France. Etat d’urgence: le maintien de quel ordre?

Dossier. Amnesty International, Louise Fessard et Julia Pascual

Nous publions ci-dessous les conclusions des chapitres 1, 2 et 3 du Rapport d’Amnesty International intitulé: «Un droit, pas une menace. Restrictions disproportionnées de réunion pacifique sous couvert de l’état d’urgence en France». Ce rapport se termine par l’appel suivant, page 50: «Amnesty International appelle les autorités françaises à mettre fin à l’état d’urgence et à veiller à ce que toute restriction imposée au droit à la liberté de réunion soit nécessaire et proportionnée, afin de protéger l’ordre public et la sécurité nationale.»

A ces conclusions d’Amnesty sont ajoutés deux articles. L’un de Louise Fessard publié sur le site Mediapart, le 30 mai 2017, et le second de Julia Pascual, paru dans Le Monde daté du 1er juin 2017. (Rédaction A l’Encontre)

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Les trois conclusions du rapport d’Amnesty International

• «L’état d’urgence a conféré aux préfets des pouvoirs supplémentaires pour restreindre le droit à la liberté de réunion pacifique. En outre, lorsqu’ils ont eu recours à des pouvoirs ordinaires pour interdire des manifestations, les préfets ont souvent invoqué l’absence d’effectifs de police suffisants pour assurer le maintien de l’ordre pendant les rassemblements publics, ainsi que la nécessité d’accorder la priorité à la lutte contre les attentats visant la population.

Il est certain que, depuis la promulgation de l’état d’urgence en novembre 2015, les forces de l’ordre, notamment les forces spécialisées dans l’encadrement des manifestations, ont été déployées pour assurer une meilleure protection de sites spécifiques susceptibles d’être la cible d’attentats. Il s’agit notamment des lieux de culte, des ambassades, des édifices publics et des sites touristiques. Cependant, certaines restrictions imposées par les préfets, ainsi que les effectifs de police considérables déployés pour les appliquer, remettent en cause l’argument avancé de l’absence d’effectifs de police nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre pendant ces rassemblements publics.

Si le gouvernement français a invoqué l’objectif d’éviter de nouveaux attentats lors de la promulgation de l’état d’urgence, dans la pratique, les autorités ont eu recours à des pouvoirs d’urgence et plus généralement à la situation d’urgence pour poursuivre des objectifs plus larges, notamment le maintien de l’ordre dans le cadre de manifestations spécifiques. De plus, bien que la menace de troubles à l’ordre public ait été citée comme motif des restrictions à la liberté de réunion, les risques mentionnés avaient souvent un caractère général et non-spécifique, consistant en des références à des actes de violence commis lors de rassemblements précédents, sans indication précise faisant état que les organisateurs avaient l’intention de commettre des actes de violence.

Dans la pratique, lorsque des restrictions ont été imposées sur la base de pouvoirs ordinaires en se référant à l’état d’urgence, ou sur la base des pouvoirs d’urgence eux-mêmes, l’existence de l’état d’urgence a rabaissé de manière considérable le seuil à franchir pour imposer des restrictions aux droits à la liberté de réunion, s’éloignant ainsi de celui établi par le droit international relatif aux droits humains. Invoquer l’état d’urgence ne dispense aucunement les autorités de devoir veiller à ce que toute restriction soit nécessaire et proportionnée par rapport à un objectif légitime spécifié, et limitée à ce qui est strictement nécessaire dans une situation donnée. Cependant, comme illustré par les cas de figure mentionnés dans ce chapitre, les restrictions semblent très souvent avoir dépassé le critère de nécessité et de proportionnalité, portant souvent préjudice au droit à la liberté de réunion pacifique, et s’être souvent avérées inefficaces, voire avoir exacerbé les tensions entre police et manifestants (voir chapitre 3.6).

Comme l’ont souligné les Rapporteurs de l’Assemblée Nationale chargés de surveiller l’application des mesures d’urgence: «L’état d’urgence permet aux préfets d’interdire un rassemblement à titre préventif en raison d’une menace très diffuse et peu caractérisée d’atteinte à l’ordre public.»

