Etat espagnol. 11 septembre et 9 novembre: le moment de vérité

Artur Mas annonce, en décembre 2013, le vote du 9 novembre: la Catalogne doit-elle être un Etat, malgré Madrid?
Artur Mas annonce, en décembre 2013, le vote du 9 novembre: la Catalogne doit-elle être un Etat, malgré Madrid?

Par Josep Maria Antentas

Il n’y a aucun doute. Le moment de vérité approche. Lequel? Les prochains mois vaudront des années. En bien ou en mal, ils pourront marquer une accélération et un point d’inflexion irréversible en direction de la rupture du cadre institutionnel créé en 1978 [adoption de la Constitution post-franquiste] ou ils pourront représenter le naufrage épique du processus qui a débuté en 2012, laissant derrière lui un héritage de cynisme et de frustration sans pareil.

Les premières mesures de la partition des semaines à venir paraissent claires. Après la mobilisation du 11 septembre [1], le gouvernement de Mas [de la Generalitat de Catalogne] approuvera la Ley de Consultas [loi portant sur le vote sur l’indépendance] et, à partir de là, il signera le décret de convocation à la consultation, qui sera, selon toute probabilité, suspendu par le Tribunal constitutionnel.

C’est là que l’on se trouvera face à deux options. Soit, maintenir jusqu’au bout la poussée de désobéissance démocratique qui, elle seule, donnera des ailes au processus souverainiste et usera l’Etat; soit faire marche arrière. Cette deuxième option débouche sur différentes possibilités allant de la recherche d’autres voies à court terme pour que puisse s’exprimer l’exercice démocratique du droit à décider [sur l’indépendance] jusqu’aux tentatives de renvoyer le processus sine die.

Respecter la décision du Tribunal Constitutionnel, comme tout indique qu’il s’agit de la volonté de Mas – en dépit de sa grandiloquente gestualité – serait une erreur stratégique de premier ordre. Un symptôme très mauvais. Défendre la consultation à tout prix doit être le premier pas de cet acte. Désobéir à une interdiction, non seulement injustifiable et inexplicable en dehors du cadre de l’Etat espagnol, mais aussi devant une partie considérable de l’opinion publique espagnole, est le défi principal des forces démocratiques catalanes.

L’Asamblea Nacional Catalana (ANC) et ceux qui dirigent le mouvement indépendantiste devraient parier clairement sur cette option et ne pas accepter la politique des plans B d’un contenu incertain. Face à l’évidence qu’il n’en va pas ainsi, il revient aux forces de gauche de se transformer en les principaux défenseurs et protecteurs de la consultation. Au moment de la vérité, il ne doit y avoir aucun doute sur qui se prononce jusqu’au bout en faveur du droit à décider.

Unité? Quelle unité?

Il sera clé, dans cette situation, que se maintienne au cours des prochains mois un bloc unitaire le plus large possible de ceux qui sont partisans de la consultation. Une unité qui ne peut, cependant, être à la remorque du gouvernement d’Artur Mas. Elle doit entretenir une pression forte sur ce dernier et viser à le déborder. Il ne faut laisser aucune faille permettant une retraite ou autorisant un renvoi pour la énième fois de ce moment clé et, de la sorte, renvoyer les délais d’un processus qui ne peut se soutenir indéfiniment sur la durée si l’on souhaite qu’il ne perde pas de sa force.

Josep Maria Antentas
Josep Maria Antentas

L’unité en défense de la consultation ne doit pas être confondue avec le mantra de l’unité patriotique qui soumet toutes les contradictions sociales à la question nationale et est utilisée pour désactiver la résistance contre les politiques d’austérité.

Le scandale Pujol [2] devrait servir d’avertissement définitif pour tous ceux qui défendent encore cette politique sur la base de bonnes intentions. Les problèmes sont à domicile [autre formule : l’ennemi est dans notre pays], pas seulement de l’autre côté de l’Ebre [fleuve qui marque la limite entre la Communauté autonome de Catalogne – appelée Generalitat – et le reste de l’Etat espagnol].

La justification d’une stratégie indépendantiste déconnectée des revendications sociales est fondée sur l’argument qu’il faut, d’abord, avancer tous ensemble vers l’indépendance, afin que nous ne nous divisions et ne nous affaiblissions pas. Ensuite, nous discuterons de quel type de Catalogne nous voulons. Cette argumentation possède plusieurs points faibles.

L’unité en faveur de l’exercice du droit à décider n’est pas incompatible avec le fait que tout un chacun puisse défendre son modèle de pays.

Un indépendantisme sans contenu social se montre incapable de se lier à une partie importante de la société catalane d’origine populaire et laborieuse, qui s’identifie moins au catalanisme.

