France. Impôt sur la fortune: la réunion secrète qui a accéléré la réforme

Par Jacques Monin et cellule investigation de Radio de France

Enquête. Initialement prévue pour 2019, la réforme de l’ISF a été précipitée sous la pression d’économistes et de grands patrons, lors d’un rendez-vous secret avec des patrons du CAC 40 organisé à l’Élysée début juillet 2017. [L’impôt de solidarité sur la fortune – ISF – est l’ancien impôt sur la fortune français payé par les personnes physiques et les couples détenant un patrimoine net taxable strictement supérieur à un certain seuil d’entrée au 1er janvier de l’année considérée.]

Initialement, Emmanuel Macron envisageait de prendre son temps pour réformer l’ISF. Lors de son discours de politique général, le 4 juillet 2017, Edouard Philippe annonce sa mise en application pour 2019.

À cette époque, la Cour des comptes publie un rapport au vitriol sur les finances publiques. Il suggère à l’État de procéder à un tour de vis budgétaire. Or, l’ISF est une source de recettes : près de cinq milliards d’euros rentrent chaque année dans les caisses de l’État grâce à cet impôt. Difficile de les voir disparaître d’un coup.

Mais Emmanuel Macron veut aussi prendre son temps parce qu’il a une idée en tête. Il espère que les premières mesures de sa réforme du marché du travail produiront leurs effets. Mais surtout, la suppression de l’ISF doit être couplée avec d’autres décisions (baisse des cotisations sociales, et suppression de la taxe d’habitation) qui sont perçues beaucoup plus favorablement par les moins fortunés. Il compte jouer sur l’effet « en même temps » qui a été le marqueur de sa campagne. D’un côté envoyer un signal aux plus fortunés, mais compenser la portée symbolique de cette décision par des mesures destinées aux moins favorisés.

Une rencontre secrète à l’Élysée

Sauf que les choses ne vont pas se passer comme prévu.

Trois jours après la déclaration du Premier ministre démarrent les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, le 7 juillet 2017. L’annonce du report de la suppression de l’ISF y est vécue comme une trahison. L’ISF, mais aussi le report de la Flat tax : une taxation plafonnée à 30?% sur les dividendes. Jean-Hervé Lorenzi, le président du Cercle des économistes, demande au ministre de l’Économie Bruno Lemaire, qui assiste aux derniers jours des Rencontres, d’accélérer son calendrier. D’autres activent leurs réseaux et font passer le message à l’Élysée.

Mais, selon nos informations, c’est une rencontre, secrète cette fois-ci, qui est déterminante. À la même époque, plusieurs membres de la puissante Association française des entreprises privées, l’AFEP, [1] regroupant de nombreux patrons du CAC 40, considèrent que si le président de la République n’agit pas immédiatement, il ne le fera jamais. Ils se rendent en délégation à l’Élysée pour demander un changement de calendrier. Cet épisode nous a été confirmé par plusieurs sources. À la suite de cette rencontre, Bercy [ministère des Finances] annonce que la réforme entrera en vigueur dès 2018.

 

 

L’équilibre vole en éclats

Cette modification fait déraper toute la machine.

Conséquence: l’équilibre qui devait accompagner la réforme vole en éclat. « Dans mon esprit, en même temps qu’on réformait l’ISF, on devait remettre à plat les niches fiscales » regrette l’économiste Philippe Aghion qui a participé à l’élaboration du programme économique d’Emmanuel Macron. Tandis que là, il y a eu dans le même temps l’épisode de la baisse des APL [Aide personnalisée au logement], la hausse de la CSG [3]pour les retraité·e·s, puis la désindexation des retraites sur l’inflation, et on a alourdi la fiscalité sur des gens qui ne sont pas de milieux très favorisés. C’est ce qui explique que l’ISF est devenu si impopulaire. Si on avait procédé différemment, nous aurions évité le mouvement [des « gilets jaunes », Réd,] que nous avons aujourd’hui. »

L’Élysée (le présiddent Macron) étudie désormais plusieurs pistes pour corriger le tir sans revenir pour autant sur la réforme, comme par exemple une contrainte d’investissement dans l’économie ou dans les associations caritatives. Des mesures qui, avec la taxation des GAFA et des patrons des grandes entreprises françaises, ont pour but de répondre à une demande sociale, mais aussi de sortir le pouvoir du piège politique dans lequel il est aujourd’hui enfermé. (Dossier établi par Radio France, le 21 février 2019)

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 [1] L’AFEP représente 115 des plus grands groupes privés exerçant leurs activités en France, l’Afep – Association française des entreprises privées – participe au débat public avec pour ambition d’apporter des réponses pragmatiques en faveur du développement d’une économie française et européenne « compétitive ». Les entreprises membres de l’Afep contribuent pour plus de 13 % au PIB français, emploient 2 millions de salariés directs et versent 19 % des prélèvements obligatoires pesant sur les entreprises. (Réd. A l’Encontre)

[2] Après avoir enseigné à La London School of Economics, à Harvard, P. Aghion, se retrouve au Collège de France. Il a « appuyé » Sarkosy, Hollande, puis Macron – ce qui en dit autant sur les trois monarques républicains que sur lui –, ayant participé à la Commission Jacques Attali, il est un des « concepteurs » en France – outre le slogan « libérons la croissance », en tant que membre du Conseil d’analyse économique (CAE) – de la « flexisécurité », cette contre-réforme » du marché du travail, qui devrait assurer « la mobilité sociale », une (parmi d’autres) des conditions de possibilité de « l’innovation ». En Suisse, il pourrait, peut-être, enseigner à l’EPFZ ou à Sain-Gall, avec les « honneurs » du patronat, mais sans titre dithyrambique. (Réd.A l’Encontre)

[3] Contribution sociale généralisée (CSG) est un prélèvement obligatoire – dit proportionnel – créé en 1991, qui participe au financement de la sécurité sociale, et, depuis 2018, de l’assurance chômage, à la place des cotisations prélevées sur les salaires. (Réd.A l’Encontre)

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Voir de même l’émission du 6 février 2019: «Le nouvel ISF est-il un impôt efficace?»  Par Elsa Mourges

https://www.franceculture.fr/economie/le-nouvel-isf-est-il-un-impot-efficace

 

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