• «Les autorités ont eu recours à de nouveaux pouvoirs acquis au titre de l’état d’urgence pour imposer, sous les motifs les plus vagues, des restrictions au droit de circuler librement et à la liberté de réunion pacifique. Les préfets ont notamment cherché à restreindre le droit de circuler librement d’individus qu’ils considèrent comme susceptibles de tenter de perturber les actions des autorités publiques.

Les États ont le droit, en vertu du droit international relatif aux droits humains, d’imposer des restrictions au droit de circuler librement et au droit à la liberté de réunion pacifique, à des fins de maintien de l’ordre. Cependant, ils doivent démontrer que ces restrictions sont nécessaires pour atteindre leur objectif légitime et proportionnées, et qu’elles ne portent pas préjudice au droit lui-même. L’état d’urgence ne peut pas légitimement être utilisé pour justifier des restrictions non adaptées aux exigences de la situation.

L’imposition de centaines de mesures individuelles restreignant le droit de circuler librement et le droit à la liberté de réunion pacifique pour des motifs vagues et génériques, tel que décrit dans ce chapitre, soulève de sérieux doutes quant à l’efficacité des mesures pour atteindre l’objectif visé, tout au moins dans de nombreux cas. En outre, les autorités ont recouru à l’état d’urgence pour appliquer toutes ces restrictions, en citant souvent des objectifs mal définis liés au maintien de l’ordre. De tels objectifs n’entrent pas dans le champ d’action pour lequel l’état d’urgence a été promulgué et ultérieurement prolongé, à savoir éviter de nouveaux attentats semblables à ceux commis à Paris le 13 novembre 2015.»

• «Certaines des stratégies et tactiques utilisées par les autorités pour maintenir l’ordre lors de rassemblements publics remettent en cause les arguments selon lesquels elles ne disposent pas de suffisamment d’effectifs de police pour assurer le maintien de l’ordre pendant les manifestations compte tenu de leur mission prioritaire qui est d’assurer la sécurité du public face à la menace d’attentats. Dans de nombreux cas, lors des manifestations, le maintien de l’ordre s’est appuyé sur le même postulat que celui qui sous-tend l’état d’urgence, c’est-à-dire la neutralisation préventive de risques potentiels, plutôt que sur la lutte contre des menaces précises et concrètes. Par exemple, lors des manifestations contre la Loi Travail, les autorités ont à plusieurs reprises déployé des centaines de représentants des forces de l’ordre pour contenir des manifestants pacifiques qui ne présentaient aucune menace concrète à l’ordre public et qui, soit se réunissaient dans des rassemblements publics spontanés, soit se retrouvaient aux points de ralliement de manifestations préalablement organisées.

Le droit international reconnaît que la liberté de participer à des rassemblements pacifiques est un droit inaliénable. Chaque individu participant à une manifestation détient ce droit. Des actes de violence sporadiques ou des infractions commises par certains ne sauraient être attribués à d’autres, dont les intentions et le comportement restent de nature pacifique. Parfois, ces tactiques et ces stratégies ne semblent pas avoir été nécessaires au maintien de l’ordre et elles ont, par conséquent, attenté de manière illégale au droit à la liberté de réunion pacifique.

De plus, dans plusieurs affaires recensées par Amnesty International, les représentants des forces de l’ordre ont eu un recours excessif, arbitraire ou non nécessaire à la force, ce qui a eu pour conséquence de blesser des centaines de manifestants.

En outre, ils ont parfois attenté de manière illégale au droit à la liberté d’expression, en ayant recours à la force ou en faisant obstruction par d’autres moyens aux journalistes et autres professionnels des médias qui couvraient les manifestations.»

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L’état d’urgence grignote le droit de manifester

Par Louise Fessard

Loi travail: quelles violences?

A quoi sert l’état d’urgence que le président de la République, Emmanuel Macron, veut prolonger jusqu’au 1er novembre 2017? Il permet notamment de faciliter la vie des autorités en matière de maintien de l’ordre, à en croire un rapport de l’ONG Amnesty international publié mardi 30 mai.

Instauré le 14 novembre 2015 après les attentats de Paris dans une visée antiterroriste, ce régime d’exception permet aux préfets d’interdire des rassemblements publics et de restreindre le droit à la circulation d’individus, les privant de fait de leur droit à manifester. Dans un rapport intitulé «“Un droit, pas une menace”. Restrictions disproportionnées à la liberté de réunion pacifique sous couvert de l’état d’urgence en France», Amnesty international documente ce détournement. «Dans une France sous état d’urgence, le droit de manifester pacifiquement semble être de plus en plus perçu par les autorités comme une menace», constatent les auteurs, au terme de près d’un an d’enquête.