Aujourd’hui, ici et maintenant, nous faisons déjà face à un modèle de pays et ceux qui le dirigent le définissent jour après jour à base de coupes budgétaires, de licenciements et d’évacuations de logement.

Une Catalogne existe déjà, celle du pouvoir financier, sa Catalogne, celle de Mas. Pourquoi faudrait-il reporter dans le temps la défense de notre Catalogne? Pourquoi, nous qui voulons une Catalogne sans coupes budgétaires, sans licenciements, sans expulsions de logement devrions-nous reporter nos propositions? Peut-être ne faudrait-il pas revendiquer la même chose face à ceux qui font des coupes budgétaires, expulsent et licencient? Il ne faudrait pas, alors, exiger que les coupes, les licenciements et les expulsions soient également reportés en faveur de l’unité de tous? Il n’y a aucun doute: licencier, expulser et couper divise la société catalane. Mais tout cela bénéficie à certains, et c’est ce qui compte en dernière instance.

Il ne faut jamais oublier que dans un processus de transition, celui qui le contrôle détermine ce qui vient ensuite; et qu’à travers ce dernier, les rapports de forces entre acteurs sociaux ne sont jamais égaux. Les concessions et les démobilisations d’aujourd’hui ne peuvent jamais se rattraper plus tard.

La subordination des revendications sociales et des transformations sociales ainsi qu’économiques aux revendications politiques ont une longue tradition d’échecs dans la trajectoire de mouvements populaires de tout type. L’histoire est remplie de révolutions par étapes au sein desquels après l’étape démocratique, l’étape sociale n’arrive jamais et disparaît dans l’espace-temps des illusions brisées. Il ne s’agit pas non plus de remonter très loin: paradoxalement, le discours «d’abord l’indépendance, ensuite le reste» ressemble étonnamment à l’argument entendu lors de la Transition [post-dictature franquiste] «d’abord la démocratie, ensuite les droits sociaux». Argument qui a servi à justifier les renoncements et les concessions sur lesquelles on ne peut jamais revenir. En politique, les promesses pour l’avenir n’existent pas, elles sont aussi illusoires que fugaces. Profiter du moment opportun, de la conjoncture adéquate, est la base pour quelque mouvement revendicatif que ce soit. Ce qui ne peut être atteint aujourd’hui, personne ne pourra le garantir plus tard. Mais n’oublions pas l’adage selon lequel l’être humain est le seul animal qui achoppe deux fois sur la même pierre…

L’unité nationale, en outre, loin d’être une politique conjoncturelle, finit par se transformer en une stratégie permanente qui, une fois que l’on s’y engage, ne laisse pas de sortie en vue. Si l’on accepte aujourd’hui l’argument «d’abord l’indépendance, ensuite le reste», il faudra ensuite accepter, dans l’hypothèse d’une Catalogne indépendante, l’austérité imposée par l’Union européenne. «Restez tranquille, il faut faire des sacrifices pour que la Troïka nous reconnaisse, mais plus tard nous retrouverons nos droits perdus» constituera la substance du prochain argument. Il y a toujours une bonne excuse pour renvoyer à plus tard les politiques de redistribution et la conquête de nouveaux droits.

Le paradoxe de la situation est que, en dépit du fait que lors des grandes mobilisations du 11-S 2012, 2013 et celle qui est en préparation pour cette année, la revendication nationale est séparée explicitement du social, cette dernière est présente de manière latente. Ceux qui revendiquent l’indépendance le font dans leur majorité parce qu’ils pensent qu’elle sera synonyme de plus de démocratie et de plus d’égalité. C’est là précisément ce qui permet de tirer le fil en faveur d’un processus constituant à partir d’en bas et participatif qui, souvenons-nous en, ne figure en aucune manière à l’agenda officiel.

Au sein du processus indépendantiste s’entremêle un double conflit. Le premier, à la superficie, réside dans le choc institutionnel entre l’appareil étatique [central] et le gouvernement catalan. Un deuxième, plus profond, consiste en l’opposition entre la politique de la rue, de la participation et la démocratie réelle, d’un côté et, de l’autre, la politique d’en haut. Ce type de conflit oppose ouvertement le mouvement populaire catalan à Mariano Rajoy [président du gouvernement de l’Etat espagnol depuis décembre 2011 et membre du Parti populaire]. Il dresse aussi, de manière souterraine, ceux qui veulent gérer, dans le meilleur des cas, le droit à décider depuis en haut et placer ce processus dans des canaux contrôlés, comme un simple acte ponctuel, cela à l’opposé d’une logique constituante et de démocratisation

Il faut contester une double raison d’Etat, celle de l’Etat espagnol réellement existant et celle de l’Etat catalan inexistant. Les deux possèdent un potentiel anesthésiant. Les combattre exige de s’affronter ouvertement à la première, sans se laisser instrumentaliser par la seconde.

