus en plus entendre au sein des minorités qui, même intégrées culturellement, ne sont pas prêtes à renoncer à toute une part de leur héritage culturel. Dans la vie politique et dans les débats intellectuels, la réponse prend souvent la forme d’une défense idéologique de la nation, quand elle ne conduit pas à dénoncer les migrants et leurs enfants comme ennemis de la nation: «le républicanisme rigide est devenu une rhétorique nationaliste et autoritaire» (p. 337). L’importance, dans les débats publics, de la question des minorités contribue à faire des discriminations un enjeu politique essentiel. C’est sans doute pourquoi, bien qu’il se propose d’étudier «la manière dont les personnes discriminées pour tout un ensemble de raisons vivent ces discriminations» (p. 12), le livre de Dubet, Cousin, Macé et Rui traite en priorité des individus discriminés en raison de leur «race» ou de leurs origines réelles ou supposées.

L’ouvrage fait face à plusieurs fronts. Face au «républicanisme rigide», il nous faut, disent les auteurs, «apprendre à vivre ensemble avec nos différences, à être égaux et différents» et donc redéfinir la manière de faire «monde commun» (p. 337). Mais ils invitent aussi à mettre en question le modèle de justice sociale reposant sur le principe de l’égalité des chances qui prévaut aujourd’hui en France comme dans d’autres démocraties libérales. La discrimination positive, qui est au cœur de ce modèle et dont on sait qu’elle risque d’enfermer les sujets dans des catégories préconstruites, est-elle bien la réponse adéquate? Comment associer justice sociale et volonté individuelle de choisir son identité? Ces questions semblent structurer l’ouvrage dans son entier. Son objectif n’est ni de mesurer les discriminations ni d’en expliquer les mécanismes mais de comprendre comment les individus les perçoivent, comment celles-ci peuvent s’imposer à eux, surdéterminer leur identité mais aussi comment, face à l’épreuve qu’elles représentent, ils se défendent. L’approche subjective des discriminations permet aux auteurs de souligner le refus des individus d’être définis d’une manière étroite par une identité, un attribut et, finalement, d’asseoir empiriquement la critique du modèle dominant de justice sociale.

L’argumentation emprunte deux voies. La première conduit les auteurs à mettre en lumière l’expérience même des discriminations, entreprise à laquelle les quatre premiers chapitres sont dédiés. La seconde passe par la restitution des conditions sociales façonnant la perception des discriminations. Dans les quatre chapitres suivants, plusieurs facteurs sont ainsi repérés expliquant le caractère variable du sentiment de discrimination.

Discrimination et stigmatisation

La discrimination, qui est le fait de faire subir aux individus un traitement inégal en raison de tel ou tel attribut censé les caractériser, doit être distingué de la stigmatisation, qui consiste à désigner symboliquement et à qualifier négativement des identités et des différences. Reprenant l’analyse d’Erving Goffman, les auteurs distinguent ainsi les individus stigmatisés et les individus stigmatisables mais aussi les individus discriminés et les individus discriminables. La diversité des expériences individuelles ne peut masquer le caractère collectif de l’expérience des discriminations qui se caractérise, selon les auteurs, «par la permanence d’une certitude et d’une incertitude. La certitude, c’est le fait de savoir que, même si l’on n’est pas discriminé, on reste toujours discriminable. L’incertitude, c’est le fait de ne jamais savoir quand, où, comment et par qui on pourrait être discriminé» (p. 79). Cette double expérience de la certitude et de l’incertitude est au fondement du sentiment d’injustice exprimé par les victimes: «pourquoi moi?»

Parmi les quatre combinaisons entre discrimination et stigmatisation dégagées par les auteurs, la première associe très fortement ces deux phénomènes: elle représente «l’expérience totale» des discriminations qui envahissent l’existence tout entière. À partir de récits détaillés de ces expériences totales, les auteurs donnent à voir, dans le premier chapitre, trois modalités par lesquelles celles-ci se réfractent dans les comportements individuels. La colère de Nordine exprime le sentiment permanent d’une assignation au «ghetto». L’écrasement caractérise Emilie, aide-soignante née au Gabon, qui va de difficultés conjugales en difficultés professionnelles et relationnelles, et se sent humiliée, parce que femme, Noire, peu qualifiée… Enfin, la réclusion caractérise l’expérience des individus qui, pour échapper à la stigmatisation et à la discrimination, s’enferment dans le secret. Des récits d’homosexuels qui ont rompu le silence illustrent cette troisième modalité de l’expérience totale. Dans chacune des trois, l’identité des individus, leur personnalité, leurs relations aux autres sont commandées par la discrimination. Mais ce qui confère un caractère total à l’expérience des discriminations tient au fait que celles-ci se transforment pour eux en une injustice généralisée.