Depuis un an et demi, les préfets français ont eu recours aux pouvoirs d’urgence pour signer 155 arrêtés interdisant des rassemblements publics. Ils ont également adopté 639 mesures individuelles afin d’empêcher des individus de participer à des rassemblements publics, dont 574 dans le cadre du mouvement social contre la réforme du code du travail. Ces chiffres ont été obtenus par l’ONG auprès du ministère de l’intérieur.

Les auteurs du rapport, basé sur des entretiens avec 82 personnes (syndicalistes, manifestants et journalistes), ont également rencontré des représentants du ministère, de la préfecture de police de Paris, de la préfecture d’Ille-et-Vilaine, ainsi que le préfet de Loire-Atlantique. «L’Etat français a indiqué aux Nations unies et au Conseil de l’Europe que le but de l’état d’urgence, qui implique quand même des dérogations au droit international, était la prévention d’attentats, explique Marco Perolini, le chercheur basé à Londres qui a coordonné le rapport. C’est un détournement, car la gestion de l’ordre public n’a rien à voir avec la prévention du terrorisme.»

Des interdictions de séjour «disproportionnées»

En droit ordinaire, les autorités ne peuvent restreindre la liberté de circulation de certains individus qu’à l’occasion de rassemblements sportifs. En mai 2015, la commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre, mise sur pied après la mort de Rémi Fraisse, avait proposé de créer une interdiction administrative de manifester pour les personnes signalées par les services de renseignement. Devant la polémique, l’idée avait été abandonnée. Elle est revenue par la petite porte avec l’état d’urgence, qui offre aux préfets des pouvoirs bien plus étendus.

L’article 5 de la loi relative à l’état d’urgence autorise les préfets à «interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics». L’article 6 permet, lui, au ministre de l’intérieur d’assigner à résidence une personne s’il «existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics». En réalité, les autorités ont utilisé à 639 reprises ces pouvoirs d’urgence pour empêcher des militants de participer à des rassemblements publics.

La majorité de ces mesures individuelles – 574 – ont été prises dans le cadre du mouvement du printemps 2016 contre la réforme du code du travail, les autres visant 21 militants écologistes lors de la COP21 et 44 supporters lors de l’Euro de football. En novembre et décembre 2015, 26 militants écologistes ont également été assignés à résidence par le ministère de l’intérieur et ont dû pointer dans un commissariat plusieurs fois par jour. «Des individus sans aucun lien avec des actes ou intentions terroristes et souhaitant exercer légitimement leur droit à la liberté de réunion se sont trouvés pris dans les filets des mesures d’urgence», résume le rapport.

Ces restrictions ont d’abord visé des «militants qui avaient joué un rôle prépondérant dans les mouvements sociaux opposés à la loi travail, bien qu’ils n’aient commis aucune infraction pénale». Puis, à la suite de plusieurs décisions de tribunaux administratifs annulant ces interdictions, les préfets ont «alors commencé à imposer ces mesures aux manifestants faisant l’objet de poursuites pour des infractions qui auraient été commises dans le cadre de rassemblements publics précédents». Le rapport signale que plusieurs de ces manifestants ont été ultérieurement acquittés.

Le rapport cite le cas d’Hugo, étudiant à l’université Rennes-II et militant d’Ensemble-Front de gauche. À Rennes, la maison du peuple, occupée pendant dix jours, avait été évacuée à la mi-mai 2016 par des policiers du RAID. Dans la foulée, Hugo avait fait l’objet, le 16 mai, d’un arrêté du préfet d’Ille-et-Vilaine l’interdisant de séjour dans le centre-ville de Rennes au motif de son rôle prépondérant dans le mouvement étudiant et de sa participation à de précédentes manifestations. Sans qu’aucun acte de violence précis lui soit imputé. La mesure ayant été suspendue par le tribunal administratif de Rennes, le 23 mai, le préfet a repris des restrictions similaires uniquement pour les jours où des manifestations contre la loi travail étaient prévues.

