France: l’«union sacrée» mise en perspective

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Au-delà de l’émotion inévitable et de la condamnation légitime, comment (ré)agir à l’assassinat d’une douzaine de personnes dans et aux abords des locaux de Charlie Hebdo, dont une bonne partie de sa rédaction, suivi de celui des quatre personnes dans un supermarché kasher de la Porte de Vincennes ? Et surtout, comment ne pas (ré)agir ?

Car il n’est pas question de hurler avec les loups de l’extrême droite et de la droite extrême, toutes tendances confondues, qui déjà désignent l’ensemble des musulmans vivant en France, quand ce n’est pas partout dans le monde, comme les responsables collectifs et les coupables avérés de cet acte, au nom d’une soi-disant nature intrinsèquement criminelle de l’islam ou d’un prétendu « choc des civilisations » qui rendrait ce dernier incompatible avec la modernité occidentale. Ce faisant, ces courants ne font que poursuivre et aggraver leur propagande raciste ordinaire, dont l’islamophobie constitue une dimension essentielle, désignant ceux et celles qu’elles amalgament sous le nom d’« immigrés » comme des boucs émissaires chargés de tous les maux, réels ou imaginaires, qui nous accablent et comme des cibles toutes désignées, que certains n’ont pas attendu pour viser au cours des dernières heures, en s’en prenant à des mosquées, des épiceries ou des restaurants fréquentés par des musulmans.

Face à ces entreprises d’instrumentalisation politique de la haine raciale, il faut continuer à rappeler que, comme toute religion, l’islam est divers dans l’espace et le temps et qu’il ne saurait se réduire à ses tendances fondamentalistes ou intégristes et, encore moins, aux mouvements, groupes ou individus djihadistes qui peuvent s’en réclamer. Il faut rappeler aussi que, en donnant naissance à de tels développements, l’islam contemporain ne fait pas non plus exception : leurs homologues ont existé ou existent aujourd’hui encore au sein du bouddhisme, du judaïsme ou du christianisme (pour en rester aux religions à prétention universelle) – ce dont certains mouvements d’extrême droite sont d’ailleurs l’illustration directe. Et c’est pourquoi il faut rappeler enfin que la critique de la religion, de toutes les religions, est et reste nécessaire et légitime, notamment lorsqu’elles donnent dans l’intolérance et a fortiori lorsqu’elles cherchent à engendrer des régimes théocratiques.

Mais il n’est pas question non plus de mêler notre voix ou, plus exactement, notre absence de voix (car ce serait demander de nous taire) à tous ceux qui en appellent aujourd’hui, comme il y a un siècle, à l’Union Sacrée, dans sa version de droite (la défense de la nation – quand ce n’est pas de l’ordre et de la loi) comme dans sa version de gauche (la défense de la République). Ce serait oublier que les clivages fondamentaux ne séparent pas actuellement les Français de ceux qui ne le sont pas ou qui, tout en l’étant formellement, sont suspectés de ne pas l’être réellement ou de ne pas mériter de l’être – en quoi d’ailleurs, on a vite fait de se retrouver sur le terrain de l’extrême droite nationaliste dont on prétend se distinguer. Ils partagent les salariés des capitalistes, les femmes des hommes, les nationaux des étrangers en partie privés des droits des précédents, les groupes « ethnicisés » ou « racialisés » de ceux qui les stigmatisent, les régions et nations « riches » et « développées » de celles que ce même développement voue à un sous-développement constamment aggravé, etc. Ce serait oublier aussi que la République, quel qu’en soit le numéro, n’a jamais été et ne sera jamais que le paravent des combinaisons bourgeoises et l’instrument de l’oppression des classes populaires et que c’est au nom de la République que l’on a mené des guerres pour la colonisation et contre la décolonisation des populations dont les descendants subissent encore aujourd’hui les séquelles chez elles (dans le développement socio-économique inégal que la colonisation a institué et auquel la décolonisation n’a pas mis fin) comme au sein des anciennes métropoles coloniales vers lesquelles elles ont « choisi » d’émigrer.

Surtout, toute Union Sacrée exonère les leaders politiques d’aujourd’hui et d’hier, de gauche comme de droite, mais aussi leurs valets médiatiques, de leurs lourdes responsabilités dans la genèse, l’entretien et l’aggravation des situations qui nous ont conduits où nous en sommes. Car qui se refuse à voir dans les auteurs des assassinats en question des « fous » ou des « barbares », qualificatifs qui sont employés pour ne pas s’interroger sur leurs raisons, doit bien se poser la question suivante : pourquoi et comment trois jeunes issus de l’immigration maghrébine ou africaine, nés en France, sont-ils devenus des tueurs djihadistes ? Et quelques-uns des éléments de réponse sont à portée de main. A commencer par le chômage de masse et le développement du travail précaire et sous-qualifié, la paupérisation relative et même absolue de certaines couches populaires, notamment celles parquées dans des banlieues déshéritées sur le plan de leurs équipements collectifs et de leurs services publics, l’aggravation des inégalités sociales sur tous les plans, la réduction des perspectives de mobilité sociale ascendante, le tout alors que s’étale de plus en plus cyniquement l’arrogance de la réussite de ceux qui échappent à l’ensemble de ces phénomènes et qui en profitent même.

