Etat espagnol. Le Tribunal constitutionnel contre les pauvres

14417517887206Par María Eugenia R. Palop

Nous le savions déjà mais désormais c’est encore plus clair. Ce ne sont pas les classes moyennes qui ont été les plus appauvries par la crise mais bien les 20% les plus pauvres de la population espagnole qui ont perdu le plus de revenus. Cela signifie, tout simplement, qu’en Espagne les riches sont chaque fois plus riches et les pauvres chaque fois plus pauvres. Et la brèche entre les uns et les autres va s’élargir encore plus tant que le système ne sera pas corrigé.

Les chiffres sont déjà suffisamment effarants et le panorama n’a pas de perspectives d’amélioration: selon le rapport du Réseau européen de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (EAPN), dans notre pays il y a 13 millions de personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion, soit 27% de ses habitants, un peu plus du quart. De ces 13 millions, 3 millions et demi se trouvent en situation de pauvreté sévère. Le problème, c’est que comme pour tout le reste, c’est le Parti Populaire (PP) qui continue de gouverner dans notre pays tandis que le Tribunal constitutionnel, censé garantir nos droits, dont nos droits sociaux, continue de se consacrer à blanchir les mesures déprédatrices de ce gouvernement.

Il y a à peine quelques mois, le Tribunal constitutionnel a suspendu partiellement la Loi catalane de mesures urgentes pour soulager la crise aiguë dans le logement et la misère énergétique (la Loi 24/2015, fruit d’une initiative législative du Parlament catalan). C’est-à-dire la terrible vague d’expulsions de leur logement de ceux qui n’arrivent pas à payer leur hypothèque et l’incapacité de très nombreuses familles de payer leurs factures d’électricité et de chauffage. Le Tribunal constitutionnel acceptait par là un recours en violation de la Constitution déposé par le gouvernement PP en fonction à Madrid.

Par son recours, le PP prétendait obtenir que les entités financières puissent éluder leurs responsabilités dans la terrible vague de saisies de logements avec expulsion de leurs habitants qu’elles font exécuter frénétiquement (pendant qu’elles gardent en propriété des milliers d’appartements vides qui finissent dans les mains de fonds vautours) et contribuer à désactiver les mécanismes de deuxième chance que cette loi catalane avait prévu en faveur de tous ceux qui ne peuvent pas payer l’hypothèque de leurs domiciles. La suspension de cette loi, pour la plus grande gloire des compagnies d’électricité, des banques et des grands oligopoles, convertissait le Tribunal constitutionnel en complice du drame que cette loi essayait d’éviter en Catalogne. Cette complicité se manifesta également dans les cas similaires de lois régionales en Andalousie, en Navarre, aux Canaries, au Pays Basque et en Aragon.

Le plus choquant, c’est que les motifs qu’a invoqués le Tribunal constitutionnel pour suspendre cette loi catalane 24/2015, et aussi les autres lois régionales similaires, furent strictement économiques, invoquant que son application léserait les objectifs de la SAREB et les restructurations des entités financières ordonnées par le FROB [1]. C’est-à-dire que son application affecterait les intérêts immobiliers de la SAREB qui a assumé les actifs «toxiques» des caisses d’épargne afin d’éviter leur faillite suite à l’explosion de la bulle immobilière en 2009.

Malgré l’opposition systématique des votes de minorité de trois magistrats du Tribunal constitutionnel, la dite «minorité progressiste»: Adela Asúa, Juan Antonio Xiol, et Fernando Valdés, la haute cour s’est jointe à tous les groupes d’intérêts et les lobbies qui se sont nourris, et continuent de se nourrir, de la pauvreté de millions de personnes dans notre pays; une pauvreté que combattent des infatigables organisations citoyennes, comme l’Alliance contre la Pauvreté Energétique (APE) [2] et la Plateforme Anti-Expulsions qui, comme nous le rappelait il y a peu la députée de En Comú Podem, Lucía Martín, ont réussi, sans ressources à peine, à reloger 3000 personnes en trois ans.

Ce sont précisément ces trois mêmes magistrats qui ont dénoncé l’érosion du droit à légiférer des Régions autonomes et l’annulation de leurs compétences dans le domaine social, que le Tribunal constitutionnel par ses sentences a aggravé de telle manière que, loin de protéger nos droits sociaux, ce qu’il a fait c’est encourager le processus de recentralisation de l’Etat espagnol que le PP par ses recours entend encore durcir.