«La préfecture ne pouvait pas me poursuivre pénalement, car je n’avais commis aucun délit, a déclaré Hugo à Amnesty. Alors ils ont recouru à une mesure administrative, liberticide et vexatoire. À mon avis, il y avait une volonté de me punir et de me mettre des bâtons dans les roues en tant que militant politique.»

Constantin, un jeune militant parisien également cité, estime qu’avec l’état d’urgence, les autorités «se sont déchaînées» contre «les mouvements autonomes et anarchistes». «Aujourd’hui, il y a beaucoup de pression ressentie par tous ceux qui sont actifs dans un mouvement, comme celui contre la construction de l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes», explique-t-il.

Les interdictions de rassemblement

Plus classiquement, les préfets ont aussi interdit des manifestations, comme ils pouvaient déjà le faire avant l’état d’urgence. Depuis novembre 2015, les préfets ont signé 155 arrêtés interdisant des rassemblements publics au nom de l’état d’urgence, sans compter les dizaines de manifestations interdites en vertu du droit commun français. Pour Amnesty, plusieurs de ces mesures semblent «ne pas être conformes au droit international» et ont «parfois exacerbé les tensions au lieu de les réduire». «L’interdiction généralisée se justifiait uniquement quelques jours après les attentats à Paris», estime Marco Perolini.

Les autorités ont justifié ces interdictions «par une insuffisance d’effectifs de police pour assurer à la fois le maintien de l’ordre et la mission prioritaire d’assurer la sécurité du public face à la menace de nouveaux attentats». Le rapport d’Amnesty met en doute ce manque d’effectifs au vu des «tactiques et stratégies mobilisant des ressources considérables utilisées pour maintenir l’ordre lors de rassemblements publics dans des cas où elles n’étaient apparemment pas nécessaires».

«Les autorités ont fréquemment déployé des centaines de représentants des forces de l’ordre pour contenir des manifestants pacifiques qui ne présentaient aucune menace concrète à l’ordre public», estime l’ONG. Elle cite notamment le confinement «inutile» de centaines de manifestants pacifiques contre la loi sur le travail, le 5 juillet 2016, à Paris, qui a les a empêchés «concrètement de jouir de leur droit à la liberté de réunion pacifique». Sont aussi visées les stratégies offensives des préfets à Nantes et Rennes, «qui ont eu pour effet d’accroître les tensions entre manifestants et forces de police».

A Rennes, les autorités ont choisi de boucler le centre-ville aux manifestants depuis la fin mars 2016, en arguant de violences commises lors d’une manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes en février 2016. Là encore, la préfecture d’Ille-et-Vilaine a allégué auprès d’Amnesty international le manque d’effectifs policiers. L’ONG remarque cependant que, pour faire respecter cette interdiction, les autorités ont «systématiquement déployé des effectifs de police considérables (…) en bouclant un grand nombre des points d’accès au centre-ville».

A Nantes, le préfet de Loire-Atlantique a interdit 7 manifestations en 2016. Il a justifié à Amnesty ces interdictions «en raison de la présomption qu’elles étaient susceptibles de troubler l’ordre public étant donné qu’elles n’étaient pas organisées par des syndicats » et des «liens ambigus» des organisateurs avec des groupes violents. «L’état d’urgence permet aux préfets d’interdire un rassemblement à titre préventif en raison d’une menace très diffuse et peu caractérisée d’atteinte à l’ordre public», constate l’ONG.

Un maintien de l’ordre «contraire aux normes internationales»

Amnesty international pointe aussi un «recours à une force non nécessaire ou excessive» pour réprimer les mobilisations contre la loi sur le travail. Selon le ministère de l’intérieur, 336 policiers et 45 gendarmes ont été blessés en maintien de l’ordre entre le 19 mars et le 4 octobre 2016. Côté manifestants n’existe toujours aucun système de collecte exhaustive de données. Mais, dans le cadre des manifestations contre la loi travail, 102 manifestants ont déposé plainte auprès de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de son équivalent gendarmesque, l’IGGN. S’appuyant sur le témoignage de nombreux manifestants, l’ONG estime aussi que les autorités ont «attenté de manière illégale au droit à la liberté d’expression, en ayant recours à la force ou en faisant obstruction par d’autres moyens aux journalistes et autres membres des médias qui couvraient les manifestations».