Autant de processus auxquels tous les responsables politiques, de gauche comme de droite, qui alternent depuis plus de trente ans à la tête de l’État ont contribué par les politiques néolibérales dont ils n’ont cessé d’élargir le champ et de durcir le cours. Et autant de processus auxquels n’ont pas échappé la grande majorité des populations immigrées en provenance de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou du Proche ou Moyen-Orient, non seulement parce qu’elles font partie du prolétariat mais encore parce que, dans leur cas, les effets de ces processus ont été aggravés par l’oppression spécifique à base de stigmatisation xénophobe et raciste dont elles sont les victimes au quotidien, qui les désignent comme « immigrés », « Arabes », « musulmans », etc., dans la plus parfaite confusion des termes. Une stigmatisation dont certains agents de l’État au sens large (des enseignants, des employés de préfecture ou des organismes de protection sociale, des travailleurs sociaux, des policiers surtout, des juges aussi) ne sont pas les moindres responsables, générant ainsi un véritable racisme d’État. En quoi ils ont d’ailleurs été stimulés par l’impunité dont ils ont bénéficié de la part de leur hiérarchie respective tout comme par l’encouragement implicite que leur ont adressé les responsables politiques.

Car l’exemple est venu de haut et depuis des décennies, tant par les actes (les restrictions apportées à la politique de libre circulation et au droit d’asile, les accords de Schengen et de Dublin) que par les paroles : de Pierre Mauroy, alors Premier ministre, dénonçant les grèves des OS (pour l’essentiel des travailleurs immigrés) de l’automobile comme responsables de la défaite de la gauche gouvernementale lors des élections municipales en mars 1983 et de Jacques Chirac, alors ex Premier ministre et futur président de la République, incommodé par « le bruit » et « les odeurs » des quartiers à dominante de populations immigrées (juin 1991) jusqu’aux plus récentes déclarations sur les Rom d’un ministre de l’Intérieur devenu depuis lors Premier ministre en passant par la promesse de Nicolas Sarkozy en juin 2005, alors ministre de l’Intérieur et lui aussi futur président de la République, de nettoyer les cités au Karcher (et j’arrête là une énumération qui pourrait être beaucoup plus nourrie), c’est aux plus hautes instances de l’État soi-disant républicain que n’ont cessé de se multiplier des « dérapages » xénophobes très contrôlés à des fins démagogiques.

Des dérapages qui n’auraient pas dépareillé le discours ordinaire d’un Jean-Marie Le Pen qui a d’ailleurs eu plusieurs fois l’occasion de se plaindre, à raison, qu’on lui dérobait la pièce de choix de son commerce politique : la désignation de « immigrés » (nécessairement musulmans) comme boucs émissaires. Et, pour parfaire le portrait de cette France nauséabonde, il faut encore évoquer la litanie des éditoriaux, unes, reportages, campagnes à relents racistes d’un grand nombre de médias ainsi que les « réflexions » de tous les Dupont-la-Joie qui ne se limitent malheureusement pas aux piliers de comptoir.

Et les populations en provenance de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou du Proche ou Moyen-Orient ont été une seconde fois traitées en parias par la politique étrangère pratiquée par ces mêmes gouvernements dans ces différentes contrées au cours des dernières décennies. Inutile de rappeler que la France ne s’est nullement désolidarisée du soutien occidental à Israël dans sa politique de colonisation des terres et de spoliation des populations palestiniennes, pas plus qu’elle n’a dénoncé avec la vigueur qui aurait été nécessaire la série de crimes de guerre qui ont accompagné les interventions israéliennes au Liban et dans la bande de Gaza ; ce qui n’a pu que créer un terreau favorable à la réception dans une partie de la jeunesse de ces populations de discours antisémites camouflés en critiques du sionisme, que d’aucuns (dont le couple Dieudonné – Soral récemment) se sont ingéniés à labourer et à ensemencer. La France ne s’est pas davantage désolidarisée de son « grand frère » états-unien dans la manière dont il a conduit sa « guerre contre le terrorisme » à Kaboul, à Abou Ghraib ou à Guantanamo. Faut-il rappeler que, au cours de ces dernières années, la France, seule ou avec ses alliés, a conduit plusieurs opérations militaires dans des pays à population majoritairement musulmane (l’Afghanistan, la Libye) en y poursuivant des objectifs sans rapport avec les intérêts de cette dernière à en juger par les destructions massives et les massacres collectifs qui ont en résulté et dont elle s’est désintéressée ? Pire même : ne l’a-t-on pas vue à plusieurs reprises soutenir voire prêter main-forte à des régimes (en Irak dans les années 1980, en Algérie dans les années 1990, en Syrie ces dernières années) qui tyrannisaient leurs propres populations quand ils ne les massacraient pas méthodiquement ? N’a-t-on pas entendu une ministre des Affaires Étrangères proposer à un Ben Ali en pleine déroute face au soulèvement du peuple tunisien de lui faire bénéficier du « savoir-faire de nos forces de sécurité » dans les opérations de répression ? Il est vrai que la France dispose d’une longue tradition de maintien de l’ordre en Afrique du Nord…