En ce sens, le premier chapitre invite à mettre en question le modèle de justice aujourd’hui dominant où égalité des chances et reconnaissance des identités et des différences se renforcent mutuellement et qui semble précisément construit à partir de la seule combinaison associant de façon étroite discrimination et stigmatisation.

Or, selon les auteurs, ce modèle de justice ignore que les relations entre la stigmatisation et la discrimination sont plus complexes. En témoigne l’exposition des trois autres combinaisons possibles entre ces deux phénomènes. La première montre que les individus peuvent être fortement stigmatisés mais faiblement discriminés. Les auteurs prennent pour exemple la situation des individus assignés aux emplois pas ou peu qualifiés. Bien que ces travailleurs puissent être stigmatisés en tant qu’étrangers, noirs ou musulmans, ce n’est pas la stigmatisation qui est la cause de leur maintien dans les emplois sans qualification mais c’est leur faible qualification professionnelle. La deuxième met en évidence l’existence d’une forte discrimination et d’une faible stigmatisation. Ici, la situation des femmes sur le marché du travail sert d’illustration: alors que ces dernières sont peu stigmatisées, du moins tant qu’elles restent dans leur rôle, elles sont cependant discriminées dans le sens où elles sont traitées différemment des garçons depuis leur enfance et où elles sont conduites à intérioriser cette différence. L’ordre du genre engendre en effet des inégalités entre les femmes et les hommes dans tous les domaines de la vie sociale, à commencer par celui du travail et des secteurs professionnels les plus féminisés. Les femmes apparaissent discriminées au sens statistique du terme, mais sans que les inégalités qu’elles subissent puissent être mises au compte de la stigmatisation, c’est-à-dire du sexisme. Enfin, la troisième combinaison renvoie aux situations conjuguant faible stigmatisation et faible discrimination, qui sont généralement celles des individus dont le stigmate n’est pas immédiatement perceptible. Les homosexuels vivent fréquemment ce type de situation où la révélation publique du stigmate est toujours un risque pour l’individu sans cependant aboutir nécessairement à une mise au ban.

Par ailleurs, les inégalités à combattre n’étant pas, dans le modèle de l’égalité des chances, les inégalités entre les classes sociales mais celles que subissent les individus en raison de leur sexe, de leur identité culturelle, de leur sexualité ou de tout autre attribut, ce modèle conduit inévitablement à réifier les identités et les groupes: le «ciblage» des catégories dites «défavorisées» précisément parce qu’elles «ne peuvent pas concourir à égalité des chances dans les diverses compétitions sociales, scolaires, politiques, symboliques…» (p. 317) ferme aux bénéficiaires potentiels de la discrimination positive l’espace des identités et des appartenances possibles. Or l’enquête montre que, même si l’expérience des discriminations peut être violente et douloureuse, les individus s’escriment généralement à défendre le sentiment de leur propre valeur et ne se résignent pas aux catégories par lesquelles ils sont appréhendés et minorés.

Les stratégies de résistance à la discrimination

Les chapitres 3 et 4 donnent ainsi à voir la carrière du discriminé qui conduit les victimes des discriminations à refuser d’endosser cette identité-là. L’entrée en est marquée par le choc consécutif à la découverte d’une discrimination, choc d’autant plus grand que l’injustice subie vient heurter des valeurs morales qui semblaient aller de soi. Il provoque des sentiments de honte et d’humiliation qu’on retrouve dans plusieurs extraits d’entretiens. Les auteurs mettent en lumière les différentes techniques pour «faire avec». Et d’abord celle du détachement à travers laquelle se manifeste une volonté d’ignorer, de ne pas donner prise au sentiment de dégradation. Diverses stratégies d’indifférence sont repérées — disqualifier le discriminant, relativiser son malheur en se comparant à d’autres, désingulariser son cas en imputant la discrimination à un problème général de racisme ou de sexisme. Il importe avant tout aux individus d’échapper «au double piège de la haine et de la victimisation afin de rester, même partiellement, le maître du jeu» (p. 112).

