France. «Dans l’industrie, il n’y a plus de postes légers»

Par Sandrine Foulon

Le travail n’est pas une sinécure. Il se fait plus intensif, plus tressant, plus pénible. Une bonne raison pour nous inciter à revoir l’organisation du travail.

Et le boulot, comment ça va ? «Pour la majorité des personnes, le travail est supportable», rassure Yves Clot [1], professeur émérite au Cnam (Conservatoire nationale des arts et métiers) et auteur de l’ouvrage Le travail à cœur.

Mais pour d’autres, il n’est plus tenable. La pression a envahi leur quotidien. 24 % des travailleurs en France déclarent être tout le temps soumis à des cadences élevées. 30 % estiment qu’ils travaillent à ce rythme entre un quart et trois quarts de leur temps. Et 29 % des salariés interrogés expliquent que leur travail nécessite de répondre en permanence à des délais très stricts et très courts.

Ces chiffres, issus de l’enquête européenne 2015 sur les conditions de travail de la Fondation de Dublin, sont confirmés par d’autres sources nationales. Ainsi, selon le ministère du Travail, alors que l’intensification du travail s’était stabilisée entre 1998 et 2005, elle est repartie à la hausse entre 2005 et 2013. Cette reprise est davantage marquée pour les agents du public que pour les salarié·e·s du privé, mais elle touche toutes les catégories socioprofessionnelles et tous les secteurs. Un travail de plus en plus «intense», c’est un travail soumis à des cadences qui s’accélèrent, des tâches davantage contrôlées par des outils informatiques (et bientôt l’intelligence artificielle?), des sollicitations de clients de plus en plus insistantes, mais aussi des espaces de respiration et de liberté de plus en plus rares.

C’est d’ailleurs ce mix entre une pression temporelle forte et une autonomie réduite qui constitue un cocktail particulièrement toxique pour la santé des salariés.

Un cadre qui exerce un métier «stressant» et chronophage peut s’en sortir s’il possède des marges de manœuvre, si son travail est reconnu et s’il trouve du sens dans son activité. Une situation plus enviable que celle des manutentionnaires qui subissent des contraintes physiques et qui n’ont aucune autonomie sur les tâches prescrites.

Selon le ministère du Travail, en 2013, près de la moitié des personnes en emploi interrogées (46,4%) déclaraient devoir toujours ou souvent se dépêcher, tandis que les marges de manœuvre se réduisent pour presque toutes les catégories socioprofessionnelles (voir graphiques 1 et 2). Par ailleurs, 36 % signalaient avoir subi au moins un comportement hostile au travail au cours des douze derniers mois, et un tiers disaient ne pas éprouver la fierté du travail bien fait. Et selon nos informations, la prochaine édition de l’enquête du ministère sur les conditions de travail, à paraître fin décembre, devrait confirmer cette tendance, avec toutefois une baisse des violences morales (comme le harcèlement ou les incivilités).

Une charge mentale plus lourde

Avons-nous régressé par rapport aux bons vieux temps modernes et à la taylorisation des ateliers? Il n’y a pas lieu d’idéaliser le passé. Mais à la pénibilité physique – qui n’a pas disparu [2] s’est ajoutée une charge mentale qui n’a cessé de croître ces trente dernières années. Plusieurs phénomènes se sont conjugués. Les changements dans la structure de l’actionnariat des entreprises (moins familial et davantage financier, donc plus lointain et plus anonyme) et une économie davantage mondialisée ont poussé les entreprises à exiger toujours plus de productivité et de rentabilité. Les pratiques managériales ont évolué en conséquence, mettant les travailleurs en concurrence, via une évaluation systématique de leurs performances individuelles. L’introduction du lean management dans l’industrie et les services, qui vise à débarrasser le travail de tout ce qui n’est pas strictement productif, a certes libéré du temps, mais a supprimé du même coup toutes les «respirations» qui rendaient le travail tenable.

Graphique 1

 

Graphique 2

 

Le chômage de masse et la peur de perdre son boulot ont fait le reste. Sans oublier que les collectifs de travail, autrefois structurés autour des syndicats, se sont délités. Les salariés permanents “classiques” se sont retrouvés isolés, comme aussi tous ceux astreints à des horaires atypiques et à des formes de travail alliant salariat et non-salariat. «Ce sont les “ubérisés”, des femmes, des jeunes des quartiers, des migrants, énumère l’épidémiologiste Emilie Counil, chercheuse à l’EHESP (Ecole des hautes études en santé publique) de Saint-Denis. Or, depuis les années 1990, les connaissances accumulées ont montré que la précarisation des parcours professionnels s’accompagnait d’une dégradation des conditions de travail et d’atteintes à la santé.»

Le fléau des TMS

Conséquence de ces cadences qui s’accélèrent, le corps trinque. Les troubles musculo-squelettiques, les TMS (Troubles musculosquelettiques), restent la première cause d’indemnisation des maladies professionnelles. En 2015, les TMS des membres et les lombalgies représentaient 87 % des maladies professionnelles reconnues par la Sécurité sociale avec 44 349 cas, contre 36 926 en 2008. Cela signifie 10 millions de journées de perdues. Et encore, rappelle Bernard Dugué, ergonome et chercheur à l’université de Bordeaux, employeurs (qui ne veulent pas en supporter le coût financier) et salariés (qui redoutent de perdre leur emploi) sous-déclarent massivement les TMS dans l’Hexagone. «On sait qu’ils proviennent de trois facteurs : gestes répétitifs, stress et manque de marge de manœuvre, explique l’ergonome. Cela suppose d’interroger l’organisation du travail. Mais de ce point de vue, la disparition programmée du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail3dans les ordonnances Macron est dramatique.»

Problème supplémentaire, la population au travail a vieilli et les organisations ne se sont pas adaptées, relève le statisticien et ergonome Serge Volkoff : «Le constat est très inquiétant. Dans l’industrie, il n’y a plus de postes légers. La reconversion des travailleurs plus âgés est difficile.» Or, le compte pénibilité en vigueur depuis 2015, qui permet de se former pour travailler sur un autre poste, voire d’engranger des points pour partir plus tôt à la retraite, ne répond pas complètement aux enjeux, juge le chercheur. «L’idée est bonne. Mais le compte pénibilité actuel, rebaptisé compte de prévention, ne conserve depuis les ordonnances Macron que six critères d’exposition aux risques sur dix. Cela ne va pas dans le bon sens. La manutention de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et les produits chimiques dangereux ont été sortis du dispositif et sont mesurés autrement, a posteriori, quand les dégâts sur la santé sont constatés.»

Au total, selon une étude de 2013 de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, le stress au travail serait responsable de 8 % à 10 % des maladies coronariennes en France et de 14 % à 27 % des cas de dépressions et de syndromes anxieux chez les femmes (de 15 % à 20 % chez les hommes). Au-delà des conséquences sur la santé des travailleurs, les travaux de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) ont montré que les mauvaises conditions de travail coûteraient entre 3 % et 4 % du produit intérieur brut (PIB). De quoi initier une révolution des mentalités. (1er décembre 2017, publié par Alternatives économiques)

____

[1] Tous les experts cités dans cet article sont intervenus lors des 7es Rencontres de Santé & Travail, «Demain, le travail», le 6 novembre

[2] Ainsi, par exemple, 36 % des salariés français portent ou déplacent des charges lourdes pendant au moins un quart de leur temps de travail, selon la Fondation de Dublin.

[3] Le CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) est fusionné avec le comité d’entreprise et les délégués du personnel dans le nouveau Comité social et économique.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*