Le rapport revient fort à propos sur quelques principes de maintien de l’ordre tirés des conventions internationales. «Une manifestation doit être présumée comme étant pacifique à moins que les autorités ne puissent démontrer concrètement qu’elle constitue une menace à l’ordre public», rappellent les auteurs.

«S’il incombe aux Etats d’assurer l’ordre public, et que le maintien de l’ordre public constitue l’une des raisons autorisées pour imposer des restrictions manifestement nécessaires au droit à la liberté de réunion pacifique, il est important que les autorités fassent preuve d’un certain degré de tolérance vis-à-vis des perturbations inévitables engendrées par les manifestations», indique l’ONG. Même en cas de violences dues à quelques manifestants, «cela ne transforme pas automatiquement un événement par ailleurs pacifique en un événement non pacifique. Par conséquent, toute intervention doit chercher à s’occuper des individus concernés plutôt qu’à disperser l’ensemble des participants».

Il appartiendra aux nouveaux députés de décider début septembre de la prolongation pour la sixième fois de l’état d’urgence. «Nous ne nions pas la menace terroriste, mais l’état d’urgence est-il vraiment nécessaire pour y faire face?», leur demande Marco Perolini. (Article publié sur le site Mediapart, le 30 mai 2017)

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«Servir des objectifs plus larges, notamment pour maintenir l’ordre public»

Par Julia Pascual

C’est l’une des dispositions de la loi sur l’état d’urgence qui n’avait pas encore été évaluée par le Conseil constitutionnel. Mardi 30 mai, ce dernier a examiné en audience ce qui a été assimilé à des «interdictions de manifester». Précisément, l’article 5-3 du texte de 1955 qui donne pouvoir au préfet «d’interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics». Une décision est attendue le 9 juin.

Emmanuel Macron et la volonté de prolonger l’état d’urgence

• L’interdiction de séjour a été massivement usitée depuis la mise en place de l’état d’urgence après les attentats qui ont frappé la France en novembre 2015. Mais d’après un rapport d’Amnesty International paru mercredi 31 mai – manifester, «Un droit, pas une menace» –, l’Etat y a eu recours non pas pour prévenir des attaques terroristes mais «pour servir des objectifs plus larges, notamment pour maintenir l’ordre public». Au total, les préfets ont adopté 683 mesures individuelles d’interdiction de séjour.

Dans l’écrasante majorité des cas (639), il s’agissait «explicitement d’empêcher des personnes à participer à des manifestations», souligne l’ONG (qui a arrêté de compiler des données début mai). De fait, 90 % de ces arrêtés ont été pris lors de la mobilisation contre la loi travail, une période qui fut souvent émaillée d’affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants. Ils ont principalement ciblé des militants de la gauche radicale.

• Des interdictions ont également été prises, fin 2015, au moment de la conférence de Paris sur le climat (COP21) – des militants avaient en outre été assignés à résidence – ou lors des opérations de démantèlement de la «jungle» de Calais, fin 2016. La mesure est devenue pratique courante: dix interdictions de paraître ont encore été prises à l’occasion de la manifestation du 1er mai à Paris. La durée pendant laquelle la mesure s’applique peut varier de quelques heures à plusieurs semaines, et son périmètre est plus ou moins vaste.

En dehors de l’état d’urgence, les interdictions de manifester ne peuvent être prononcées que par un juge judiciaire dans le cadre d’une peine complémentaire. En matière de police administrative, ce qui s’en rapproche le plus est l’interdiction de stade, décidée par un préfet à l’encontre d’une personne, même si elle n’a jamais été condamnée par la justice, pour prévenir des troubles à l’ordre public.

Atteinte aux libertés

En 2015, la commission d’enquête parlementaire mise en place après la mort de Rémi Fraisse – en octobre 2014, le jeune militant écologiste était décédé lors d’une manifestation d’opposants à la construction d’un barrage à Sivens (Tarn) – avait proposé de créer, sur le même modèle, une interdiction administrative de manifester pour les individus «condamnés ou connus en tant que casseurs violents».

• La proposition n’avait pas été suivie d’effet mais elle pourrait réapparaître à la faveur du projet de loi antiterroriste en gestation, annoncé par le gouvernement le 24 mai et qui ambitionne de transposer des outils de l’état d’urgence dans le droit commun. D’ici là, le Conseil constitutionnel se sera prononcé sur la constitutionnalité de l’interdiction de séjour en période d’état d’urgence.