Les sentiments de discrimination varient selon les parcours dans l’intégration et les positions sociales, selon que les marchés du travail sont ouverts ou fermés, selon le fonctionnement des institutions et la manière dont elles intègrent ou pas «la diversité». Alors que les statistiques font apparaître les grandes inégalités frappant les immigrés, ces derniers manifestent généralement un sentiment de discrimination moins élevé que leurs enfants qui ont grandi en France. Le sentiment d’injustice est peu présent chez les immigrés, en particulier chez les moins diplômés, qui ne cessent de se définir comme des étrangers et ne se sentent donc pas autorisés symboliquement à contester l’ordre des inégalités. Mais si les minorités ressentent plus fréquemment un sentiment d’injustice, celui-ci varie en fonction de leur intégration. Ainsi, pour les auteurs, les minorités turques ou asiatiques, qui sont fortement intégrées économiquement mais faiblement intégrées culturellement, sont relativement préservées d’un tel sentiment. À l’inverse, les minorités cumulant une intégration sociale fragile et une intégration culturelle forte l’expriment de façon aiguë. De telles variations paraissent dépendre du niveau d’hostilité rencontré par les minorités, lequel est moins fonction de la différence que de la proximité avec l’autre. Du point de vue des minorités intégrées culturellement, les discriminations subies sont alors d’autant plus insupportables que la ressemblance accroît simultanément le désir d’égalité. Les minorités africaines et maghrébines apparaissent ainsi prises dans un processus d’assimilation segmentée: alors que toutes les enquêtes font état de leur intégration culturelle, celle-ci ne leur garantit nullement l’intégration sociale et économique. Dès lors, ces minorités ne peuvent qu’exprimer un vif sentiment d’injustice, visible dans l’enquête de l’INED (Trajectoire et origine) de 2010.

D’une façon générale, «plus une société devient égalitaire, plus elle offre les mêmes chances de réussir à chacun et plus les obstacles rencontrés pour accéder aux marches supérieures apparaissent comme injustes et discriminatoires» (p. 163). Ce postulat conduit à corréler le sentiment d’injustice aux positions sociales: il est ainsi plus fréquemment exprimé par les individus appartenant aux classes moyennes et supérieures que par les membres des classes populaires. Le sentiment de discrimination est «d’autant plus exacerbé que les effets des autres inégalités sociales ont été abolis par la réussite scolaire et professionnelle» (p. 175). À l’inverse, pour «ceux d’en dessous», ce sentiment n’est jamais détaché d’un sentiment d’injustice sociale. Ceux-là se sentent «plus méprisés comme travailleurs que discriminés comme minorités» (p. 171).

Selon les auteurs, aussi flagrants que soient le racisme au travail et les discriminations à l’embauche et durant la vie professionnelle, l’expérience du travail ne se réduit cependant pas à la discrimination: «le monde du travail bouge en dépit des discriminations» (p. 182). La mobilité professionnelle est possible pour les enfants d’immigrés et les relations de travail ne sont pas décrites de façon unilatérale comme marquées par une hostilité. Par ailleurs, c’est bien parce que le travail reste une valeur essentielle aux yeux des individus interrogés que le sentiment de discrimination est éprouvé de manière particulièrement intense. Mais il varie sensiblement selon les milieux professionnels: il est d’autant plus intense que le marché du travail apparaît comme «ouvert», à l’image du secteur de l’audiovisuel pris pour exemple. Ce type de marché, très «individualiste», est moins structuré par «la race» que certains marchés «fermés» à l’image des marchés du travail segmentés, organisés volontairement ou par défaut sur une base ethnique homogène, à l’instar des petites entreprises du bâtiment, de la restauration ou de la confection. Mais le sentiment de discrimination y est beaucoup plus exacerbé du fait que les inégalités sont toujours susceptibles d’être ramenées à des jugements sur la personne. Ainsi, alors que la reconnaissance de la diversité a fortement progressé dans le secteur de l’audiovisuel depuis les années 1990, les «divers» ont le sentiment d’être en permanence stigmatisés, ramenés à leur différence. Si les marchés du travail segmentés protègent davantage du sentiment de discrimination, les protections ne sont que relatives: plus «ségrégatifs» que «discriminants», ces marchés, à l’instar du bâtiment, peuvent être des pièges pour les individus en leur interdisant toute échappatoire. Un autre type de marché fermé est décrit: celui de la politique. Ici les minorités ne sont pas coincées à l’intérieur mais maintenues à l’extérieur par les «établis» qui en ferment les entrées aux nouveaux prétendants. Cette fermeture découle cependant moins des discriminations que du fonctionnement endogamique du système politique.