Pour un individu ou un groupe systématiquement stigmatisé, il est différentes manières de se défendre ; l’une d’elles, la plus paradoxale peut-être mais la plus redoutable sûrement, consiste à endosser le stigmate pour le retourner contre ceux qui le stigmatisent [cf. Erving Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, 1963, traduction française Éd. de Minuit, 1975]. A force de faire comprendre à quelqu’un qu’il n’est qu’un « immigré », qu’un « Arabe », qu’un « musulman », quand ce n’est pas qu’« un sale bougnoule », on finit par le transformer… en « Arabe », « musulman » et même en « sale bougnoule ». Autrement dit, on provoque un repli de l’individu ou du groupe sur son identité assignée, dans le meilleur des cas revendiquée sur le mode de la fierté digne (et c’est par exemple le motif du port du fameux voile par certaines des femmes musulmanes), dans le pire des cas sur un mode haineux qui n’attend que l’occasion de se venger des affronts subis. Ce qui constitue évidemment une condition majeure de réception des discours de l’islam radical, intégriste ou djihadiste.

Mais le précédent processus interpelle aussi nécessairement les forces politiques révolutionnaires, entendons celles qui luttent pour l’émancipation à l’égard de toutes les formes actuelles d’oppression. Car il n’y a rien de fatal à ce qu’un potentiel de révolte suscité par l’injustice sociale et la stigmatisation raciste conduise à un acte placé sous le signe de l’identitarisme religieux. Si le premier ne trouve pas d’autre forme d’expression que le second, c’est aussi faute d’avoir pu trouver des voies alternatives. Et c’est là que la responsabilité de ces forces, que notre responsabilité, est engagée : nous n’avons pas su proposer de telles alternatives, ou à une échelle qui n’est pas à la mesure du défi qui nous était lancé. C’est notre faiblesse politique qui est ici en cause : notre présence sur le terrain, au sein des entreprises et des quartiers où travaillent et vivent les populations en proie à ce drame, est restée manifestement insuffisante, en dépit des efforts louables de certaines organisations syndicales (telles que Sud-Solidaires) ou de certaines associations (comme Droit au logement ou le Réseau Éducation sans frontières). Est aussi en cause notre méconnaissance relative des situations spécifiques dans lesquelles se trouvent ces populations. Est enfin en cause la négligence, au moins relative, avec laquelle nous avons traité jusqu’à présent l’ensemble des questions précédentes, au point d’avoir comme tout le monde été pris au dépourvu par le fracas des rafales de Kalachnikov qui ont commencé à résonner mercredi dernier dans les locaux de Charlie Hebdo.

A nos responsabilités concernant le passé s’ajoutent désormais celles à l’adresse d’un avenir immédiat aisément prévisible. Les derniers événements vont donner l’occasion et fournir le prétexte, sous couvert d’un renforcement de « la lutte contre le terrorisme islamiste », d’un durcissement de l’appareil répressif et d’une aggravation des restrictions concernant les libertés publiques dont risquent d’être victimes toutes les organisations associatives, syndicales et politiques qui luttent, à quelque degré que ce soit, contre l’ordre social existant. Et, sous ce rapport, l’Union Sacrée qui s’est constituée lors des manifestations du week-end du 10 et 11 janvier, allant du Front national au Parti communiste et au Parti de Gauche, est des plus inquiétantes, tout comme la Sainte Alliance qui a volé au secours de Hollande, dont font notamment partie ces grands démocrates que sont le Premier ministre hongrois Viktor Orban, le ministre israélien des Affaires étrangères Avigdor Lieberman et son collègue ministre de l’Économie Naftali Bennett ainsi que le président de la République du Gabon, Omar Bongo, et le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov. Quand de pareils pyromanes se proposent d’éteindre un incendie qu’ils ont contribué à allumer, il faut se préparer à affronter de nouveaux brasiers plus amples encore. (10 janvier 2014)

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