Ce doit être pour cette raison, entre autres, que le Tribunal constitutionnel souffre depuis des années d’une crise aiguë de légitimité et de crédibilité. C’est une crise qui semble pratiquement irréversible et qui procède aussi bien de ses sentences opposées à la garantie de droits sociaux et favorables à la recentralisation, que de sa composition majoritairement conservatrice.

De fait, le défaut de confiance dans cette haute cour est tel que dans leurs propositions de réforme constitutionnelle, des partis aussi peu adonnés à la subversion, comme le PSOE ou Ciudadanos, ont formulé des alternatives de grande portée qui, avec plus ou moins de justesse, favoriseraient un tournant de la jurisprudence constitutionnelle. Le PSOE voulait que les membres du Tribunal constitutionnel soient élus exclusivement par les deux chambres des Cortes, selon des critères de mérites professionnels des candidats, compétence et impartialité, en excluant ainsi de leur désignation aussi bien le Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ) que le gouvernement. Ciudadanos, quant à lui, remplaçait dans le choix des juges le Sénat par un Conseil de présidents des communautés Autonomes, et le CGPJ par son seul président, pour les charger de choisir entre les candidats classés selon leurs résultats dans un concours public spécial, sans plus aucune possibilité de nomination discrétionnaire [3]. Ce qui est certain, c’est qu’au-delà du jugement que nous pouvons porter sur ces deux propositions, elles témoignent toutes les deux des soupçons et des doutes généralisés que suscitent depuis longtemps le fonctionnement et la composition du Tribunal constitutionnel puisque les deux propositions furent publiées en pleine campagne électorale. Ces propositions nous rappellent en outre que nous ne sommes pas attachés à ce tribunal pieds et poings liés et que rien n’est sacré dans un Etat démocratique.

De fait, et par chance, et comme le signalait Sebastián Martín, professeur d’histoire du Droit de l’Université de Séville, il n’est pas gravé dans le rocher que la protection de nos droits doive dépendre exclusivement d’un contrôle de constitutionnalité centralisé, ni qu’il doive rester sous le contrôle de juristes d’élite clairement perméables à l’influence du pouvoir politique. On peut envisager, par exemple, un contrôle de constitutionnalité diffus, comme il existe dans d’autres pays, qui voit dévolue à l’ensemble des juges ordinaires la responsabilité d’interpréter et appliquer le texte constitutionnel dans son entièreté. Pour ce qui est de la sélection des juges, certains ont proposé le tirage au sort ou le contrôle populaire direct. Ne manquent pas celles et ceux qui aspirent à une plus grande participation citoyenne en matière constitutionnelle en recourant à des mécanismes citoyens de contrôle constitutionnel, à des actions citoyennes en inconstitutionnalité ou, y compris, à des actions en non-application de la Constitution au moyen desquelles nous pourrions dénoncer la violation de nos droits par l’inaction ou omission du gouvernement.

La question est que des modèles constitutionnels il y en a de plusieurs types, qui tous présentent des avantages et des inconvénients, et nous ne sommes pas tenus nécessairement et par principe à maintenir un modèle plutôt qu’un autre. C’est que dans ce qui nous occupe ici la seule chose importante, c’est de ne pas oublier que l’existence d’un Tribunal constitutionnel ne se justifie seulement et exclusivement que s’il est orienté vers la défense et la garantie de nos droits face à l’arbitraire du pouvoir politique et à son ingérence. Mais si cette protection ne fonctionne pas, si le texte constitutionnel est subverti [4], s’il finit par aggraver la situation de pauvreté extrême et d’isolement dont souffrent déjà des millions de personnes, il nous revient à nous, citoyennes et citoyens, à imaginer et proposer des alternatives constitutionnelles et judiciaires plus raisonnables. (Article publié le 2 novembre 2016 sur le site eldiario.es, traduction A l’Encontre)

María Eugenia R. Palop est professeure titulaire de philosophie du Droit de l’Université Charles III de Madrid

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[1] La Société de Gestion d’Actifs procédant de la Restructuration Bancaire/SAREB est l’institution financière mi-publique mi-privée créée pour le sauvetage des caisses d’épargne espagnoles, publiques, par l’accord de juillet 2012 entre le gouvernement espagnol et l’Eurogroup, accord imposé à l’Espagne par la Troïka pour sauver ses caisses d’épargne de la faillite. Dans cette SAREB, mise au bénéfice de dispenses légales, ont été déposés des centaines de milliards d’Euros d’actifs «toxiques» (principalement les hypothèques impayées ou dont le remboursement est jugé douteux) qui constituent les vestiges de la bulle immobilière d’avant 2009) dans le but d’alléger les bilans des entités à sauver.