Enfin, le sentiment de discrimination varie selon la place que les institutions font à leurs publics et à tout ce qu’ils sont. Deux institutions sont là opposées: l’école et l’hôpital dont le fonctionnement très différent aide à comprendre les perceptions très contrastées qu’en ont les usagers. L’hôpital est perçu comme un monde inégalitaire — inégalités d’accès aux soins, disparités entre établissements de santé, clivages sociaux et professionnels entre les médecins et les catégories subalternes — mais peu discriminant. En revanche, l’école reste perçue comme discriminante par les élèves et les adultes interrogés. En fait, les inégalités scolaires sont avant tout sociales et peu imputables à l’école et les discriminations s’imposent avant tout aux élèves comme une explication évidente de leur échec. «Plus que de racisme proprement dit, ces élèves et ces anciens élèves décrivent le sentiment de mépris que l’école distille envers ceux qui ne réussissent pas comme ils le devraient.» (p. 224) Cependant, l’école porte une part de responsabilité dans la production du sentiment de discrimination. En effet, alors que l’hôpital a fait de la diversité une politique, l’école cherche toujours à se protéger de la société qui l’entoure et, parfois, la menace. Faute d’intégrer la diversité dans son fonctionnement, c’est-à-dire faute de considérer la singularité des élèves, elle laisse les enseignants se débrouiller seuls avec leurs publics, au risque pour eux de se sentir abandonnés et d’en vouloir aux élèves qui fonctionnent comme les symptômes de leur déclassement et de la crise de l’école.

Au terme de cette enquête conduite en divers lieux et auprès de nombreux témoins (222 entretiens ont été réalisés, 187 ont été exploités), il ressort que les discriminations sont bel et bien devenues un enjeu central de la société française. Le modèle de l’égalité des chances ne satisfait pas les individus rencontrés pour les raisons avancées dans l’ouvrage: d’une part, les relations entre la discrimination et la stigmatisation sont complexes, d’autre part, l’expérience des discriminations est multiple et éclatée et ne peut donc se réduire à l’expérience totale. Les individus rencontrés se détachent d’autant plus de ce modèle visant à rétablir les chances des catégories défavorisées qu’ils refusent d’être enfermés dans des identités particulières et défendent leur singularité. Par ailleurs, les discriminations en raison de l’origine ou du sexe apparaissent, le plus souvent, en même temps que de très nombreuses autres inégalités sociales. Le modèle de l’égalité des chances présente ainsi le double risque d’un enfermement dans des catégories rigides de genre ou de race et de laisser dans l’ombre les inégalités structurelles. Ce modèle de justice n’étant pas toute la justice — il semble plus ajusté aux plus méritants et aux détenteurs de ressources sociales —, les auteurs se prononcent pour un autre modèle, construit sur «l’égalité des places» et dont le but n’est pas d’aider prioritairement certaines catégories «désavantagées» mais de rétablir une plus grande égalité entre les positions sociales.