• A l’origine du recours, un jeune homme âgé de 20 ans qui a été interdit de manifester le 28 juin 2016 à Paris. Ses avocats, Mes Raphaël Kempf et Aïnoha Pascual, rapportent les conditions dans lesquelles il a été visé par la mesure: «Il a fait l’objet d’un contrôle d’identité le 23 juin 2016, jour de manifestation contre la loi travail, à la station de métro Oberkampf. Il ne manifestait pas, mais allait retrouver sa grand-mère place de la Nation. Un couteau à beurre a été trouvé dans son sac parce qu’il avait fait un pique-nique la veille. Après quasiment vingt-quatre heures de garde à vue pour port d’arme sans motif légitime, il a eu un rappel à la loi. Sur cette base, il a été interdit de manifestation.»

Mes Kempf et Pascual voient dans ces mesures préventives une atteinte aux libertés garanties par la Constitution, notamment celles d’aller et venir et de manifester, doublée d’un «détournement» de l’état d’urgence. Dans ses observations transmises au Conseil constitutionnel, le gouvernement de Manuel Valls ne prétendait pas avoir œuvré à la lutte antiterroriste mais il se défendait de porter atteinte au droit de manifester. Il considérait n’avoir visé que «la participation à une manifestation irrégulière ou le fait de se rendre sur les lieux d’une manifestation régulière afin de s’y livrer volontairement à des atteintes illégales».

Dans son rapport, Amnesty International souligne toutefois que «les représentants du ministère de l’intérieur et de la Préfecture de police de Paris interrogés ont été dans l’incapacité de fournir une évaluation de l’efficacité de ces mesures en termes de maintien de l’ordre».

• Formulée de façon floue dans la loi sur l’état d’urgence, l’interdiction de séjour a fait l’objet d’une «interprétation très large» par le ministère de l’intérieur, observe par ailleurs Amnesty International. «Les préfets peuvent viser des intentions et pas des comportements établis», dénonce Me Kempf. De fait, le juge administratif a suspendu plusieurs interdictions car les préfets n’apportaient aucun élément matérialisant la participation des personnes à des violences ou des dégradations. Ils se contentaient de produire des «notes blanches» des services de renseignement établissant leur participation à des manifestations ayant dégénéré et leur appartenance à la mouvance antifasciste.

Après avoir été retoqué plusieurs fois, le gouvernement a réduit la voilure et ne vise plus que des personnes faisant l’objet de poursuites judiciaires ou ayant été interpellées sans pour autant être mises en examen. C’est en fait de manière beaucoup plus marginale que des interdictions de séjour ont également été prises à l’encontre de personnes considérées comme «radicalisées».

Personnes «radicalisées»

Pendant l’Euro 2016 de football, un homme était, par exemple, interdit de séjour à Lens (Pas-de-Calais) les jours de matchs et d’ouverture de la fan-zone. Le tribunal administratif a toutefois suspendu la mesure, considérant que l’individu visé ne présentait pas de menace, ainsi qu’en avait convenu le renseignement territorial lui-même. L’homme avait fait l’objet d’un signalement malveillant, lié à un conflit familial, qui lui prêtait une intention de quitter la France pour s’installer dans un pays musulman avec ses deux filles.

• Dans un autre cas, un homme avait été interdit de séjour à Angers lors du passage de l’étape du Tour de France dans la ville. Le juge administratif a cette fois considéré que la mesure était fondée au vu des éléments fournis par les services de renseignement. Ceux-ci reprochaient à cette personne une «…pratique particulièrement radicale de l’islam», des contacts en 2012 avec un membre du groupe islamiste Forsane Alizza et le fait de ne pas avoir condamné les attentats de Paris et Bruxelles.

En matière de grands événements, sportifs ou autres, des textes récents (loi antiterroriste du 3 juin 2016, loi de sécurité publique de février 2017) ont organisé le «criblage» par la police de l’ensemble des intervenants (agents de sécurité et d’entretien, bénévoles, journalistes…) dans un objectif de prévention du terrorisme mais aussi «des atteintes à la sécurité et à l’ordre public et à la sûreté de l’Etat». Tous peuvent faire l’objet d’une enquête administrative préalable à leur accréditation. (Article publié dans Le Monde, daté du 1er juin 2017, p. 12)

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