Le capital-actions de la SAREB est de 4,8 milliards d’euros, 2,2 apportés par le FROB, donc le budget de l’Etat, et 2,6 milliards par des investisseurs privés, principalement les grandes banques espagnoles, mais aussi la Deutsche Bank et la Barclay’s, ainsi que Generali et Zurich Assurance.

La SAREB est prévue pour faire du profit en ayant 15 ans pour réaliser ou liquider ces actifs toxiques

La SAREB est donc créancière d’innombrables hypothèques sur des logements où habitent des familles appauvries qui n’arrivent pas à payer leurs hypothèques et propriétaire de logements saisis pour hypothèques impayées.

Le Fonds de Restructuration Ordonnée Bancaire/FROB est une institution publique dépendant du Ministère espagnol de l’économie créée en 2009 pour sauver les caisses d’épargne publiques en les obligeant à fusionner pour faire passer leur nombre de 45 à une vingtaine. Depuis l’accord de juillet 2012 entre le gouvernement espagnol et l’Eurogroup, le FROB possède 45% du capital de la SAREB et a reçu des aides européennes à hauteur de dizaines de milliards d’euros.

Par conséquent, tant la SAREB, le FROP, et au travers d’elles le gouvernement espagnol et l’Eurogroup, ont un intérêt financier à ce que les familles appauvries qui peinent à payer leurs hypothèques soient pressurées au maximum pour que le service de leur dette évite le naufrage des caisses d’épargnes espagnoles. (A l’Encontre)

[2] On appelle pauvreté énergétique le fait de ne pas pouvoir payer ses factures d’électricité et de chauffage ou de devoir y consacrer une fraction disproportionnée de son revenu. Le rapport de 2014 de l’Asociación de Ciencias Ambientales (ACA), basé sur son enquête de 2012 estimait qu’en Espagne sept millions de personnes, soit 17% de la population, souffrait de pauvreté énergétique. Selon l’ACA, qui publiait récemment son enquête de 2014, 11% des foyers espagnols, soit cinq millions de personnes, étaient incapables de maintenir en hiver leur logement à une température adéquate, dans un pays montagneux où il fait très froid en hiver, et ce nombre a plus que doublé depuis la crise en 2009, et a augmenté de 22% de 2012 à 2014. Des centaines de milliers de foyers éclairent leur appartement, et le chauffent, à la bougie.

Vendredi 10 avril 2015, la 4e chaîne de télévision espagnole donnait la parole à des représentants du syndicat des pompiers de Barcelone qui dénonçaient la pauvreté énergétique comme cause des dramatiques incendies qui se sont multipliés depuis la crise. Des représentants du syndicat des pompiers de la Communauté de Madrid qui étaient à l’antenne au même moment pour dénoncer les privatisations et les coupes budgétaires qui les empêchent de faire correctement leur travail, confirmaient les dires de leurs collègues de Barcelone. Selon ces pompiers, 4 millions de foyers espagnols sont réduits à survivre avec si peu d’argent qu’ils ne peuvent pas se payer l’électricité, le gasoil, les bombonnes de gaz, ou le gaz naturel. Pour se chauffer, pour cuisiner, pour lire, pour que les enfants puissent faire leurs devoirs d’école, ils allument des bougies, font des feux de papiers, cartons et bois recueillis, ou réutilisent les vieux «braseros» traditionnels au charbon de bois. (A l’Encontre)

[3] Le Sénat du Royaume d’Espagne réunit les députés des 50 provinces, quatre députés élus dans chacune d’elles. Le PP y a une majorité assurée et écrasante. Cette représentation des provinces est une rémanence d’avant la création depuis 1978 des 19 Régions (Communautés) autonomes. Ciudadanos propose de supprimer cela et de faire du Sénat une chambre de délégués des gouvernements des Communautés autonomes, sur le modèle du Bundesrat allemand. (A l’Encontre)

[4] La Constitution espagnole du 31 octobre 1978 dans son chapitre troisième consacré aux « principes de la politique sociale et économique » établit par son article 47 le Droit au logement: «Tous les Espagnols ont droit à jouir d’un logement digne et adéquat.»

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