Mais si les discriminations en raison du genre ou de la race n’expliquent pas toutes les inégalités, loin s’en faut, il n’empêche que les individus sont fréquemment stigmatisés. C’est le cas en particulier des communautés musulmanes. S’inspirant du philosophe canadien Will Kymlicka reconnu pour ses travaux sur le multiculturalisme, les auteurs affirment ainsi qu’on ne pourra combattre cette stigmatisation qu’en reconnaissant aux individus un droit à la différence, qu’en renonçant à définir la nation par son homogénéité culturelle. Mais, fidèles aux aspirations des enquêtés enregistrées durant l’enquête, les quatre sociologues préviennent aussitôt que ce droit à la différence ne pourra pas être attribué d’en haut et priver les individus du droit à choisir leur identité. Ce droit à la différence ne pourra résulter que de leur capacité à affirmer leur singularité culturelle dans l’arène politique et in fine des ressources sociales et culturelles qu’ils pourront détenir pour se faire entendre. En somme, la diversité ne pourra naître que d’une plus grande égalité. «C’est pour cette raison que la lutte contre les discriminations et pour la reconnaissance des singularités reste profondément emboîtée dans la question sociale, dans la lutte contre les inégalités et l’exclusion, dans la qualité de l’éducation et des conditions de travail, dans la mobilité urbaine, dans tous ces enjeux communs à ceux qui sont discriminés et à ceux qui ne le sont pas» (p. 340)

Contextualiser l’investigation

Comme toute enquête sociologique fortement charpentée par un modèle théorique cohérent, celle-ci produit une impression forte. Forte, car ce livre propose une entrée originale sur une réalité souvent saturée par des discours simplificateurs et dénonciateurs. En mettant en lumière, par un jeu d’oppositions (marché ouvert/marché fermé; école/hôpital; immigré/minorité; stigmatisation/discrimination), le caractère pluriel de cette réalité, il invite à penser ce phénomène dans sa complexité, à replacer les discriminations dans un faisceau de conditions sociales et à ne pas les réduire au racisme ou au sexisme. Mais la force de cet ouvrage fait aussi sa faiblesse tant les auteurs montent vite en généralité. Si l’efficience de cette enquête doit beaucoup aux simplifications inhérentes à toute analyse bâtie sur la construction de grands idéaux-types, ceux-ci ne laissent d’interroger le lecteur: est-il si pertinent de parler de l’hôpital ou de l’école en général? A-t-on raison de repérer les différences dans le fonctionnement de ces deux grandes institutions en opposant les discours de soignants qui appartiennent aux classes moyennes et supérieures et d’élèves qui sont de condition populaire et marqués par l’échec? Les minorités sont-elles toujours aussi homogènes et aussi distinguables des immigrés? Les discriminations légales sont-elles aussi résiduelles que semblent le penser les auteurs alors qu’elles ferment l’accès aux étrangers à pratiquement trois emplois sur dix? S’il est utile de distinguer théoriquement la discrimination et la stigmatisation, cette distinction résiste-t-elle bien à l’épreuve des faits?

Par ailleurs, la démonstration repose sur un corpus d’entretiens qui ne sont jamais contextualisés et dont les conditions de réalisation ne sont elles-mêmes jamais analysées. Cela ne fait pas seulement problème quant à la méthode mais aussi quant à la construction de l’objet: dès lors que les discriminations sont saisies comme réalité subjective, sous l’angle des perceptions individuelles, les relations entre enquêteur et enquêté mais aussi le contexte dans lequel ces relations ont été nouées, ainsi que les enjeux sociaux et symboliques représentés par la situation d’entretien, devraient intégralement faire partie de l’analyse. Que disent vraiment les enquêtés quand ils témoignent des discriminations et à qui s’adressent-ils? Faute d’interroger ses propres conditions de possibilité, l’enquête peut-elle parvenir à autre chose qu’à la validation de ses propres postulats?

L’approche subjective des discriminations ne devrait pas non plus faire l’impasse sur les luttes dans les champs politiques, médiatiques et intellectuels qui contribuent à produire les catégories peuplant le langage et les visions ordinaires et d’abord celles à travers lesquelles «les discriminations» et «la diversité» se sont imposées comme réalité à la place des inégalités sociales et des classes sociales mais aussi du racisme et de la domination masculine. Les individus n’apparaissent-ils pas d’autant plus réflexifs et pondérés qu’ils ont intériorisé les nouvelles catégories de lecture de la réalité sociale visant à en euphémiser la «dureté»? Leur refus d’apparaître comme des victimes exprime-t-il beaucoup plus que la pénétration de la «croyance méritocratique» incitant chacun à la quête du salut individuel plutôt que collectif?

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Article publié dans La Vie des idées, le 5 juillet 2013. ISSN: 2105-3030

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