Crise politique et reconfigurations

Sous l’impact conjugué des politiques d’austérité et du processus indépendantiste, le système de partis catalan traditionnel s’est autodétruit. Ces deux grands piliers – CiU [Convergence et Union, coalition de droite nationaliste] et le PSC [le Parti socialiste catalan qui est contre la consultation], sont entrés en crise.

Le deuxième, sans aucune crédibilité autant sur le plan social que national, glisse sur la pente du non-retour dont l’aboutissement porte un nom: PASOK [3] Le premier, bien qu’il se trouve dans une meilleure position, souffre d’une usure imparable, parce que l’austérité le fracture et parce que sa crédibilité concernant le processus souverainiste est relative.

A la différence du système de partis [dit «bipartisan»] de l’Etat espagnol, où le Parti populaire et le PSOE sont en chute mais n’ont été dépassés par aucune force émergente – bien que les deux sentent derrière eux le souffle de Podemos [5] –, en Catalogne, la crise de CiU et du PSC est plus profonde. Ces deux derniers partis ont perdu la direction politico-électorale. Mais, en raison de la centralité du débat sur la question nationale, celui qui bénéficie de la crise politique, ERC [Gauche républicaine catalane], est une force qui incarne un projet de rupture sur le plan national, mais se situe dans la continuité au plan de l’économie. Ce n’est pas une force contre l’austérité comme l’est Syriza en Grèce ou Podemos dans l’Etat espagnol. C’est là le grand paradoxe de la crise politique catalane.

ForcadesBadiaDans ce contexte, il est indispensable d’élaborer une ample alternative politique souverainiste et opposée à l’austérité. La proposition défendue par le Procés Constituent d’Arcadi Oliveres et de Teresa Forcades depuis avril 2012 est, en ce moment, plus nécessaire que jamais. Face au déclin de CiU et du PSC et face à l’ascension d’ERC, il manque un acteur nouveau qui puisse se transformer en point d’appui de la politique catalane et incarner la critique des politiques d’austérité et de la politique traditionnelle qui éclata le 15 mai 2011 [début de l’occupation de la Puerta del Sol à Madrid, mouvement des indignés].

Ni ICV-EUiA [déclinaison catalane de Izquierda Unida, coalition dominée par le Parti communiste espagnol], ni Podem, ni la CUP (Candidature d’unité populaire), ni même Procés Constituent, chacun pour soi, n’ont la force de se convertir par eux-mêmes en une alternative qui puisse déstabiliser la politique catalane, depuis la gauche C’est donc le moment d’envisager des formules de convergence et de travail commun. Mais, attention, un nouvel acteur de ce type ne pourra pas être uniquement une addition de sigles. Il exige à la fois une convergence de personnes non organisées et d’organisations existantes. Et, encore plus important, cela ne fera sens que si une telle «formation» incarne une rupture nette avec la politique traditionnelle et la culture institutionnelle qui a fait tant de dommages à la gauche, de la Transition jusqu’à aujourd’hui. Sans aucun doute, la dimension du nouveau et celle de la rupture doivent prédominer dans quelque bloc futur et proposition de convergence.

Teresa Forcades et Esther Vivas du Procés Constituent
Teresa Forcades et Esther Vivas du Procés Constituent

Ce n’est que dans la mesure où il sera possible d’élaborer un tel instrument politique nouveau que la crise du système politique catalan traditionnel sera complète et aura cédé le passage à un système de partis original. Ce serait un désastre que ne s’élève sur les débris de CiU et du PSC aucune force disposant d’un poids social, électoral et institutionnel ayant un projet pour le pays qui ne passe pas par l’obéissance au monde financier et à la Troïka et que la nouvelle hégémonie d’ERC soit facilitée et incontestée par une gauche fragmentée en multiples options, sans vocation à s’affirmer majorité. Pour la première fois depuis des décennies, ceux qui désirent non seulement un changement politique, mais aussi un changement de modèle économique et social ont la possibilité de jouer un rôle important dans la politique catalane. C’est une chose qui n’arrive pas souvent. C’est une chose qui était inimaginable il y a trois ans. C’est une chose qu’il est encore difficile de croire. Laisser passer ce type d’occasion possède un prix, à la longue, bien plus élevé que les apparents sacrifices et difficultés rencontrées, à brève échéance, dans le processus de construction de convergences.

Dedans et dehors

La consultation du 9 novembre 2014 est loin d’être une affaire simplement catalane. A l’opposé de ce que postule le sens commun majoritaire au sein de l’indépendantisme catalan, ce qui se passe hors de Catalogne est déterminant.

Sans allié à l’extérieur, l’exercice du droit à décider est bien plus complexe et la pression à l’unité avec les patriotes dont l’argent est placé à Andorre est bien plus forte. Et, en revanche, contrairement à ce que pense une bonne partie de la gauche espagnole, le processus indépendantiste catalan, loin d’être une obsession de casse-pieds dérangés, une cause suspecte dont on ne préfère pas parler, c’est, bien réfléchi, une possibilité fabuleuse pour asséner un coup certain au navire mal en point de la Transition. Une occasion unique pour ouvrir une voie d’eau définitive à l’Hispanic.

Il faut le dire et le répéter: ceux qui veulent faire obstacle au droit à décider du peuple catalan à voter le 9 novembre sont les mêmes qui n’ont pas laissé le peuple espagnol décidé entre la monarchie et la République [lors de l’abdication de Juan Carlos en juin 2014], les mêmes qui font des coupes dans les soins et l’éducation, donnant priorité à la protection des banques à celle des familles, et qui se couvrent mutuellement les cas de corruption.

independencia-normal-300xXx80Bien que cela ne soit malheureusement pas explicitement formulé et compris, il y a de nombreux points d’intérêts communs entre une bonne partie de ceux qui exigent l’indépendance de la Catalogne et ceux qui s’opposent au bipartisme du PP-PSOE et aux politiques que mènent ces deux partis. Si Rajoy (et le PSOE de Pedro Sanchez, nouveau leader) perdent le bras de fer catalan, leur autorité dans tout l’Etat sera affaiblie. La sensation de naufrage sera généralisée.

C’est précisément sur la base de cette double compréhension stratégique, en Catalogne comme à l’extérieur de Catalogne, que doit naître le germe d’une volonté de libre cohabitation et de voisinage ainsi qu’une alliance entre peuples souverains face au pouvoir financier national et international. Contrairement aux passions à l’œuvre, il ne faut pas braquer la question nationale sur un point de vue identitaire ou émotif, mais plutôt démocratique et stratégique. C’est là que réside la clé pour ne pas se perdre en chemin, se tromper d’amis et d’adversaires, se tromper sur les priorités et, ainsi, faire le jeu de ceux qui ne veulent que rien ne change ou qui veulent que tout change pour que tout reste semblable.

Personne ne sait ce qui se passera dans le cas d’un choc frontal entre les institutions de l’Etat espagnol et les Catalans. Personne ne distingue avec clarté les résultats d’une collision frontale. Mais d’une telle secousse rien de favorable ne pourra arriver au régime présent qui est mal en point. Par contre, beaucoup de possibilités peuvent s’ouvrir pour les forces démocratiques et opposées à l’austérité de tout l’Etat, à condition qu’elles sachent comprendre et saisir le moment et qu’elles ne laissent pas l’initiative à ceux qui luttent pour maintenir, contre vents et marées, un cadre politique et institutionnel qui chancelle. (Traduction A l’Encontre; article publié dans Publico.es, le 27 août 2014. Josep Maria Antentas est professeur de sociologie à l’UAB – Université autonome de Barcelone.

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[1] Le 11 septembre marque la «Diada», soit la date choisie par les nationalistes catalans pour commémorer la perte de «l’indépendance catalane», lors de la prise de la ville de Barcelone par le nouveau roi Bourbon – Philippe V – lors de la guerre de Succession d’Espagne, le 11 septembre 1714. Cette date a été l’occasion de manifestations massives ces dernières années. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Jordi Pujol, 84 ans, figure «historique» de la droite nationaliste catalane, ancien président de la Generalitat d’avril 1980 à décembre 2003, membre du même parti, CiU, que Mas. Il est impliqué dans un scandale de corruption et d’évasion fiscale, notamment à travers des comptes en Suisse. (Rédaction A l’Encontre)

[3] Allusion à l’effondrement des scores électoraux – et de l’influence – du PASOK (Mouvement socialiste panhellénique) passé de plus de 40% des voix en 2009, lors d’élections législatives, à 8% lors des dernières élections européennes de mai 2014. (Rédaction A l’Encontre)

[4] Le système bipartisan repose sur le Parti populaire (PP), parti de la droite marquée au gouvernement depuis 2011. Il dispose d’une majorité absolue au Parlement qui lui permet de faire adopter toutes les lois. Le PSOE a été au pouvoir entre 2004 et 2011, sous la direction de Zapatero. (Rédaction A l’Encontre)

[5] Podemos, formé en janvier 2014, a réuni plus de 8% lors des européennes. Il est arrivé en troisième position dans plusieurs communautés autonomes, dont celle de Madrid. Lire à ce sujet les divers articles publiés sur ce site concernant l’émergence de cette force, cela sous l’onglet: Europe, Espagne. (Rédaction A l’Encontre)

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